un équivalent du silence

Il faut bien vous l’avouer aussi : en ce qui me concerne particulièrement, j’ai longtemps pensé que si j’avais décidé d’écrire, c’était justement contre la parole orale, contre les bêtises que je venais de dire dans une conversation, contre les insuffisances d’expression au cours d’une conversation même un peu poussée. Ressentant cela avec une espèce de malaise et de honte, bien souvent c’était contre cela, contre la parole orale que je me décidais à écrire, c’est ce qui me jetait sur mon papier. Pourquoi ? Pour m’en corriger, pour me corriger de cela, de ces défaillances, de ces hontes, pour m’en venger, pour parvenir à une expression plus complexe, plus ferme ou plus réservée, plus ambiguë peut-être, peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même, pour me duper peut-être, pour parvenir à un équivalent du silence.

Francis Ponge, «Tentative orale », Méthodes (Gallimard, 1961, p. 237-238) Œuvres complètes, tome 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Bernard Beugnot, p. 654.)

(il s’agit de l’une des nombreuses citations compilées avec bonheur par Jean-Pierre Martin ; celle-ci se trouve p. 175)