lignes de fuite - citations 2010-07-07T11:17:45+02:00 Christine Genin urn:md5:1348 Dotclear meilleurs jeux urn:md5:298025ada028e90a99a783b1fce3534b 2010-01-01T00:01:00+01:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_dec09/veronese_porzia.jpg" alt="veronese_porzia.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /><br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Meilleurs boeufs<br /> dit le pâtre<br /> Meilleurs deux<br /> dit le matheux<br /> Meilleurs feux<br /> dit l’amoureux<br /> Meilleurs gueux<br /> dit le hère<br /> Meilleurs jeux<br /> dit l’enfant<br /> Meilleurs meuhs<br /> dit la vache<br /> Meilleurs noeuds<br /> dit le marin<br /> Meilleurs peus<br /> dit l’ascète<br /> Meilleurs queux<br /> dit le Maître<br /> Meilleurs voeux<br /> dit celui qui n’a rien d’autre à faire.</p> <p>Paul Fournel, <em>Anthologie de l’OuLiPo</em> (Gallimard, Poésie, 2009, p. 452)</p> prenant congé, prenant la fuite urn:md5:3930eb4e9d9e56f0a325bfdb35fb47fe 2009-11-09T02:22:00+01:00 cgat citations <blockquote> <p>Des cancres ? Vraiment ? Vous pensez ?... Vous croyez, monsieur le proviseur, qu'il n'y a aucun espoir ?... Silence qui se prolonge, n'en finit pas... Ce sont évidemment des questions auxquelles on ne doit pas se hâter de répondre. C'est grave d'enfermer dans des catégories rigides, d'étiqueter ce qui est encore fluctuant, changeant... Bien sûr, il y a toujours un espoir... Mais... éclaircissant sa voix, tapotant d'un air embarrassé, agacé, avec son stylo fermé les cahiers, les carnets de notes étalés sur son bureau, se penchant encore pour les scruter... - Oui, il faut bien constater... Il y a là un manque de curiosité... comme une atrophie... Dans le vide qui s'est creusé en lui les mots se répercutent, sont renvoyés... Une atrophie... Oui, un manque de souplesse, une sorte de rigidité. C'est comme un muscle qui ne fonctionne pas. On a beau essayer... Tous les professeurs sont d'accord sur ce point. Certains ont vu là une volonté perverse, un besoin de détruire, de se détruire... comme un acharnement à résister à tout prix... - Ah oui ? À résister ? Résister ? À tout prix...<br /> La voilà, il la voit, une faible lueur au bout de la galerie sombre, une lumière... vers elle il court... Oui, c'est cela : résister. Ça arrive, n'est-ce pas ? Mais ça alors, ça vient de moi... - De vous? Vous m'étonnez... - Oui, de moi... d'une voix essoufflée... de moi. J'ai commis des erreurs. Ce besoin de partager. De donner. De gaver. Sans prendre garde que pour un être si jeune c'est indigeste, c'est rebutant... Je suis coupable. C'est ma faute, ma très grande faute. Je ne peux m'en prendre qu'à moi. Je suis impardonnable. La brute insensible, c'est moi...<br /> L'autre l'observe avec une expression indulgente, apitoyée... Il connaît cela : d'abord la consternation, la résignation humiliée, la fureur... Faites-en ce que vous voulez, punissez-le, chassez ce fainéant, ce petit vaurien, il ne mérite pas ce qu'on fait pour lui... ça lui apprendra... il ira travailler de ses mains... Et dès qu'on ose y toucher se précipitant pour protéger de leur corps leur cher petit qu'un ennemi commun menace... C'en est touchant... - Je crois que vous exagérez. Vous vous chargez injustement. Il y a des enfants, et j'en connais beaucoup, qui seraient trop contents... qui se jetteraient avidement sur ce que vous prodiguez avec tant de générosité... Chez les bons sujets, bien vivants, la curiosité, le besoin de savoir sont les plus forts... Ce qu'on leur propose provoque une excitation... vous la connaissez bien... c'est elle qui l'emporte... - Oui, je vois, oui je vous remercie, oui, je comprends...<br /> Se levant, prenant congé, prenant la fuite, fuyant à travers les tristes cours couvertes de gravier, de ciment, le long des hideux couloirs à l'odeur de poussière humide, de désinfectants, le long des mornes salles vitrées où des médiocres ingurgitent docilement des bouillies insipides... Des dociles, des faibles, comme il était, lui, le plus soumis, le plus sage de tous, lui, la joie de ses maîtres, la fierté de ses parents, lui, le bon sujet, si brillant, toujours inscrit au tableau d'honneur, modestement satisfait de ses carnets couverts de bonnes notes, des piles de livres illisibles rapportés des distributions de prix, lourds de leurs rigides reliures de faux cuir, de leurs pages épaisses dorées sur tranche...<br /> Fuyant hors d'ici, courant vers eux... Impatient de se joindre à eux, de rejoindre en eux cette parcelle secrète de lui-même qu'il avait toute sa vie aidé à écraser, qu'il avait crue enterrée et qui en eux a ressuscité... se hâtant de retrouver cela, ce qu'il y avait en lui de meilleur...<br /> Ils ont su le conserver, le préserver en eux, ils le laissent s'épanouir librement au grand jour, eux qui ont toujours refusé les compromissions, les abdications. Eux qui osent - ils ont ce courage - quand ils jugent le moment venu, si tel est leur désir, leur bon plaisir, s'étirer légèrement, étouffer un bâillement, se lever avec un naturel parfait, prendre congé, partir...</p> </blockquote> <p>Nathalie Sarraute, <em>Vous les entendez</em> (Gallimard, Le Chemin, 1972)<br /> <em>Œuvres complètes</em> (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 757-758)</p> quelque chose d’encore inexprimé qui résiste urn:md5:b750412bf2873ad68b09a2b3d0c94e1a 2009-10-19T02:16:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_octobre09/sarraute2.jpg" alt="sarraute2.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br /> <br /> <br /></p> <blockquote> <p>Le langage n’est essentiel que s’il exprime une sensation. Mais non pas n’importe quelle sensation.<br /> C’est là le point capital :<br /> Pour que le langage se moule sur la sensation, s’adapte à elle, lui donne vie, encore faut-il que cette sensation soit une sensation vivante, et non une sensation morte. C’est-à-dire : il faut que ce soit une sensation nouvelle, directe, spontanée, immédiate, et non déjà cent fois exprimée.<br /> Les sensations déjà connues, rebattues, qui ont déjà fait l’objet de maintes expressions littéraires, s’expriment dans des formes conventionnelles : le langage qu’elles utilisent est déjà fixé. Il a perdu la fluidité, la souplesse, la force d’expression, le pouvoir de suggestion, la singularité, la fraîcheur...<br /> Pour permettre à ces qualités de se manifester, il faut que le langage s’attache à recréer, avec tout l’effort que cela comporte et avec toute la passion et la conviction qu’un tel effort exige, une sensation neuve, encore inconnue.<br /> C’est cette découverte de sensations inconnues, cette vision (pour employer un mot si galvaudé qu’on hésite à s’en servir), cette vision neuve du monde ou d’une parcelle du monde, qui préserve le langage de l’académisme, de la sclérose dont il est constamment menacé.<br /> Elle oblige le romancier à le rendre percutant, à écarter quelques formes mortes qui écrasent la sensation neuve, à s’attaquer à quelque chose d’encore inexprimé qui résiste, et à créer un langage à lui, bien vivant.<br /> C’est cet ordre de sensations neuf qui donne au langage littéraire toutes ses vertus. Des vertus dont toute l’œuvre est imprégnée. Elles se dégagent de chaque page, de chaque phrase. Elles sautent aux yeux dès le premier abord.<br /> Car imaginez ce qui se passerait si le romancier abandonnait cet élément fondamental de son art : la découverte, le dévoilement de sensations encore inexprimées.<br /> Il pourrait se contenter de rendre des sensations banales, se contenter d’une vision banale. Celle de chacun de nous.<br /> Il ne chercherait qu’à ajouter à notre expérience, une expérience prise au même niveau, dans un même ordre de sensations : celle que nous pourrions faire par nous-mêmes.<br /> Il chercherait non à dévoiler un ordre de sensations inconnu, mais à ajouter aux sensations déjà éprouvées par nous des sensations de même nature et qui, ayant perdu toute fraîcheur, étant connues et intégrées à notre réalité ne seraient que des significations, sans plus.<br /> Alors de quel langage se servirait-il ? D’un langage banal et usé. Il écrirait, pourquoi pas ? « La marquise sortit à cinq heures. » Car à vision plate, langage plat : la sensation et le langage ne font qu’un.<br /> (…)</p> </blockquote> <blockquote> <p>Mais ce que veut l'écrivain, c'est communiquer le non encore clairement senti, une sensation intacte, neuve, qui exige un langage qui soit adapté à elle.<br /> Il s'agit d'exprimer la sensation donnée par la chose, non de montrer la chose elle-même. Il faut, comme disait Mallarmé, que du « fait de nature... émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure ». Il faut, disait-il, que « la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ».<br /> Cette sensation, cette notion pure que le langage communique, elle est reconnue par le lecteur non comme un souvenir clair, mais comme une sensation vague, une sensation virtuelle - ou à peine consciente - une sensation profondément enfouie ou fugitive qui vient s'ajouter... qui vient grossir son stock de sensations.<br /> Cette sensation non encore exprimée a acquis maintenant une qualité particulière : elle a été rendue par le langage. Elle s'est fondue avec le langage. Elle s'est faite langage.<br /> Et cette fusion du langage et de la sensation intacte crée quelque chose de particulier, qui a une existence propre ; quelque chose qui procure une jouissance d'ordre esthétique.<br /> Les mots perdent leur signification courante. Ils sont des mots porteurs de la sensation. De celle-ci et d'aucune autre. Ils la font surgir, certes, mais intégrée à eux. Ils la font vivre, et elle, à son tour, leur donne la vie.<br /> Plus l'intégration est complète, sans une faille, plus la fusion est totale, plus la joie du lecteur est grande. À la limite, dans les très grandes réussites, cette joie est sans mélange.</p> <p>Le langage, porté par la sensation initiale, crée une sensation nouvelle qui est d'ordre purement littéraire. Et l'œuvre entière se sépare de la réalité vécue et devient un objet littéraire animé d'une vie propre, se suffisant à lui-même.<br /> De lui irradient d'autres sensations que lui seul peut donner.<br /> Un monde est créé - ou une parcelle d'un monde, hors du monde réel et visible, qui s'y réfère, mais qui est un monde à part, animé d'une existence propre, un satellite soumis à ses propres lois.<br /> L'œuvre est un équivalent littéraire d'un ordre de sensations encore inconnu.</p> <p>Nathalie Sarraute, « Le langage dans l’art du roman » (Conférence, 1969)<br /> <em>Œuvres complètes</em> (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 1686-1687 et p. 1691-1692)</p> </blockquote> <p>Nathalie Sarraute est morte il y a 10 ans, le 19 octobre 1999.</p> <p>Les Éditions des Femmes publient à cette occasion un <a href="http://editionsdesfemmes.blogspirit.com/nathalie-sarraute/">Coffret de 15 heures de lectures de textes de Nathalie Sarraute</a> par elle-même, Isabelle Huppert et Madeleine Renaud.</p> <p>::: <a href="http://www.maulpoix.net/Sarraute.html">un article de Jean-Michel Maulpoix</a><br /> ::: la <a href="http://auteurs.contemporain.info/nathalie-sarraute/">bibliographie d'auteurs.contemporains.info</a><br /> ::: la <a href="http://remue.net/rubrique.php?id_rubrique=66">page remue.net</a><br /></p> <p>post-scriptum : à lire aussi, les hommages de<br /> ::: <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article35">François Bon</a> (magnifique photo!)<br /> ::: <a href="http://fenetresopenspace.blogspot.com/2009/10/19-octobre-1999.html">Anne Savelli</a><br /> ::: <a href="http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1367">La revue des ressources</a></p> antéantépénultième urn:md5:9f3b4b8206562bd32ec52c63c72d4dcd 2009-10-16T01:00:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_octobre09/.oulipo_m.jpg" alt="oulipo.jpg" /></p> <blockquote> <p>L’antéantépénultième</p> <p>Depuis une quinzaine d'années, nous revenions de temps à autre, Raymond et moi, sur le problème du plus petit nombre de mots capable de former un poème valable. Dans une première catégorie, les poèmes qui n'ont aucune chance d'être compris ou goûtés (ils ne visent d'ailleurs à rien de plus) que du poète seul et tout au plus de quelques-uns de ses proches : références à sa vie, à son environnement, à une certaine fascination qui lui est personnelle; c'est le domaine des un, ou deux mots. Dans une deuxième catégorie, les poèmes faisant allusion à une émotion (culturelle) partagée par un petit nombre : Excalibur, Fatalitas, des mots-clés (parfois des titres qui peuvent avantageusement remplacer les œuvres) : Prince, Vierge, Barricades mystérieuses, Calme bloc, Damoiselle élue, la Tour abolie, Polichinelle d'acier, Belle dame sans merci, une Mouche, dans l'ombre, Millions d'oiseaux d'or... Ce pourrait être le domaine d'élection des moins de cinq mots.<br /> Des érudits viendront qui constitueront l'anthologie internationale des poèmes de peu de mots. J'ai le lointain souvenir (mais la référence m'en échappe) d'un « Quatre mots » occidental. Au voisinage de quatre à six mots, j'imagine qu'il existe pas mal d'exemples en Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). L'étude de la création, de la légitimité et de l'efficacité des « Moins de cinq mots » incombe tout naturellement à l'OuLiPo. D'une manière plus générale, l'étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + infini mériterait d'être entreprise et poursuivie scientifiquement (1). Elle gagnerait à être abordée avec des notions empruntées à la physique mathématique et à la théorie des Systèmes : température, entropie, enthalpie, caléfaction, torréfaction, structures dissipatives, etc.<br /> Faisant allusion, dans sa chambre d'hôpital, à un détail concret et d'importance mineure de ma précédente visite, Raymond me dit : « C'est l'antépénultième jour où tu es venu. » Sa diction était lente, sans force et difficile, comme si de prononcer chaque mot (mais non de le trouver) réclamait un effort. « Je vois - lui dis-je - que tu as gardé la même prédilection pour le mot antépénultième. Il pourrait certainement constituer un poème d'un seul mot. Mais dans quelle catégorie le placerais-tu ? Dans celle destinée aux fans de Mallarmé et de « l'antépénultième est morte » ? Ou dans celle moins bien définie visant le nombre plus vaste de ceux (Mallarmé lui-même avant d'écrire son texte) qui sont subjugués par la rare et précieuse qualité du terme isolé de tout contexte ? »<br /> Sans répondre à cette question, il eut un rire faible et affectueux et nous ne poussâmes pas plus avant cette mini-conversation, la dernière que nous eûmes, et qui eut lieu l'antéantépénultième jour de Raymond Queneau.</p> <p>(1) Qu'est-ce qu'un poème de zéro mot ? C'est une émotion ressentie comme douée d'une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d'un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot. Selon cette définition, il existe un bien plus grand nombre de poèmes. On remarquera cependant que, malgré toute cette richesse, l'anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste.<br /> Le problème des poèmes de zéro mot = PzM (resp. : poèmes de un mot = P1M ; poèmes de n mots = PnM) gagne à être traité par l'approche ensembliste. Un PzM ou un P1M est constitué par le (resp.: un PnM peut être extrait du) vocabulaire de l'intersection des vocabulaires (ordonnés ou non) de x poèmes de y mots. Lorsque cette intersection est un ensemble vide (resp.: un singleton), on obtient un PzM (resp. : P1M). Au-delà, on débouche sur l'immense et savoureux domaine des poèmes booléens qui attend encore son Ossian ou son Narcisse Follaninio.</p> <p><a href="http://www.oulipo.net/oulipiens/FLL">François Le Lionnais</a>, 30 novembre 1976<br /> Repris dans l’<em>Anthologie de l’OuLiPo</em>, éditée par Marcel Bénabou et Paul Fournel (Gallimard, Poésie, 2009, p. 843-845)</p> </blockquote> <p>Ce beau texte émouvant (et qui à l’heure du microblogging en 140 signes résonne d’une manière particulière) a été lu tout à l’heure, parmi d'autres, lors du <a href="http://www.oulipo.net/document20642.html">premier Jeudi de l’OuLiPo de l’année</a>, consacré à cette anthologie.</p> rater encore rater mieux urn:md5:1fb8b98ed2eb54bd3463abfb372440d8 2009-08-24T01:04:00+02:00 cgat citations <blockquote> <p>Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu'à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore.</p> <p>Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit.</p> <p>Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D'où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger.</p> <p>Tout jadis. Jamais rien d'autre. D'essayé. De raté. N'importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.</p> <p>(...)</p> <p>Pire moindre. Plus pas concevable. Pire à défaut d'un meilleur moindre. Le meilleur moindre. Non. Néant le meilleur. Le meilleur pire. Non. Pas le meilleur pire. Néant pas le meilleur pire. Moins meilleur pire. Non. Le moins. Le moins meilleur pire. Le moindre jamais ne peut être néant. Jamais au néant ne peut être ramené. Jamais par le néant annulé. Inannulable moindre. Dire ce meilleur pire. Avec des mots qui réduisent dire le moindre meilleur pire. À défaut du bien pis que pire. L'imminimisable moindre meilleur pire.</p> <p>La paire. Les mains. Mains étreintes étreignant. Ce peu s'en faut vrai ! Comme lorsque d'abord dite sur mains atrophiés la tête. Mains atrophiées ! Eux là donc les mots. Maintenant ici étreintes étreignant. Comme lorsque d'abord dit. Dé-dédit lorsque plus mal dit. Ouste. Mains étreintes étreignant !</p> <p>Les vides aussi. Ouste. Nulles mains dans le -. Non. Garder aux fins de pire à dire. Tant mal que pis pire tant mal que pis dire. Dire pour l'instant encore vues. Obscurément vues. Blanc obscur. Deux mains vides d'un blanc obscur. Dans la pénombre vide.</p> <p>Ainsi cap au moindre encore. Tant que la pénombre perdure encore. Pénombre inobscurcie. Ou obscurcie à plus obscur encore. À l'obscurissime pénombre. Le moindrissime dans l'obscurissime pénombre. L'ultime pénombre. Le moindrissime dans l'ultime pénombre. Pire inempirable.</p> <p>Quels mots pour quoi alors ? Comme ils presque sonnent encore. Tandis que tant mal que pis hors de quelque substance molle de l'esprit ils suintent. Hors ça en ça suintent. Comme c'est peu s'en faut non inepte. Jusqu'au dernier imminimisable moindre comme on rechigne à réduire. Car alors dans l'ultime pénombre finir par dé-proférer le moindrissime tout.</p> </blockquote> <p>Samuel Beckett, <em>Cap au pire</em> (<em>Worstward Ho</em>, 1982), traduit de l'anglais par Edith Fournier (Minuit, 1991, p. 7-8 et p. 41-43)</p> folie que de vouloir croire entrevoir urn:md5:350fc24f0e5dbb901defaea45ddb0d2d 2009-08-22T02:22:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/.Film_Beckett_m.jpg" alt="Film_Beckett.jpg" /></p> <blockquote> <p>folie –<br /> folie que de –<br /> que de –<br /> comment dire –<br /> folie que de ce –<br /> depuis –<br /> folie depuis ce –<br /> donné –<br /> folie donné ce que de –<br /> vu –<br /> folie vu ce –<br /> ce –<br /> comment dire –<br /> ceci –<br /> ce ceci –<br /> ceci-ci –<br /> tout ce ceci-ci –<br /> folie donnée tout ce –<br /> vu –<br /> folie vu tout ce ceci-ci que de –<br /> que de –<br /> comment dire –<br /> voir –<br /> entrevoir –<br /> croire entrevoir –<br /> vouloir croire entrevoir –<br /> folie que de vouloir croire entrevoir quoi –<br /> quoi –<br /> comment dire –<br /> et où –<br /> que de vouloir croire entrevoir quoi où –<br /> où –<br /> comment dire –<br /> là –<br /> là-bas –<br /> loin –<br /> loin là là-bas –<br /> à pleine –<br /> loin là là-bas à peine quoi –<br /> quoi –<br /> comment dire –<br /> vu tout ceci –<br /> tout ce ceci-ci –<br /> folie que de voir quoi –<br /> entrevoir –<br /> croire entrevoir –<br /> vouloir croire entrevoir –<br /> loin là là-bas à peine quoi –<br /> folie que d'y vouloir croire entrevoir quoi –<br /> quoi –<br /> comment dire –</p> <p>comment dire</p> </blockquote> <p>Samuel Beckett, <em>Comment dire</em> (dernier texte, daté du 29 octobre 1988)<br /> dans <em>Poèmes</em> ; suivi de <em>Mirlitonnades</em> (Minuit, 1992)</p> nous lisons urn:md5:adcc357ad70d607852443b50c12e79b2 2009-08-15T02:02:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/.van_gogh_la_lectrice_de_roman_m.jpg" alt="van_gogh_la_lectrice_de_roman.jpg" /></p> <blockquote> <p>Nous lisons pour connaître la fin, pour l’histoire. Nous lisons pour ne pas atteindre cette fin, pour le seul plaisir de lire. Nous lisons avec un intérêt profond, tels des chasseurs sur une piste, oublieux de ce qui nous entoure. Nous lisons distraitement, en sautant des pages. Nous lisons avec mépris, avec admiration, avec négligence, avec colère, avec passion, avec envie, avec nostalgie. Nous lisons avec des bouffées de plaisir soudain, sans savoir ce qui a provoqué ce plaisir. « Qu’est-ce donc que cette émotion, demande Rebecca West après avoir lu <em>Le Roi Lear</em>. Quelle est cette influence qu’ont sur ma vie les très grandes œuvres d’art, qui me fait tant de bien ? » Nous ne le savons pas. Nous lisons dans l’ignorance. Nous lisons à longs gestes lents, comme si nous flottions dans l’espace, en apesanteur. Nous lisons pleins de préjugés, dans la malice. Nous lisons généreusement, pleins d’indulgence pour le texte, comblant les vides, réparant les erreurs. Et parfois, quand les astres nous sont favorables, nous lisons le souffle court, parcourus d’un frisson, comme si quelqu’un ou quelque chose avait « marché sur notre tombe », comme si un souvenir enfoui au fond de nous avait soudain été libéré – comme si nous reconnaissions une chose dont nous avions toujours ignoré la présence, ou une chose que nous sentions vaguement, ombre ou petite lueur, dont la silhouette fantomatique s’élève et rentre en nous avant que nous ayons pu voir ce que c’était, nous laissant plus vieux et plus sages.</p> </blockquote> <p>Alberto Manguel, <em>Une histoire de la lecture</em> (1996, Actes sud, 1998, p. 357)</p> la qualité des hommes sans qualité urn:md5:2abd637eee3ef2c86395e1e74e351786 2009-08-11T01:34:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/ranciere_spectateur_emancipe.jpg" alt="ranciere_spectateur_emancipe.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br /> <br /> <br /></p> <blockquote> <p>Les procédures de la critique sociale ont en effet pour fin de soigner les incapables, ceux qui ne savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu'ils voient, qui ne savent pas transformer le savoir acquis en énergie militante. Et les médecins ont besoin de ces malades à soigner. Pour soigner les incapacités, ils ont besoin de les reproduire indéfiniment. Or pour assurer cette reproduction, il suffit du tour qui, périodiquement, transforme la santé en maladie et la maladie en santé. Il y a quarante ans, la science critique nous faisait rire des imbéciles qui prenaient des images pour des réalités et se laissaient ainsi séduire par leurs messages cachés. Entre-temps, les « imbéciles » ont été instruits dans l'art de reconnaître la réalité derrière l'apparence et les messages cachés dans les images. Et maintenant, bien sûr, la science critique recyclée nous fait sourire de ces imbéciles qui croient encore qu'il y a des messages cachés dans les images et une réalité distincte de l'apparence. La machine peut marcher ainsi jusqu'à la fin des temps, en capitalisant sur l'impuissance de la critique qui dévoile l'impuissance des imbéciles.<br /> Je n'ai donc pas voulu ajouter un tour à ces retournements qui entretiennent sans fin la même machinerie. J'ai plutôt suggéré la nécessité et la direction d'un changement de démarche. Au cœur de cette démarche, il y a l'essai de dénouer le lien entre la logique émancipatrice de la capacité et la logique critique de la captation collective. Sortir du cercle, c'est partir d'autres présuppositions, de suppositions assurément déraisonnables au regard de l'ordre de nos sociétés oligarchiques et de la logique dite critique qui en est la doublure. On présupposerait ainsi que les incapables sont capables, qu'il n'y a aucun secret caché de la machine qui les tienne enfermés dans leur position. On supposerait qu'il n'y a aucun mécanisme fatal transformant la réalité en image, aucune bête monstrueuse absorbant tous désirs et énergies dans son estomac, aucune communauté perdue à restaurer. Ce qu'il y a, c'est simplement des scènes de dissensus, susceptibles de survenir n'importe où, n'importe quand. Ce que dissensus veut dire, c'est une organisation du sensible où il n'y a ni réalité cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et d'interprétation du donné imposant à tous son évidence. C'est que toute situation est susceptible d'être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification. Reconfigurer le paysage du perceptible et du pensable, c'est modifier le territoire du possible et la distribution des capacités et des incapacités. Le dissensus remet en jeu en même temps l'évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. C'est en quoi consiste un processus de subjectivation politique : dans l'action de capacités non comptées qui viennent fendre l'unité du donné et l'évidence du visible pour dessiner une nouvelle topographie du possible. L'intelligence collective de l'émancipation n'est pas la compréhension d'un processus global d'assujettissement. Elle est la collectivisation des capacités investies dans ces scènes de dissensus. Elle est la mise en œuvre de la capacité de n'importe qui, de la qualité des hommes sans qualité. Ce ne sont là, je l'ai dit, que des hypothèses déraisonnables. Je pense pourtant qu'il y a plus à chercher et plus à trouver aujourd'hui dans l'investigation de ce pouvoir que dans l'interminable tâche de démasquer les fétiches ou l'interminable démonstration de l'omnipotence de la bête.</p> </blockquote> <p>Jacques Rancière, <a href="http://atheles.org/lafabrique/livres/lespectateuremancipe/index.html">Le Spectateur émancipé</a> (La Fabrique, 2008, p. 54-55)</p> persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un urn:md5:0e5db5af8677ee94051f25ded1397d5b 2009-08-10T03:05:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/.manet-mallarme-1876_m.jpg" alt="manet-mallarme-1876.jpg" /></p> <blockquote> <p>C’est que, à part les morceaux de prose et les vers de ma jeunesse et la suite, qui y faisait écho, publiée un peu partout, chaque fois que paraissaient les premiers numéros d’une Revue Littéraire, j’ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre. Quoi ? c’est difficile à dire : un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses… J’irai plus loin, je dirai : le Livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poëte et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode.</p> <p>Voilà l’aveu de mon vice, mis à nu, cher ami, que mille fois j’ai rejeté, l’esprit meurtri ou las, mais cela me possède et je réussirai peut-être ; non pas à faire cet ouvrage dans son ensemble (il faudrait être je ne sais qui pour cela !) mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par une place l’authenticité glorieuse, en indiquant le reste tout entier auquel ne suffit pas une vie. Prouver par les portions faites que ce livre existe, et que j’ai connu ce que je n’aurai pu accomplir.</p> <p>Stéphane Mallarmé, <a href="http://fr.wikisource.org/wiki/Autobiographie_%28St%C3%A9phane_Mallarm%C3%A9%29"> « Autobiographie », Lettre à Verlaine, 16 novembre 1885</a></p> </blockquote> <p>::: le Livre, ma contribution au débat sur le livre qui rebondit de <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1850">blog</a> en <a href="http://www.archicampus.net/wordpress/?p=457">blog</a> en <a href="http://amontour.wordpress.com/2009/08/07/ceci-nest-pas-un-livre/">blog</a> en <a href="http://www.la-grange.net/2009/08/08/qui-suis-je-un-livre">blog</a> en <a href="http://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article745">blog</a>.</p> <p>::: à moins que le livre ne soit <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/06/09/un-objet-transitionnel">doudou</a>, <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/08/29/prenez-garde-a-ces-lignes">engrenage</a> ou <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/07/18/un-livre-miraculeux-qui-n-a-ni-feuillets-ni-caracteres">pendant d'oreille</a>.</p> gros de mille définitions de lune urn:md5:b1c9f911eab9327cbd426fb0025f7d6e 2009-07-21T04:01:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juil09/.Cyrano-Savinien-invention_m.jpg" alt="Cyrano-Savinien-invention.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br /> <br /> <br /></p> <blockquote> <p>La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. Les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt l’autre protestait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus. « Et moi, dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. » La compagnie me régala d’un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et, de notre âge, Coprins et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à s’égosiller de plus belle. Cette pensée, dont la hardiesse biaisait en mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de lune, dont je ne pouvais accoucher ; et à force d’appuyer cette créance burlesque par des raisonnements sérieux, je me le persuadai quasi, mais, écoute, lecteur, le miracle ou l’accident dont la Providence ou la fortune se servirent pour me le confirmer. J’étais de retour à mon logis et, pour me délasser de la promenade, j’étais à peine entré dans ma chambre quand sur ma table je trouvai un livre ouvert que je n’y avais point mis. C’était les œuvres de Cardan ; et quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement dans une histoire que raconte ce philosophe : il écrit qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, à travers les portes fermées de sa chambre, deux grands vieillards, lesquels, après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants de la lune, et cela dit, ils disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’était apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidents pour une inspiration de Dieu qui me poussait à faire connaître aux hommes que la lune est un monde. « Quoi ! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions et à ma volonté les desseins que je fais !... Sans doute, continuais-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l’ont ouvert sur cette page, pour s’épargner la peine de me faire cette harangue qu’ils ont faite à Cardan. — Mais, ajoutais-je, je ne saurais m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là ? — Et pourquoi non ? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au ciel dérober du feu. » À ces boutades de fièvres chaudes, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage. Je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens capables de m’y porter, voici comme je me donnai au ciel. Je m’étais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, et la chaleur du soleil qui les attirait m’éleva si haut, qu’à la fin je me trouvai au-dessus des plus hautes nuées.</p> </blockquote> <p>Hector Savinien Cyrano de Bergerac, <a href="http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Autre_monde_ou_les_%C3%A9tats_et_empires_de_la_Lune"> L’Autre monde ou Les états et empires de la Lune</a> (1657)</p> maintenir le monde avec ses pieds urn:md5:466ea4e5941fc5049609e04c5f010259 2009-07-12T01:44:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juil09/Kafka_5ans.jpg" alt="Kafka_5ans.jpg" /></p> <blockquote> <p>Une tâche scabreuse, marcher sur la pointe des pieds en passant par une poutre vermoulue qui sert de pont ; ne rien avoir sous les pieds ; gratter d’abord la terre avec ses pieds pour rassembler le sol que l’on va fouler ; marcher uniquement sur son propre reflet que l’on voit dans l’eau au-dessous de soi ; maintenir le monde avec ses pieds ; en l’air seulement se tordre les mains afin de pouvoir endurer cette peine. (p. 560)</p> </blockquote> <blockquote> <p>« Ce n’est pas un mur nu, c’est de la vie très sucrée qu’on a comprimée pour en faire un mur, grain de raisin sur grain de raisin. – Je ne le crois pas. – Goûte. – Je ne peux pas lever la main à force d’incrédulité. – Je porterai le raisin à ta bouche. – Je ne pourrai pas le goûter à force d’incrédulité. – Alors rentre sous terre. – Ne le disais-je pas que devant la nudité de ce mur on ne peut que rentrer sous terre ? » (p. 585-586)</p> </blockquote> <blockquote> <p>Je sais nager comme les autres, seulement j’ai plus de mémoire qu’eux, je n’ai pas pu oublier l’époque où je ne savais pas nager. Comme je ne l’ai pas oubliée, il ne me sert de rien de savoir nager et malgré cela je ne sais pas nager. (p. 586)</p> </blockquote> <blockquote> <p>Frantz Kafka, Traductions de Marthe Robert. <em>Œuvres complètes. 2 : Récits et fragments narratifs</em> (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980)</p> </blockquote> <p>::: les « traductions » du fragment « wenn man doch ein indianer wäre... » ont été réunies et mises en page par François Bon dans un <a href="http://calameo.com/read/0000060412fd38db84755">très joli petit calaméo</a>.</p> <p>::: et l'on trouve <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1526">d’autres fragments narratifs</a> dans le <em>tiers livre</em>.</p> wenn man doch ein indianer wäre... urn:md5:574e4fc4660d0e4e421bbd290adb419a 2009-07-09T02:01:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juil09/warhol_kafka.jpg" alt="warhol_kafka.jpg" /></p> <blockquote> <p>Wenn man doch ein Indianer wäre, gleich bereit, und auf dem rennenden Pferde, schief in der Luft, immer wieder kurz erzitterte über dem zitternden Boden, bis man die Sporen ließ, denn es gab keine Sporen, bis man die Zügel wegwarf, denn es gab keine Zügel, und kaum das Land vor sich als glatt gemähte Heide sah, schon ohne Pferdehals und Pferdekopf.</p> </blockquote> <p>Christine Bauer lance sur le blog <a href="http://regardaupluriel.hautetfort.com/archive/2009/07/02/franz-kafka.html#comments"> regard au pluriel</a> une invitation à <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1837">traduire/interpréter</a> ce texte de Kafka ... et je me retrouve à traduire sans doute de manière très inexacte mais avec grand plaisir une langue dont je ne parle pas un mot, ce qui donne :</p> <blockquote> <p>Faire comme si on était un indien, toujours prêt à s’enfuir sur un cheval fendant l’air pour échapper aux spasmes de la terre, et s’aperçevoir qu’on a perdu ses éperons, car il n’y avait pas d’éperons, qu’on a laché les rênes, car il n'y avait pas de rênes, et que progressivement le paysage virtuel s’efface, se mue en une matrice vide, tandis que l’encolure puis la tête du cheval retournent aux pixels.</p> </blockquote> <p>Cela me rappelle l’époque où j’attaquais mes versions anglaises ou latines à l’intuition, ce qui produisait des résultats très ... contrastés,<br /> cela me rappelle aussi pourquoi je me méfie des textes traduits,<br /> cela me rappelle que <a href="http://towardgrace.blogspot.com/2009/01/le-clavier-cannibale.html">Le Clavier cannibale</a> de Claro attend sagement d’être lu sur une de mes étagères.<br /> et cela me rappelle enfin un autre texte allemand que j'aime beaucoup, dans la traduction où je l'ai rencontré pour la première fois, en exergue d’<em>Histoire</em> de Claude Simon :</p> <blockquote> <p>Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux.<br /> Nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.<br /> (traduction de J.F. Angelloz, Aubier bilingue)</p> </blockquote> <p>le texte allemand, extrait de la huitième des <em>Élégies de Duino</em> (1912-1922, parution 1923) de Rainer Maria Rilke, est :</p> <blockquote> <p>Uns überfüllts. Wir ordnens. Es zerfällt.<br /> Wir ordnens wieder und zerfallen selbst.</p> </blockquote> <p>et les autres traductions que j’ai pu en lire, en recherchant la référence de la première, me parlent beaucoup moins, par exemple :</p> <blockquote> <p>Débordés. Nous mettons de l'ordre. Tout s'écroule.<br /> Nous remettons de l'ordre et nous-mêmes croulons.<br /> (traduction de François-René Daillie, Orphée-La Différence)</p> </blockquote> <blockquote> <p>En sommes submergés. L'agençons. Sa ruine survient.<br /> L'agençons de nouveau et périclitons nous-mêmes.<br /> (traduction de la Pléiade)</p> </blockquote> <blockquote> <p>Ce tout nous submerge. Nous y mettons de l'ordre. Il vole en éclats.<br /> Nous l'ordonnons encore : nous volons en éclats nous-mêmes.<br /> (traduction de Jean-Yves Masson, Imprimerie nationale)</p> </blockquote> tous ont quelque chose pour eux dans la toile urn:md5:fb78e7c45f5ba2f0e48dcd772b6cdd90 2009-06-25T03:39:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/.william_blake_dantes_inferno_whirlwind_of_lovers_m.jpg" alt="william_blake_dantes_inferno_whirlwind_of_lovers.jpg" /></p> <blockquote> <p><em>Lecture</em></p> <p>Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.<br /> Tout différent le tableau : immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté.<br /> Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu'on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE.<br /> Aventure peu recherchée, quoique pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont matière à y trouver (et à des mois de distance matières nouvelles), tous, les respectueux, les généreux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus dans leur sang, les labos à pipette, ceux pour qui un trait est comme un saumon à tirer de l'eau, et tout chien rencontré, chien à mettre sur la table d'opération en vue d'étudier ses réflexes, ceux qui préfèrent jouer avec le chien, le connaître en s'y reconnaissant, ceux qui dans autrui ne font jamais ripaille que d'eux-mêmes, enfin ceux qui voient surtout la Grande Marée, porteuse à la fois de la peinture, du peintre, du pays, du climat, du milieu, de l'époque entière et de ses facteurs, des événements encore sourds et d'autres qui déjà se mettent à sonner furieusement de la cloche.<br /> Oui, tous ont quelque chose pour eux dans la toile, même les propres à rien, qui y laissent simplement tourner leurs ailes de moulin, sans faire vraiment la différence, mais elle existe et combien instructive.<br /> Que l'on n'attende pas trop toutefois. C'est le moment. Il n'y a pas encore de règles. Mais elles ne sauraient tarder ...</p> <p>(1950)</p> </blockquote> <p>Henri Michaux, <em>Passages</em> (1937-1963) (Gallimard, L’Imaginaire, p. 75-76)</p> comment cohabiter sans servir ? urn:md5:537a24ac3785b6c171abe6b69a5ee1db 2009-06-19T01:10:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/michaux_dessins5.jpg" alt="michaux_dessins5.jpg" /></p> <blockquote> <p>La mouche est si bien organisée qu'elle a pu assidûment fréquenter l'homme depuis des milliers d'années, sans être mise à la porte, ni mise à travailler. Le tout sans se gêner et ne cherchant nullement comme le chat à feindre d'être apprivoisée. Allant même jusqu'à s'installer au bord de ses yeux et à puiser dans ses larmes admirablement salées l'appoint chloruré nécessaire à son régime. Avec la même aisance elle fréquente aussi de plus gros mammifères aux yeux confortables et nul doute qu'elle ne rêve d'yeux plus parfaits encore, creusés au lieu de bombés, pareils à des soucoupes, soucoupes vivantes, distillant le liquide exquis.<br /> Voilà l'être que tout homme, dans une époque qui rend esclave, se doit de bien étudier au lieu des aigles, des lions et des chevaux, ou des princes qui ne lui apprendront jamais ce qu'il lui importerait tellement de savoir : « <em>Comment cohabiter sans servir ?</em> »</p> </blockquote> <p>Henri Michaux, <em>Passage</em> (1937-1963) (Gallimard, L’Imaginaire, p. 143)</p> faire toujours comme si urn:md5:c834bcc4a84dd10b78e3d4455adf849d 2009-06-17T01:01:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/.sollers_chine_1974_s.jpg" alt="sollers_chine_1974.jpg" /></p> <blockquote> <p>Ils croient qu’il y a un truc : les relations, l’argent, le sexe, la drogue, etc. Pas un instant, ils ne pensent que tout vient de la méditation, de la discipline du vice, du travail. Par élégance, et par sécurité, donc, faire toujours comme si on était truqueur, vénal, accroché, fébrile, paresseux, bâclé.</p> </blockquote> <blockquote> <p><a href="http://sollers.jubiblog.fr/">Philippe Sollers</a>, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=220">Carnet de nuit</a> (Plon, 1989, p. 8-9)</p> </blockquote> <p>Le premier <a href="http://www.livreshebdo.fr/prix/actualites/philippe-sollers-laureat-du-prix-de-la-bnf/3150.aspx"> Prix de la BnF a été attribué hier 15 juin à Philippe Sollers</a> pour l'ensemble de son œuvre.</p> ils ressemblent beaucoup aux esclaves urn:md5:aac5a434da4e5837b32ccf7deab6604c 2009-06-16T01:40:00+02:00 cgat citations <div class="external-media" style="margin: 1em auto; text-align: center;"> <object type="application/x-shockwave-flash" data="http://www.dailymotion.com/swf/xfnaq&amp;related=1" width="400" height="316"><param name="movie" value="http://www.dailymotion.com/swf/xfnaq&amp;related=1" /> <param name="wmode" value="transparent" /> <param name="FlashVars" value="playerMode=embedded" /></object><br /> <a href="http://www.dailymotion.com/video/xfnaq_guy-debord-in-girum-extraits_shortfilms"> Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (extrait) (1978)</a></div> <p>::: quand <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/06/15/diner-in-situ-ce-soir-a-paris/">banquiers et grands patrons se cotisent pour acheter du Debord</a> le <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2006/12/25/la-publicite-du-temps">spectacle</a> bat <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2006/12/25/lempire-de-la-passivite-moderne">son plein</a> !</p> être gouverné urn:md5:c2d7ef5a5b55aac7cc0fd792cb2a1ab0 2009-06-10T02:08:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images%20janv08/.courbet_proudhon_et_ses_enfants_s.jpg" alt="courbet_proudhon_et_ses_enfants.jpg" /></p> <blockquote> <p>Être GOUVERNÉ, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu… Être GOUVERNÉ, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !</p> </blockquote> <p>Pierre-Joseph Proudhon, <a href="http://books.google.fr/books?id=WwcVAAAAQAAJ">Idée générale de la révolution au dix-neuvième siècle</a> (Garnier frères, 1851, p. 341)</p> home urn:md5:300ce829ba0890533ca3f09338aaa7b4 2009-06-06T03:07:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/koltes_prologue.jpg" alt="koltes_prologue.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br /> <br /> <br /></p> <blockquote> <p>J'ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j'avais entendu parler, qui est celle qu'éprouve l'homme qui rentre à la maison. Bien sûr, je ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les cas, il n'y avait pas de quoi en faire des histoires. Un jour - je ne sais, vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé -, tout à coup, venant d'un bar ou d'une voiture qui passait, étouffées, lointaines, j'ai entendu quelques mesures d'un vieux disque de Bob Marley ; j'ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires terriens, dans les livres, en poussent en s'asseyant le soir dans un fauteuil, près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n'importe où maintenant, à entendre, même de loin, <em>Rat Race</em> ou <em>War</em>, je ressens l'odeur, la familiarité, et le sentiment d'invulnérabilité, le repos de la maison.</p> <p>Je vis avec un Indien, mort il y a de nombreuses années. Comme cela se faisait à l'époque entre ennemis, sa tête a été vidée, la peau amollie puis séchée sur des pierres et plus en plus petites. Ses cils et ses sourcils sont bien fournis ; ses lèvres, très belles, sont fermées par une petite ficelle, et il y a des lentes de poux dans ses cheveux. Les nuits d'orage, parfois, il faut que je me lève et que j'aille lui parler dans la pièce à côté. Un jour, je l'ai prêté pour qu'on me trouve un objet qui l'abrite de la poussière, comme dans les musées je suppose. Tout le temps de son absence, je promenais une solitude étrange d'une pièce à l'autre ; de son côté, il effrayait ses hôtes, déclenchait des orages la nuit, énervait tout le monde. Au point qu'on me l'a rapporté avant d'avoir eu le temps de trouver quoi que ce soit pour le protéger. Mais dès son retour tout s'est calmé, il n'y a aucune raison d'abriter un copain de la poussière.</p> <p>Si l'on tient à désigner une catégorie d'individus qu'on estime être une catégorie parce qu'on estime qu'elle a un aspect, un vice ou un attribut commun, on a toujours intérêt à utiliser le mot insultant. Le mot insultant est toujours plus beau et plus imprécis, et on a toujours intérêt à utiliser le mot le moins précis, parce qu'il est le plus juste pour désigner une caractéristique commune. Après, bien après l'invention du mot insultant, on trouve toujours quelque salaud qui, pour faire entrer l'insulte dans le dictionnaire ou pour pouvoir l'utiliser en famille, invente un ou plusieurs mots neutres, prétendument objectifs, complètement faux, et incroyablement laids.</p> <p>L'avantage provisoire du mot « frère » sur tout autre mot désignant ce qui lie quelqu'un à quelqu'un, c'est qu'il est dépourvu de toute sentimentalité, de toute affectivité ; ou, en tous les cas, on peut facilement l'en débarrasser. Il peut être dur, agressif, fatal, presque dit avec regret. Et puis il suggère l'irréversibilité et le sang (pas le sang des rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le corps et qui n'a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l'estomac ou la moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir).</p> <p>La position la plus humaine, il me semble, c'est celle du cocher qui attend, celle de l'assouplissement. On n'est définitivement pas assez bien fait pour se sentir bien debout, et couché, à la longue, on s'énerve ou on devient idiot. En position assise, avec le menton sur la poitrine, les yeux fermés - aux trois quarts ou tout à fait -, l'oreille en état de marche, les bras un peu écartés pour l'équilibre, comme ça, ça me plairait assez de passer la vie.</p> </blockquote> <p>Bernard-Marie Koltès, « Home », dans <a href="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&amp;livre_id=1691">Prologue et autres textes</a> (Minuit, 1991, p. 119-121)</p> échanger la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac urn:md5:9443e0bb586799acce1322a95c97590b 2009-06-01T03:18:00+02:00 cgat citations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/London-Quiconque.jpg" alt="London-Quiconque.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br /> <br /> <br /> <br /> <br /></p> <blockquote> <p>De nos jours, le candidat à la littérature, ou plutôt le candidat-artiste à la littérature, ou plus exactement le candidat-artiste à la littérature au ventre qui réclame et à la bourse vide, se trouve confronté à un violent paradoxe. Comme candidat, il est un homme qui n'a pas réussi, et un homme qui n'a pas réussi n'attire pas la popularité. Comme homme, il doit manger, or sa bourse est vide. Comme artiste possédant une authentique âme d'artiste, son plus grand plaisir consiste à épancher la joie de son cœur dans un texte imprimé. Et voici donc le paradoxe auquel il est confronté et qu'il doit résoudre : comment et selon quels usages doit-il chanter la joie de son cœur pour qu'une fois imprimé, ce chant lui fasse gagner son pain ?</p> <p>Cela n'apparaît pas comme un paradoxe, tout du moins pas au candidat à la littérature alimentaire, ni à l'homme doté d'une âme d'artiste et d'une bourse bien remplie. Le premier, dépourvu d'ambition artistique, se contente de répondre à la demande du public. Le second, affranchi de la sordide nécessité, se satisfait d'attendre jusqu'à ce qu'il ait créé la demande. Quant à celui qui a réussi, il ne compte pas. Il a résolu le paradoxe. Mais l'homme aux rêves ambitieux et contraint par la sordide nécessité, voilà celui qui doit affronter la contradiction absolue. Cet homme ne peut épancher son âme d'artiste dans son travail et échanger ce travail contre du pain et de la viande. Le monde s'oppose étrangement et implacablement à ce qu'il échange la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac. Et notre homme découvrira que ce que le monde demande le moins est ce qu'il admire le plus, et qu'il demande à cor et à cri ce qu'il n'admire pas du tout. (p. 15-17)</p> <p>Arrive alors le candidat-artiste aspirant à déverser sur la page dactylographiée son chant inédit, à échanger la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac, à faire quelque chose qui puisse vivre tout en vivant lui-même. À moins d'être de ces candidats-artistes extrêmement chanceux, il ne tarde pas à s'apercevoir que chanter grâce à sa machine à écrire et faire exister ce chant dans les pages d'un magazine sont des exercices sans aucun lien, que les joies de l'âme et les désirs du cœur, modelés dans une forme artistique durable, ne sont pas forcément de la littérature immédiate, en bref, que le maître qu'il cherche à servir pour le pain et la gloire ne veut pas entendre parler de lui. Alors qu'il s'assied pour reprendre son souffle, il aperçoit les candidats à la littérature alimentaire lui passer devant, en foule, se satisfaisant du pain et laissant tomber la gloire. Par définition, les gens appartiennent au plus grand nombre ou au petit nombre ; il y a divorce entre le pain et la gloire ; et là où le candidat-artiste rêvait de servir un maître, il en trouve deux : celui qui lui permettra de vivre et celui qui permettra à son travail de vivre, et ce qu’exige le premier, le second n’a pas grand-chose – voire rien – à en faire. (p. 26-28)</p> </blockquote> <p>Jack London, <a href="http://www.editionsdusonneur.com/produit.php?ref=London-Quiconque&amp;id_rubrique=1"> Quiconque nourrit un homme est son maître</a>. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Moea Durieux (Éditions du Sonneur, La Petite collection, 2009)</p> la paisible ordonnance de sa toile urn:md5:869c0ce397c1a6745933b10ef31b4002 2009-05-30T02:54:00+02:00 cgat citations <blockquote> <p>J'envie la perfection, la sérénité des lignes tracées par l'épeire diadème, l'araignée porte-croix de nos jardins. Au petit jour, dans le désordre des chrysanthèmes couchés en tout sens par les vents et pluies d'équinoxe, c'est un repos de découvrir la paisible ordonnance de sa toile toute neuve aux rayons étoilés, réunis en multiples polygones concentriques par des segments sans bavure, progressifs et parallèles, de plus en plus courts à mesure que l'on s'approche du centre où attend l'artiste dorée, satisfaite à juste titre de sa rigoureuse œuvre nocturne. Tout autour d'elle, accrochés régulièrement sur l'ensemble de la trame, brillent les innombrables diamants d'une fine rosée matinale, dont le faible poids courbe à peine les filins, comme la dentelle de girandoles d'une escadre illuminée.<br /> Mais moi j'enrage et je désespère, je me débats contre le vide et je couvre de coulures improbables les murailles invisibles qui me cernent de toute part. Je suis enfermé, j'en suis sûr, et je l'ai déjà dit cent fois : enfermé. Autour de moi se dressent des parois de verre : là et ici, juste devant moi, et sur les côtés aussi et derrière moi encore. Prisonnier. Les chrysanthèmes, les rudbeckias d'automne, les phlox tardifs, les ultimes roses, tout cela se trouve de l'autre côté, dans le calme jardin de l'épeire porte-croix. Je suis enfermé dans une sorte de cube vide, abstrait, qui forme comme une explosive absence carrée dans la continuité des choses naturelles. Si j'en veux capturer le moindre reste, les mégots, les cacahuètes brisées, les croûtons de pain et autres menus déchets que par dérision l'on me jette, il me faut agir, construire en toute hâte des rets sur l'impalpable mur, qui sépare en deux mondes sans commune mesure le dehors et le dedans de ma cellule. Et je me doute bien, évidemment, que ce monde-ci - le mien - n'existe pas, qu'il n'est qu'un trou noir au milieu de la constellation vive et gaie des lumières de l'escadre.<br /> Allons ! Pas d'excuses ! Pas de jérémiades ! Il faut me mettre au travail, une fois encore. Mû à nouveau par l'illusoire euphorie de l'action, je lance d'aventureuses lignes exploratrices autour de moi, dans tous les sens, avec des gestes nerveux et rapides, vite cassés. Je m'agite. Je me démène. J'essaie la passion, le désespoir, la fureur, les subterfuges, la petite surprise. Je frappe à droite. Je frappe à gauche. À droite encore. Je recommence, je répète, je ressasse. Je m'obstine. Je reviens en arrière. Puis, soudain, je frappe derechef juste devant moi... Aussitôt, je me retourne d'une brusque et imprévisible volte-face... Non. Rien... Au milieu de l'espace transparent qui m'enferme, perçant en son centre sans doute une porte scellée, il y a seulement un minuscule judas rond, qui est probablement un œil de caméra.<br /> Je voudrais me remettre à mon ouvrage, mais une sorte de paralysie peu à peu me gagne. Je respire de plus en plus mal. Enfin, comme il fallait s'y attendre, je m'aperçois que je me suis pris moi-même au milieu d'un inextricable écheveau de fils enchevêtrés. Je tente un dernier soubresaut, en vain : il est trop tard. Je suis soudé au monde absent, soudé au vide. Dans l'immobilité définitive de mon corps, de mon visage qui ne peut même plus clore les paupières, je vois l'énorme araignée noire - moi - qui s'approche de moi pour me dévorer. Je pousse un hurlement muet de terreur.<br /> Je me réveille. Les doubles rideaux ne sont pas fermés, ni seulement les voilages. Le jour se lève à peine. La pluie et le vent d'équinoxe battent la vitre, de l'autre côté d'une large baie rectangulaire qui occupe presque toute la paroi, juste en face de mon lit. Sur le fond blanchâtre du petit matin, les rameaux entremêlés du grand noyer tout proche, dénudé par la tempête, dessinent un réseau compliqué de courbes mouvantes, remplissant jusqu'aux extrêmes bords toute la surface de la toile avec ses lignes grises soulignées par des reflets luisants. Il n'y a pas un oiseau sur les branches, pas de loups blancs, pas d'araignée géante. Et les idéogrammes superposés formés par les ramures de l'arbre, inutile filet, sont apparemment privés de sens.</p> </blockquote> <p>Alain Robbe-Grillet, <a href="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&amp;livre_id=1811">Les derniers jours de Corinthe</a> (Minuit, 1994, p. 206-208)</p>