lignes de fuite - citations2010-07-07T11:17:45+02:00Christine Geninurn:md5:1348Dotclearmeilleurs jeuxurn:md5:298025ada028e90a99a783b1fce3534b2010-01-01T00:01:00+01:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_dec09/veronese_porzia.jpg" alt="veronese_porzia.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /><br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Meilleurs boeufs<br />
dit le pâtre<br />
Meilleurs deux<br />
dit le matheux<br />
Meilleurs feux<br />
dit l’amoureux<br />
Meilleurs gueux<br />
dit le hère<br />
Meilleurs jeux<br />
dit l’enfant<br />
Meilleurs meuhs<br />
dit la vache<br />
Meilleurs noeuds<br />
dit le marin<br />
Meilleurs peus<br />
dit l’ascète<br />
Meilleurs queux<br />
dit le Maître<br />
Meilleurs voeux<br />
dit celui qui n’a rien d’autre à faire.</p>
<p>Paul Fournel, <em>Anthologie de l’OuLiPo</em> (Gallimard, Poésie, 2009, p.
452)</p>prenant congé, prenant la fuiteurn:md5:3930eb4e9d9e56f0a325bfdb35fb47fe2009-11-09T02:22:00+01:00cgatcitations <blockquote>
<p>Des cancres ? Vraiment ? Vous pensez ?... Vous croyez, monsieur le
proviseur, qu'il n'y a aucun espoir ?... Silence qui se prolonge, n'en finit
pas... Ce sont évidemment des questions auxquelles on ne doit pas se hâter de
répondre. C'est grave d'enfermer dans des catégories rigides, d'étiqueter ce
qui est encore fluctuant, changeant... Bien sûr, il y a toujours un espoir...
Mais... éclaircissant sa voix, tapotant d'un air embarrassé, agacé, avec son
stylo fermé les cahiers, les carnets de notes étalés sur son bureau, se
penchant encore pour les scruter... - Oui, il faut bien constater... Il y a là
un manque de curiosité... comme une atrophie... Dans le vide qui s'est creusé
en lui les mots se répercutent, sont renvoyés... Une atrophie... Oui, un manque
de souplesse, une sorte de rigidité. C'est comme un muscle qui ne fonctionne
pas. On a beau essayer... Tous les professeurs sont d'accord sur ce point.
Certains ont vu là une volonté perverse, un besoin de détruire, de se
détruire... comme un acharnement à résister à tout prix... - Ah oui ? À
résister ? Résister ? À tout prix...<br />
La voilà, il la voit, une faible lueur au bout de la galerie sombre, une
lumière... vers elle il court... Oui, c'est cela : résister. Ça arrive,
n'est-ce pas ? Mais ça alors, ça vient de moi... - De vous? Vous
m'étonnez... - Oui, de moi... d'une voix essoufflée... de moi. J'ai commis des
erreurs. Ce besoin de partager. De donner. De gaver. Sans prendre garde que
pour un être si jeune c'est indigeste, c'est rebutant... Je suis coupable.
C'est ma faute, ma très grande faute. Je ne peux m'en prendre qu'à moi. Je suis
impardonnable. La brute insensible, c'est moi...<br />
L'autre l'observe avec une expression indulgente, apitoyée... Il connaît
cela : d'abord la consternation, la résignation humiliée, la fureur...
Faites-en ce que vous voulez, punissez-le, chassez ce fainéant, ce petit
vaurien, il ne mérite pas ce qu'on fait pour lui... ça lui apprendra... il ira
travailler de ses mains... Et dès qu'on ose y toucher se précipitant pour
protéger de leur corps leur cher petit qu'un ennemi commun menace... C'en est
touchant... - Je crois que vous exagérez. Vous vous chargez injustement. Il y a
des enfants, et j'en connais beaucoup, qui seraient trop contents... qui se
jetteraient avidement sur ce que vous prodiguez avec tant de générosité... Chez
les bons sujets, bien vivants, la curiosité, le besoin de savoir sont les plus
forts... Ce qu'on leur propose provoque une excitation... vous la connaissez
bien... c'est elle qui l'emporte... - Oui, je vois, oui je vous remercie, oui,
je comprends...<br />
Se levant, prenant congé, prenant la fuite, fuyant à travers les tristes cours
couvertes de gravier, de ciment, le long des hideux couloirs à l'odeur de
poussière humide, de désinfectants, le long des mornes salles vitrées où des
médiocres ingurgitent docilement des bouillies insipides... Des dociles, des
faibles, comme il était, lui, le plus soumis, le plus sage de tous, lui, la
joie de ses maîtres, la fierté de ses parents, lui, le bon sujet, si brillant,
toujours inscrit au tableau d'honneur, modestement satisfait de ses carnets
couverts de bonnes notes, des piles de livres illisibles rapportés des
distributions de prix, lourds de leurs rigides reliures de faux cuir, de leurs
pages épaisses dorées sur tranche...<br />
Fuyant hors d'ici, courant vers eux... Impatient de se joindre à eux, de
rejoindre en eux cette parcelle secrète de lui-même qu'il avait toute sa vie
aidé à écraser, qu'il avait crue enterrée et qui en eux a ressuscité... se
hâtant de retrouver cela, ce qu'il y avait en lui de meilleur...<br />
Ils ont su le conserver, le préserver en eux, ils le laissent s'épanouir
librement au grand jour, eux qui ont toujours refusé les compromissions, les
abdications. Eux qui osent - ils ont ce courage - quand ils jugent le moment
venu, si tel est leur désir, leur bon plaisir, s'étirer légèrement, étouffer un
bâillement, se lever avec un naturel parfait, prendre congé, partir...</p>
</blockquote>
<p>Nathalie Sarraute, <em>Vous les entendez</em> (Gallimard, Le Chemin,
1972)<br />
<em>Œuvres complètes</em> (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p.
757-758)</p>quelque chose d’encore inexprimé qui résisteurn:md5:b750412bf2873ad68b09a2b3d0c94e1a2009-10-19T02:16:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_octobre09/sarraute2.jpg" alt="sarraute2.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Le langage n’est essentiel que s’il exprime une sensation. Mais non pas
n’importe quelle sensation.<br />
C’est là le point capital :<br />
Pour que le langage se moule sur la sensation, s’adapte à elle, lui donne vie,
encore faut-il que cette sensation soit une sensation vivante, et non une
sensation morte. C’est-à-dire : il faut que ce soit une sensation
nouvelle, directe, spontanée, immédiate, et non déjà cent fois exprimée.<br />
Les sensations déjà connues, rebattues, qui ont déjà fait l’objet de maintes
expressions littéraires, s’expriment dans des formes conventionnelles : le
langage qu’elles utilisent est déjà fixé. Il a perdu la fluidité, la souplesse,
la force d’expression, le pouvoir de suggestion, la singularité, la
fraîcheur...<br />
Pour permettre à ces qualités de se manifester, il faut que le langage
s’attache à recréer, avec tout l’effort que cela comporte et avec toute la
passion et la conviction qu’un tel effort exige, une sensation neuve, encore
inconnue.<br />
C’est cette découverte de sensations inconnues, cette vision (pour employer un
mot si galvaudé qu’on hésite à s’en servir), cette vision neuve du monde ou
d’une parcelle du monde, qui préserve le langage de l’académisme, de la
sclérose dont il est constamment menacé.<br />
Elle oblige le romancier à le rendre percutant, à écarter quelques formes
mortes qui écrasent la sensation neuve, à s’attaquer à quelque chose d’encore
inexprimé qui résiste, et à créer un langage à lui, bien vivant.<br />
C’est cet ordre de sensations neuf qui donne au langage littéraire toutes ses
vertus. Des vertus dont toute l’œuvre est imprégnée. Elles se dégagent de
chaque page, de chaque phrase. Elles sautent aux yeux dès le premier
abord.<br />
Car imaginez ce qui se passerait si le romancier abandonnait cet élément
fondamental de son art : la découverte, le dévoilement de sensations
encore inexprimées.<br />
Il pourrait se contenter de rendre des sensations banales, se contenter d’une
vision banale. Celle de chacun de nous.<br />
Il ne chercherait qu’à ajouter à notre expérience, une expérience prise au même
niveau, dans un même ordre de sensations : celle que nous pourrions faire
par nous-mêmes.<br />
Il chercherait non à dévoiler un ordre de sensations inconnu, mais à ajouter
aux sensations déjà éprouvées par nous des sensations de même nature et qui,
ayant perdu toute fraîcheur, étant connues et intégrées à notre réalité ne
seraient que des significations, sans plus.<br />
Alors de quel langage se servirait-il ? D’un langage banal et usé. Il
écrirait, pourquoi pas ? « La marquise sortit à cinq heures. »
Car à vision plate, langage plat : la sensation et le langage ne font
qu’un.<br />
(…)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Mais ce que veut l'écrivain, c'est communiquer le non encore clairement
senti, une sensation intacte, neuve, qui exige un langage qui soit adapté à
elle.<br />
Il s'agit d'exprimer la sensation donnée par la chose, non de montrer la chose
elle-même. Il faut, comme disait Mallarmé, que du « fait de nature...
émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure ». Il faut,
disait-il, que « la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve
atmosphère ».<br />
Cette sensation, cette notion pure que le langage communique, elle est reconnue
par le lecteur non comme un souvenir clair, mais comme une sensation vague, une
sensation virtuelle - ou à peine consciente - une sensation profondément
enfouie ou fugitive qui vient s'ajouter... qui vient grossir son stock de
sensations.<br />
Cette sensation non encore exprimée a acquis maintenant une qualité
particulière : elle a été rendue par le langage. Elle s'est fondue avec le
langage. Elle s'est faite langage.<br />
Et cette fusion du langage et de la sensation intacte crée quelque chose de
particulier, qui a une existence propre ; quelque chose qui procure une
jouissance d'ordre esthétique.<br />
Les mots perdent leur signification courante. Ils sont des mots porteurs de la
sensation. De celle-ci et d'aucune autre. Ils la font surgir, certes, mais
intégrée à eux. Ils la font vivre, et elle, à son tour, leur donne la
vie.<br />
Plus l'intégration est complète, sans une faille, plus la fusion est totale,
plus la joie du lecteur est grande. À la limite, dans les très grandes
réussites, cette joie est sans mélange.</p>
<p>Le langage, porté par la sensation initiale, crée une sensation nouvelle qui
est d'ordre purement littéraire. Et l'œuvre entière se sépare de la réalité
vécue et devient un objet littéraire animé d'une vie propre, se suffisant à
lui-même.<br />
De lui irradient d'autres sensations que lui seul peut donner.<br />
Un monde est créé - ou une parcelle d'un monde, hors du monde réel et visible,
qui s'y réfère, mais qui est un monde à part, animé d'une existence propre, un
satellite soumis à ses propres lois.<br />
L'œuvre est un équivalent littéraire d'un ordre de sensations encore
inconnu.</p>
<p>Nathalie Sarraute, « Le langage dans l’art du roman » (Conférence,
1969)<br />
<em>Œuvres complètes</em> (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p.
1686-1687 et p. 1691-1692)</p>
</blockquote>
<p>Nathalie Sarraute est morte il y a 10 ans, le 19 octobre 1999.</p>
<p>Les Éditions des Femmes publient à cette occasion un <a href="http://editionsdesfemmes.blogspirit.com/nathalie-sarraute/">Coffret de 15
heures de lectures de textes de Nathalie Sarraute</a> par elle-même, Isabelle
Huppert et Madeleine Renaud.</p>
<p>::: <a href="http://www.maulpoix.net/Sarraute.html">un article de
Jean-Michel Maulpoix</a><br />
::: la <a href="http://auteurs.contemporain.info/nathalie-sarraute/">bibliographie
d'auteurs.contemporains.info</a><br />
::: la <a href="http://remue.net/rubrique.php?id_rubrique=66">page
remue.net</a><br /></p>
<p>post-scriptum : à lire aussi, les hommages de<br />
::: <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article35">François
Bon</a> (magnifique photo!)<br />
::: <a href="http://fenetresopenspace.blogspot.com/2009/10/19-octobre-1999.html">Anne
Savelli</a><br />
::: <a href="http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1367">La revue
des ressources</a></p>antéantépénultièmeurn:md5:9f3b4b8206562bd32ec52c63c72d4dcd2009-10-16T01:00:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_octobre09/.oulipo_m.jpg" alt="oulipo.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>L’antéantépénultième</p>
<p>Depuis une quinzaine d'années, nous revenions de temps à autre, Raymond et
moi, sur le problème du plus petit nombre de mots capable de former un poème
valable. Dans une première catégorie, les poèmes qui n'ont aucune chance d'être
compris ou goûtés (ils ne visent d'ailleurs à rien de plus) que du poète seul
et tout au plus de quelques-uns de ses proches : références à sa vie, à
son environnement, à une certaine fascination qui lui est personnelle; c'est le
domaine des un, ou deux mots. Dans une deuxième catégorie, les poèmes faisant
allusion à une émotion (culturelle) partagée par un petit nombre :
Excalibur, Fatalitas, des mots-clés (parfois des titres qui peuvent
avantageusement remplacer les œuvres) : Prince, Vierge, Barricades
mystérieuses, Calme bloc, Damoiselle élue, la Tour abolie, Polichinelle
d'acier, Belle dame sans merci, une Mouche, dans l'ombre, Millions d'oiseaux
d'or... Ce pourrait être le domaine d'élection des moins de cinq mots.<br />
Des érudits viendront qui constitueront l'anthologie internationale des poèmes
de peu de mots. J'ai le lointain souvenir (mais la référence m'en échappe) d'un
« Quatre mots » occidental. Au voisinage de quatre à six mots,
j'imagine qu'il existe pas mal d'exemples en Extrême-Orient (Chine, Corée,
Japon). L'étude de la création, de la légitimité et de l'efficacité des
« Moins de cinq mots » incombe tout naturellement à l'OuLiPo. D'une
manière plus générale, l'étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots
est compris entre 0 et + infini mériterait d'être entreprise et poursuivie
scientifiquement (1). Elle gagnerait à être abordée avec des notions empruntées
à la physique mathématique et à la théorie des Systèmes : température,
entropie, enthalpie, caléfaction, torréfaction, structures dissipatives,
etc.<br />
Faisant allusion, dans sa chambre d'hôpital, à un détail concret et
d'importance mineure de ma précédente visite, Raymond me dit :
« C'est l'antépénultième jour où tu es venu. » Sa diction était
lente, sans force et difficile, comme si de prononcer chaque mot (mais non de
le trouver) réclamait un effort. « Je vois - lui dis-je - que tu as gardé
la même prédilection pour le mot antépénultième. Il pourrait certainement
constituer un poème d'un seul mot. Mais dans quelle catégorie le
placerais-tu ? Dans celle destinée aux fans de Mallarmé et de
« l'antépénultième est morte » ? Ou dans celle moins bien définie
visant le nombre plus vaste de ceux (Mallarmé lui-même avant d'écrire son
texte) qui sont subjugués par la rare et précieuse qualité du terme isolé de
tout contexte ? »<br />
Sans répondre à cette question, il eut un rire faible et affectueux et nous ne
poussâmes pas plus avant cette mini-conversation, la dernière que nous eûmes,
et qui eut lieu l'antéantépénultième jour de Raymond Queneau.</p>
<p>(1) Qu'est-ce qu'un poème de zéro mot ? C'est une émotion ressentie
comme douée d'une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins
d'un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques
exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot. Selon cette
définition, il existe un bien plus grand nombre de poèmes. On remarquera
cependant que, malgré toute cette richesse, l'anthologie des poèmes en zéro mot
tiendrait aisément sur un timbre-poste.<br />
Le problème des poèmes de zéro mot = PzM (resp. : poèmes de un mot =
P1M ; poèmes de n mots = PnM) gagne à être traité par l'approche
ensembliste. Un PzM ou un P1M est constitué par le (resp.: un PnM peut être
extrait du) vocabulaire de l'intersection des vocabulaires (ordonnés ou non) de
x poèmes de y mots. Lorsque cette intersection est un ensemble vide (resp.: un
singleton), on obtient un PzM (resp. : P1M). Au-delà, on débouche sur
l'immense et savoureux domaine des poèmes booléens qui attend encore son Ossian
ou son Narcisse Follaninio.</p>
<p><a href="http://www.oulipo.net/oulipiens/FLL">François Le Lionnais</a>, 30
novembre 1976<br />
Repris dans l’<em>Anthologie de l’OuLiPo</em>, éditée par Marcel Bénabou et
Paul Fournel (Gallimard, Poésie, 2009, p. 843-845)</p>
</blockquote>
<p>Ce beau texte émouvant (et qui à l’heure du microblogging en 140 signes
résonne d’une manière particulière) a été lu tout à l’heure, parmi d'autres,
lors du <a href="http://www.oulipo.net/document20642.html">premier Jeudi de
l’OuLiPo de l’année</a>, consacré à cette anthologie.</p>rater encore rater mieuxurn:md5:1fb8b98ed2eb54bd3463abfb372440d82009-08-24T01:04:00+02:00cgatcitations <blockquote>
<p>Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu'à plus
mèche encore. Soit dit plus mèche encore.</p>
<p>Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit.</p>
<p>Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le
corps. Où être. Où bouger. D'où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul
retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger.</p>
<p>Tout jadis. Jamais rien d'autre. D'essayé. De raté. N'importe. Essayer
encore. Rater encore. Rater mieux.</p>
<p>(...)</p>
<p>Pire moindre. Plus pas concevable. Pire à défaut d'un meilleur moindre. Le
meilleur moindre. Non. Néant le meilleur. Le meilleur pire. Non. Pas le
meilleur pire. Néant pas le meilleur pire. Moins meilleur pire. Non. Le moins.
Le moins meilleur pire. Le moindre jamais ne peut être néant. Jamais au néant
ne peut être ramené. Jamais par le néant annulé. Inannulable moindre. Dire ce
meilleur pire. Avec des mots qui réduisent dire le moindre meilleur pire. À
défaut du bien pis que pire. L'imminimisable moindre meilleur pire.</p>
<p>La paire. Les mains. Mains étreintes étreignant. Ce peu s'en faut
vrai ! Comme lorsque d'abord dite sur mains atrophiés la tête. Mains
atrophiées ! Eux là donc les mots. Maintenant ici étreintes étreignant.
Comme lorsque d'abord dit. Dé-dédit lorsque plus mal dit. Ouste. Mains
étreintes étreignant !</p>
<p>Les vides aussi. Ouste. Nulles mains dans le -. Non. Garder aux fins de pire
à dire. Tant mal que pis pire tant mal que pis dire. Dire pour l'instant encore
vues. Obscurément vues. Blanc obscur. Deux mains vides d'un blanc obscur. Dans
la pénombre vide.</p>
<p>Ainsi cap au moindre encore. Tant que la pénombre perdure encore. Pénombre
inobscurcie. Ou obscurcie à plus obscur encore. À l'obscurissime pénombre. Le
moindrissime dans l'obscurissime pénombre. L'ultime pénombre. Le moindrissime
dans l'ultime pénombre. Pire inempirable.</p>
<p>Quels mots pour quoi alors ? Comme ils presque sonnent encore. Tandis
que tant mal que pis hors de quelque substance molle de l'esprit ils suintent.
Hors ça en ça suintent. Comme c'est peu s'en faut non inepte. Jusqu'au dernier
imminimisable moindre comme on rechigne à réduire. Car alors dans l'ultime
pénombre finir par dé-proférer le moindrissime tout.</p>
</blockquote>
<p>Samuel Beckett, <em>Cap au pire</em> (<em>Worstward Ho</em>, 1982), traduit
de l'anglais par Edith Fournier (Minuit, 1991, p. 7-8 et p. 41-43)</p>folie que de vouloir croire entrevoirurn:md5:350fc24f0e5dbb901defaea45ddb0d2d2009-08-22T02:22:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/.Film_Beckett_m.jpg" alt="Film_Beckett.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>folie –<br />
folie que de –<br />
que de –<br />
comment dire –<br />
folie que de ce –<br />
depuis –<br />
folie depuis ce –<br />
donné –<br />
folie donné ce que de –<br />
vu –<br />
folie vu ce –<br />
ce –<br />
comment dire –<br />
ceci –<br />
ce ceci –<br />
ceci-ci –<br />
tout ce ceci-ci –<br />
folie donnée tout ce –<br />
vu –<br />
folie vu tout ce ceci-ci que de –<br />
que de –<br />
comment dire –<br />
voir –<br />
entrevoir –<br />
croire entrevoir –<br />
vouloir croire entrevoir –<br />
folie que de vouloir croire entrevoir quoi –<br />
quoi –<br />
comment dire –<br />
et où –<br />
que de vouloir croire entrevoir quoi où –<br />
où –<br />
comment dire –<br />
là –<br />
là-bas –<br />
loin –<br />
loin là là-bas –<br />
à pleine –<br />
loin là là-bas à peine quoi –<br />
quoi –<br />
comment dire –<br />
vu tout ceci –<br />
tout ce ceci-ci –<br />
folie que de voir quoi –<br />
entrevoir –<br />
croire entrevoir –<br />
vouloir croire entrevoir –<br />
loin là là-bas à peine quoi –<br />
folie que d'y vouloir croire entrevoir quoi –<br />
quoi –<br />
comment dire –</p>
<p>comment dire</p>
</blockquote>
<p>Samuel Beckett, <em>Comment dire</em> (dernier texte, daté du 29 octobre
1988)<br />
dans <em>Poèmes</em> ; suivi de <em>Mirlitonnades</em> (Minuit, 1992)</p>nous lisonsurn:md5:adcc357ad70d607852443b50c12e79b22009-08-15T02:02:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/.van_gogh_la_lectrice_de_roman_m.jpg" alt="van_gogh_la_lectrice_de_roman.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>Nous lisons pour connaître la fin, pour l’histoire. Nous lisons pour ne pas
atteindre cette fin, pour le seul plaisir de lire. Nous lisons avec un intérêt
profond, tels des chasseurs sur une piste, oublieux de ce qui nous entoure.
Nous lisons distraitement, en sautant des pages. Nous lisons avec mépris, avec
admiration, avec négligence, avec colère, avec passion, avec envie, avec
nostalgie. Nous lisons avec des bouffées de plaisir soudain, sans savoir ce qui
a provoqué ce plaisir. « Qu’est-ce donc que cette émotion, demande Rebecca
West après avoir lu <em>Le Roi Lear</em>. Quelle est cette influence qu’ont sur
ma vie les très grandes œuvres d’art, qui me fait tant de bien ? » Nous ne
le savons pas. Nous lisons dans l’ignorance. Nous lisons à longs gestes lents,
comme si nous flottions dans l’espace, en apesanteur. Nous lisons pleins de
préjugés, dans la malice. Nous lisons généreusement, pleins d’indulgence pour
le texte, comblant les vides, réparant les erreurs. Et parfois, quand les
astres nous sont favorables, nous lisons le souffle court, parcourus d’un
frisson, comme si quelqu’un ou quelque chose avait « marché sur notre
tombe », comme si un souvenir enfoui au fond de nous avait soudain été libéré –
comme si nous reconnaissions une chose dont nous avions toujours ignoré la
présence, ou une chose que nous sentions vaguement, ombre ou petite lueur, dont
la silhouette fantomatique s’élève et rentre en nous avant que nous ayons pu
voir ce que c’était, nous laissant plus vieux et plus sages.</p>
</blockquote>
<p>Alberto Manguel, <em>Une histoire de la lecture</em> (1996, Actes sud, 1998,
p. 357)</p>la qualité des hommes sans qualitéurn:md5:2abd637eee3ef2c86395e1e74e3517862009-08-11T01:34:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/ranciere_spectateur_emancipe.jpg" alt="ranciere_spectateur_emancipe.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Les procédures de la critique sociale ont en effet pour fin de soigner les
incapables, ceux qui ne savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce
qu'ils voient, qui ne savent pas transformer le savoir acquis en énergie
militante. Et les médecins ont besoin de ces malades à soigner. Pour soigner
les incapacités, ils ont besoin de les reproduire indéfiniment. Or pour assurer
cette reproduction, il suffit du tour qui, périodiquement, transforme la santé
en maladie et la maladie en santé. Il y a quarante ans, la science critique
nous faisait rire des imbéciles qui prenaient des images pour des réalités et
se laissaient ainsi séduire par leurs messages cachés. Entre-temps, les
« imbéciles » ont été instruits dans l'art de reconnaître la réalité
derrière l'apparence et les messages cachés dans les images. Et maintenant,
bien sûr, la science critique recyclée nous fait sourire de ces imbéciles qui
croient encore qu'il y a des messages cachés dans les images et une réalité
distincte de l'apparence. La machine peut marcher ainsi jusqu'à la fin des
temps, en capitalisant sur l'impuissance de la critique qui dévoile
l'impuissance des imbéciles.<br />
Je n'ai donc pas voulu ajouter un tour à ces retournements qui entretiennent
sans fin la même machinerie. J'ai plutôt suggéré la nécessité et la direction
d'un changement de démarche. Au cœur de cette démarche, il y a l'essai de
dénouer le lien entre la logique émancipatrice de la capacité et la logique
critique de la captation collective. Sortir du cercle, c'est partir d'autres
présuppositions, de suppositions assurément déraisonnables au regard de l'ordre
de nos sociétés oligarchiques et de la logique dite critique qui en est la
doublure. On présupposerait ainsi que les incapables sont capables, qu'il n'y a
aucun secret caché de la machine qui les tienne enfermés dans leur position. On
supposerait qu'il n'y a aucun mécanisme fatal transformant la réalité en image,
aucune bête monstrueuse absorbant tous désirs et énergies dans son estomac,
aucune communauté perdue à restaurer. Ce qu'il y a, c'est simplement des scènes
de dissensus, susceptibles de survenir n'importe où, n'importe quand. Ce que
dissensus veut dire, c'est une organisation du sensible où il n'y a ni réalité
cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et
d'interprétation du donné imposant à tous son évidence. C'est que toute
situation est susceptible d'être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un
autre régime de perception et de signification. Reconfigurer le paysage du
perceptible et du pensable, c'est modifier le territoire du possible et la
distribution des capacités et des incapacités. Le dissensus remet en jeu en
même temps l'évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage
de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du
monde commun. C'est en quoi consiste un processus de subjectivation
politique : dans l'action de capacités non comptées qui viennent fendre
l'unité du donné et l'évidence du visible pour dessiner une nouvelle
topographie du possible. L'intelligence collective de l'émancipation n'est pas
la compréhension d'un processus global d'assujettissement. Elle est la
collectivisation des capacités investies dans ces scènes de dissensus. Elle est
la mise en œuvre de la capacité de n'importe qui, de la qualité des hommes sans
qualité. Ce ne sont là, je l'ai dit, que des hypothèses déraisonnables. Je
pense pourtant qu'il y a plus à chercher et plus à trouver aujourd'hui dans
l'investigation de ce pouvoir que dans l'interminable tâche de démasquer les
fétiches ou l'interminable démonstration de l'omnipotence de la bête.</p>
</blockquote>
<p>Jacques Rancière, <a href="http://atheles.org/lafabrique/livres/lespectateuremancipe/index.html">Le
Spectateur émancipé</a> (La Fabrique, 2008, p. 54-55)</p>persuadé qu’au fond il n’y en a qu’unurn:md5:0e5db5af8677ee94051f25ded1397d5b2009-08-10T03:05:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/.manet-mallarme-1876_m.jpg" alt="manet-mallarme-1876.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>C’est que, à part les morceaux de prose et les vers de ma jeunesse et la
suite, qui y faisait écho, publiée un peu partout, chaque fois que paraissaient
les premiers numéros d’une Revue Littéraire, j’ai toujours rêvé et tenté autre
chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute
satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit,
pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre. Quoi ? c’est difficile à
dire : un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un
livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de
hasard, fussent-elles merveilleuses… J’irai plus loin, je dirai : le
Livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a
écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul
devoir du poëte et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même
du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose
aux équations de ce rêve, ou Ode.</p>
<p>Voilà l’aveu de mon vice, mis à nu, cher ami, que mille fois j’ai rejeté,
l’esprit meurtri ou las, mais cela me possède et je réussirai peut-être ;
non pas à faire cet ouvrage dans son ensemble (il faudrait être je ne sais qui
pour cela !) mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par
une place l’authenticité glorieuse, en indiquant le reste tout entier auquel ne
suffit pas une vie. Prouver par les portions faites que ce livre existe, et que
j’ai connu ce que je n’aurai pu accomplir.</p>
<p>Stéphane Mallarmé, <a href="http://fr.wikisource.org/wiki/Autobiographie_%28St%C3%A9phane_Mallarm%C3%A9%29">
« Autobiographie », Lettre à Verlaine, 16 novembre 1885</a></p>
</blockquote>
<p>::: le Livre, ma contribution au débat sur le livre qui rebondit de <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1850">blog</a> en <a href="http://www.archicampus.net/wordpress/?p=457">blog</a> en <a href="http://amontour.wordpress.com/2009/08/07/ceci-nest-pas-un-livre/">blog</a> en
<a href="http://www.la-grange.net/2009/08/08/qui-suis-je-un-livre">blog</a> en
<a href="http://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article745">blog</a>.</p>
<p>::: à moins que le livre ne soit <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/06/09/un-objet-transitionnel">doudou</a>, <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/08/29/prenez-garde-a-ces-lignes">engrenage</a> ou <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/07/18/un-livre-miraculeux-qui-n-a-ni-feuillets-ni-caracteres">pendant
d'oreille</a>.</p>gros de mille définitions de luneurn:md5:b1c9f911eab9327cbd426fb0025f7d6e2009-07-21T04:01:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juil09/.Cyrano-Savinien-invention_m.jpg" alt="Cyrano-Savinien-invention.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir
étaient sonnées lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre de
mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de
safran nous défrayèrent sur le chemin. Les yeux noyés dans ce grand astre,
tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la
gloire des bienheureux ; tantôt l’autre protestait que c’était la platine
où Diane dresse les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce
pourrait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses
rayons regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus.
« Et moi, dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je
crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps
pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui
le nôtre sert de lune. » La compagnie me régala d’un grand éclat de rire.
« Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la lune, de
quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus
beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et, de notre âge, Coprins
et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à s’égosiller de
plus belle. Cette pensée, dont la hardiesse biaisait en mon humeur, affermie
par la contradiction, se plongea si profondément chez moi que, pendant tout le
reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de lune, dont je ne
pouvais accoucher ; et à force d’appuyer cette créance burlesque par des
raisonnements sérieux, je me le persuadai quasi, mais, écoute, lecteur, le
miracle ou l’accident dont la Providence ou la fortune se servirent pour me le
confirmer. J’étais de retour à mon logis et, pour me délasser de la promenade,
j’étais à peine entré dans ma chambre quand sur ma table je trouvai un livre
ouvert que je n’y avais point mis. C’était les œuvres de Cardan ; et
quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force,
justement dans une histoire que raconte ce philosophe : il écrit
qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, à travers les portes
fermées de sa chambre, deux grands vieillards, lesquels, après beaucoup
d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants de la
lune, et cela dit, ils disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un
livre qui s’était apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il
s’était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidents pour
une inspiration de Dieu qui me poussait à faire connaître aux hommes que la
lune est un monde. « Quoi ! disais-je en moi-même, après avoir tout
aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où
cette matière se traite voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable
de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse
et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions et à ma volonté les desseins
que je fais !... Sans doute, continuais-je, les deux vieillards qui apparurent
à ce grand homme sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l’ont
ouvert sur cette page, pour s’épargner la peine de me faire cette harangue
qu’ils ont faite à Cardan. — Mais, ajoutais-je, je ne saurais m’éclaircir de ce
doute, si je ne monte jusque-là ? — Et pourquoi non ? me répondais-je
aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au ciel dérober du feu. » À ces
boutades de fièvres chaudes, succéda l’espérance de faire réussir un si beau
voyage. Je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez
écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens capables de m’y
porter, voici comme je me donnai au ciel. Je m’étais attaché autour de moi
quantité de fioles pleines de rosée, et la chaleur du soleil qui les attirait
m’éleva si haut, qu’à la fin je me trouvai au-dessus des plus hautes nuées.</p>
</blockquote>
<p>Hector Savinien Cyrano de Bergerac, <a href="http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Autre_monde_ou_les_%C3%A9tats_et_empires_de_la_Lune">
L’Autre monde ou Les états et empires de la Lune</a> (1657)</p>maintenir le monde avec ses piedsurn:md5:466ea4e5941fc5049609e04c5f0102592009-07-12T01:44:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juil09/Kafka_5ans.jpg" alt="Kafka_5ans.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>Une tâche scabreuse, marcher sur la pointe des pieds en passant par une
poutre vermoulue qui sert de pont ; ne rien avoir sous les pieds ;
gratter d’abord la terre avec ses pieds pour rassembler le sol que l’on va
fouler ; marcher uniquement sur son propre reflet que l’on voit dans l’eau
au-dessous de soi ; maintenir le monde avec ses pieds ; en l’air
seulement se tordre les mains afin de pouvoir endurer cette peine. (p. 560)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>« Ce n’est pas un mur nu, c’est de la vie très sucrée qu’on a comprimée
pour en faire un mur, grain de raisin sur grain de raisin. – Je ne le crois
pas. – Goûte. – Je ne peux pas lever la main à force d’incrédulité. – Je
porterai le raisin à ta bouche. – Je ne pourrai pas le goûter à force
d’incrédulité. – Alors rentre sous terre. – Ne le disais-je pas que devant la
nudité de ce mur on ne peut que rentrer sous terre ? » (p. 585-586)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Je sais nager comme les autres, seulement j’ai plus de mémoire qu’eux, je
n’ai pas pu oublier l’époque où je ne savais pas nager. Comme je ne l’ai pas
oubliée, il ne me sert de rien de savoir nager et malgré cela je ne sais pas
nager. (p. 586)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Frantz Kafka, Traductions de Marthe Robert. <em>Œuvres complètes. 2 :
Récits et fragments narratifs</em> (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1980)</p>
</blockquote>
<p>::: les « traductions » du fragment « wenn man doch ein
indianer wäre... » ont été réunies et mises en page par François Bon dans
un <a href="http://calameo.com/read/0000060412fd38db84755">très joli petit
calaméo</a>.</p>
<p>::: et l'on trouve <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1526">d’autres fragments
narratifs</a> dans le <em>tiers livre</em>.</p>wenn man doch ein indianer wäre...urn:md5:574e4fc4660d0e4e421bbd290adb419a2009-07-09T02:01:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juil09/warhol_kafka.jpg" alt="warhol_kafka.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>Wenn man doch ein Indianer wäre, gleich bereit, und auf dem rennenden
Pferde, schief in der Luft, immer wieder kurz erzitterte über dem zitternden
Boden, bis man die Sporen ließ, denn es gab keine Sporen, bis man die Zügel
wegwarf, denn es gab keine Zügel, und kaum das Land vor sich als glatt gemähte
Heide sah, schon ohne Pferdehals und Pferdekopf.</p>
</blockquote>
<p>Christine Bauer lance sur le blog <a href="http://regardaupluriel.hautetfort.com/archive/2009/07/02/franz-kafka.html#comments">
regard au pluriel</a> une invitation à <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1837">traduire/interpréter</a>
ce texte de Kafka ... et je me retrouve à traduire sans doute de manière très
inexacte mais avec grand plaisir une langue dont je ne parle pas un mot, ce qui
donne :</p>
<blockquote>
<p>Faire comme si on était un indien, toujours prêt à s’enfuir sur un cheval
fendant l’air pour échapper aux spasmes de la terre, et s’aperçevoir qu’on a
perdu ses éperons, car il n’y avait pas d’éperons, qu’on a laché les rênes, car
il n'y avait pas de rênes, et que progressivement le paysage virtuel s’efface,
se mue en une matrice vide, tandis que l’encolure puis la tête du cheval
retournent aux pixels.</p>
</blockquote>
<p>Cela me rappelle l’époque où j’attaquais mes versions anglaises ou latines à
l’intuition, ce qui produisait des résultats très ... contrastés,<br />
cela me rappelle aussi pourquoi je me méfie des textes traduits,<br />
cela me rappelle que <a href="http://towardgrace.blogspot.com/2009/01/le-clavier-cannibale.html">Le Clavier
cannibale</a> de Claro attend sagement d’être lu sur une de mes étagères.<br />
et cela me rappelle enfin un autre texte allemand que j'aime beaucoup, dans la
traduction où je l'ai rencontré pour la première fois, en exergue
d’<em>Histoire</em> de Claude Simon :</p>
<blockquote>
<p>Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux.<br />
Nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.<br />
(traduction de J.F. Angelloz, Aubier bilingue)</p>
</blockquote>
<p>le texte allemand, extrait de la huitième des <em>Élégies de Duino</em>
(1912-1922, parution 1923) de Rainer Maria Rilke, est :</p>
<blockquote>
<p>Uns überfüllts. Wir ordnens. Es zerfällt.<br />
Wir ordnens wieder und zerfallen selbst.</p>
</blockquote>
<p>et les autres traductions que j’ai pu en lire, en recherchant la référence
de la première, me parlent beaucoup moins, par exemple :</p>
<blockquote>
<p>Débordés. Nous mettons de l'ordre. Tout s'écroule.<br />
Nous remettons de l'ordre et nous-mêmes croulons.<br />
(traduction de François-René Daillie, Orphée-La Différence)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>En sommes submergés. L'agençons. Sa ruine survient.<br />
L'agençons de nouveau et périclitons nous-mêmes.<br />
(traduction de la Pléiade)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Ce tout nous submerge. Nous y mettons de l'ordre. Il vole en éclats.<br />
Nous l'ordonnons encore : nous volons en éclats nous-mêmes.<br />
(traduction de Jean-Yves Masson, Imprimerie nationale)</p>
</blockquote>tous ont quelque chose pour eux dans la toileurn:md5:fb78e7c45f5ba2f0e48dcd772b6cdd902009-06-25T03:39:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/.william_blake_dantes_inferno_whirlwind_of_lovers_m.jpg" alt="william_blake_dantes_inferno_whirlwind_of_lovers.jpg" /></p>
<blockquote>
<p><em>Lecture</em></p>
<p>Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à
suivre. Le chemin est tracé, unique.<br />
Tout différent le tableau : immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en
profondeur, à volonté.<br />
Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu'on le
désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais
rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE.<br />
Aventure peu recherchée, quoique pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont
matière à y trouver (et à des mois de distance matières nouvelles), tous, les
respectueux, les généreux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus
dans leur sang, les labos à pipette, ceux pour qui un trait est comme un saumon
à tirer de l'eau, et tout chien rencontré, chien à mettre sur la table
d'opération en vue d'étudier ses réflexes, ceux qui préfèrent jouer avec le
chien, le connaître en s'y reconnaissant, ceux qui dans autrui ne font jamais
ripaille que d'eux-mêmes, enfin ceux qui voient surtout la Grande Marée,
porteuse à la fois de la peinture, du peintre, du pays, du climat, du milieu,
de l'époque entière et de ses facteurs, des événements encore sourds et
d'autres qui déjà se mettent à sonner furieusement de la cloche.<br />
Oui, tous ont quelque chose pour eux dans la toile, même les propres à rien,
qui y laissent simplement tourner leurs ailes de moulin, sans faire vraiment la
différence, mais elle existe et combien instructive.<br />
Que l'on n'attende pas trop toutefois. C'est le moment. Il n'y a pas encore de
règles. Mais elles ne sauraient tarder ...</p>
<p>(1950)</p>
</blockquote>
<p>Henri Michaux, <em>Passages</em> (1937-1963) (Gallimard, L’Imaginaire, p.
75-76)</p>comment cohabiter sans servir ?urn:md5:537a24ac3785b6c171abe6b69a5ee1db2009-06-19T01:10:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/michaux_dessins5.jpg" alt="michaux_dessins5.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>La mouche est si bien organisée qu'elle a pu assidûment fréquenter l'homme
depuis des milliers d'années, sans être mise à la porte, ni mise à travailler.
Le tout sans se gêner et ne cherchant nullement comme le chat à feindre d'être
apprivoisée. Allant même jusqu'à s'installer au bord de ses yeux et à puiser
dans ses larmes admirablement salées l'appoint chloruré nécessaire à son
régime. Avec la même aisance elle fréquente aussi de plus gros mammifères aux
yeux confortables et nul doute qu'elle ne rêve d'yeux plus parfaits encore,
creusés au lieu de bombés, pareils à des soucoupes, soucoupes vivantes,
distillant le liquide exquis.<br />
Voilà l'être que tout homme, dans une époque qui rend esclave, se doit de bien
étudier au lieu des aigles, des lions et des chevaux, ou des princes qui ne lui
apprendront jamais ce qu'il lui importerait tellement de savoir : «
<em>Comment cohabiter sans servir ?</em> »</p>
</blockquote>
<p>Henri Michaux, <em>Passage</em> (1937-1963) (Gallimard, L’Imaginaire, p.
143)</p>faire toujours comme siurn:md5:c834bcc4a84dd10b78e3d4455adf849d2009-06-17T01:01:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/.sollers_chine_1974_s.jpg" alt="sollers_chine_1974.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>Ils croient qu’il y a un truc : les relations, l’argent, le sexe, la
drogue, etc. Pas un instant, ils ne pensent que tout vient de la méditation, de
la discipline du vice, du travail. Par élégance, et par sécurité, donc, faire
toujours comme si on était truqueur, vénal, accroché, fébrile, paresseux,
bâclé.</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p><a href="http://sollers.jubiblog.fr/">Philippe Sollers</a>, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=220">Carnet de
nuit</a> (Plon, 1989, p. 8-9)</p>
</blockquote>
<p>Le premier <a href="http://www.livreshebdo.fr/prix/actualites/philippe-sollers-laureat-du-prix-de-la-bnf/3150.aspx">
Prix de la BnF a été attribué hier 15 juin à Philippe Sollers</a> pour
l'ensemble de son œuvre.</p>ils ressemblent beaucoup aux esclavesurn:md5:aac5a434da4e5837b32ccf7deab6604c2009-06-16T01:40:00+02:00cgatcitations <div class="external-media" style="margin: 1em auto; text-align: center;">
<object type="application/x-shockwave-flash" data="http://www.dailymotion.com/swf/xfnaq&related=1" width="400" height="316"><param name="movie" value="http://www.dailymotion.com/swf/xfnaq&related=1" />
<param name="wmode" value="transparent" />
<param name="FlashVars" value="playerMode=embedded" /></object><br />
<a href="http://www.dailymotion.com/video/xfnaq_guy-debord-in-girum-extraits_shortfilms">
Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (extrait) (1978)</a></div>
<p>::: quand <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/06/15/diner-in-situ-ce-soir-a-paris/">banquiers
et grands patrons se cotisent pour acheter du Debord</a> le <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2006/12/25/la-publicite-du-temps">spectacle</a> bat <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2006/12/25/lempire-de-la-passivite-moderne">son plein</a> !</p>être gouvernéurn:md5:c2d7ef5a5b55aac7cc0fd792cb2a1ab02009-06-10T02:08:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images%20janv08/.courbet_proudhon_et_ses_enfants_s.jpg" alt="courbet_proudhon_et_ses_enfants.jpg" /></p>
<blockquote>
<p>Être GOUVERNÉ, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré,
réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré,
commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu… Être
GOUVERNÉ, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté,
enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié,
autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte
d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution,
exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié,
volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé,
amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté,
emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu,
trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement,
voilà sa justice, voilà sa morale !</p>
</blockquote>
<p>Pierre-Joseph Proudhon, <a href="http://books.google.fr/books?id=WwcVAAAAQAAJ">Idée générale de la révolution
au dix-neuvième siècle</a> (Garnier frères, 1851, p. 341)</p>homeurn:md5:300ce829ba0890533ca3f09338aaa7b42009-06-06T03:07:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/koltes_prologue.jpg" alt="koltes_prologue.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>J'ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j'avais entendu
parler, qui est celle qu'éprouve l'homme qui rentre à la maison. Bien sûr, je
ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un
voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les
cas, il n'y avait pas de quoi en faire des histoires. Un jour - je ne sais,
vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé -,
tout à coup, venant d'un bar ou d'une voiture qui passait, étouffées,
lointaines, j'ai entendu quelques mesures d'un vieux disque de Bob
Marley ; j'ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires
terriens, dans les livres, en poussent en s'asseyant le soir dans un fauteuil,
près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n'importe où
maintenant, à entendre, même de loin, <em>Rat Race</em> ou <em>War</em>, je
ressens l'odeur, la familiarité, et le sentiment d'invulnérabilité, le repos de
la maison.</p>
<p>Je vis avec un Indien, mort il y a de nombreuses années. Comme cela se
faisait à l'époque entre ennemis, sa tête a été vidée, la peau amollie puis
séchée sur des pierres et plus en plus petites. Ses cils et ses sourcils sont
bien fournis ; ses lèvres, très belles, sont fermées par une petite
ficelle, et il y a des lentes de poux dans ses cheveux. Les nuits d'orage,
parfois, il faut que je me lève et que j'aille lui parler dans la pièce à côté.
Un jour, je l'ai prêté pour qu'on me trouve un objet qui l'abrite de la
poussière, comme dans les musées je suppose. Tout le temps de son absence, je
promenais une solitude étrange d'une pièce à l'autre ; de son côté, il
effrayait ses hôtes, déclenchait des orages la nuit, énervait tout le monde. Au
point qu'on me l'a rapporté avant d'avoir eu le temps de trouver quoi que ce
soit pour le protéger. Mais dès son retour tout s'est calmé, il n'y a aucune
raison d'abriter un copain de la poussière.</p>
<p>Si l'on tient à désigner une catégorie d'individus qu'on estime être une
catégorie parce qu'on estime qu'elle a un aspect, un vice ou un attribut
commun, on a toujours intérêt à utiliser le mot insultant. Le mot insultant est
toujours plus beau et plus imprécis, et on a toujours intérêt à utiliser le mot
le moins précis, parce qu'il est le plus juste pour désigner une
caractéristique commune. Après, bien après l'invention du mot insultant, on
trouve toujours quelque salaud qui, pour faire entrer l'insulte dans le
dictionnaire ou pour pouvoir l'utiliser en famille, invente un ou plusieurs
mots neutres, prétendument objectifs, complètement faux, et incroyablement
laids.</p>
<p>L'avantage provisoire du mot « frère » sur tout autre mot
désignant ce qui lie quelqu'un à quelqu'un, c'est qu'il est dépourvu de toute
sentimentalité, de toute affectivité ; ou, en tous les cas, on peut
facilement l'en débarrasser. Il peut être dur, agressif, fatal, presque dit
avec regret. Et puis il suggère l'irréversibilité et le sang (pas le sang des
rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le
corps et qui n'a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l'estomac ou la
moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir).</p>
<p>La position la plus humaine, il me semble, c'est celle du cocher qui attend,
celle de l'assouplissement. On n'est définitivement pas assez bien fait pour se
sentir bien debout, et couché, à la longue, on s'énerve ou on devient idiot. En
position assise, avec le menton sur la poitrine, les yeux fermés - aux trois
quarts ou tout à fait -, l'oreille en état de marche, les bras un peu écartés
pour l'équilibre, comme ça, ça me plairait assez de passer la vie.</p>
</blockquote>
<p>Bernard-Marie Koltès, « Home », dans <a href="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&livre_id=1691">Prologue
et autres textes</a> (Minuit, 1991, p. 119-121)</p>échanger la joie de son cœur contre le réconfort de son estomacurn:md5:9443e0bb586799acce1322a95c97590b2009-06-01T03:18:00+02:00cgatcitations <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juin09/London-Quiconque.jpg" alt="London-Quiconque.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br />
<br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>De nos jours, le candidat à la littérature, ou plutôt le candidat-artiste à
la littérature, ou plus exactement le candidat-artiste à la littérature au
ventre qui réclame et à la bourse vide, se trouve confronté à un violent
paradoxe. Comme candidat, il est un homme qui n'a pas réussi, et un homme qui
n'a pas réussi n'attire pas la popularité. Comme homme, il doit manger, or sa
bourse est vide. Comme artiste possédant une authentique âme d'artiste, son
plus grand plaisir consiste à épancher la joie de son cœur dans un texte
imprimé. Et voici donc le paradoxe auquel il est confronté et qu'il doit
résoudre : comment et selon quels usages doit-il chanter la joie de son
cœur pour qu'une fois imprimé, ce chant lui fasse gagner son pain ?</p>
<p>Cela n'apparaît pas comme un paradoxe, tout du moins pas au candidat à la
littérature alimentaire, ni à l'homme doté d'une âme d'artiste et d'une bourse
bien remplie. Le premier, dépourvu d'ambition artistique, se contente de
répondre à la demande du public. Le second, affranchi de la sordide nécessité,
se satisfait d'attendre jusqu'à ce qu'il ait créé la demande. Quant à celui qui
a réussi, il ne compte pas. Il a résolu le paradoxe. Mais l'homme aux rêves
ambitieux et contraint par la sordide nécessité, voilà celui qui doit affronter
la contradiction absolue. Cet homme ne peut épancher son âme d'artiste dans son
travail et échanger ce travail contre du pain et de la viande. Le monde
s'oppose étrangement et implacablement à ce qu'il échange la joie de son cœur
contre le réconfort de son estomac. Et notre homme découvrira que ce que le
monde demande le moins est ce qu'il admire le plus, et qu'il demande à cor et à
cri ce qu'il n'admire pas du tout. (p. 15-17)</p>
<p>Arrive alors le candidat-artiste aspirant à déverser sur la page
dactylographiée son chant inédit, à échanger la joie de son cœur contre le
réconfort de son estomac, à faire quelque chose qui puisse vivre tout en vivant
lui-même. À moins d'être de ces candidats-artistes extrêmement chanceux, il ne
tarde pas à s'apercevoir que chanter grâce à sa machine à écrire et faire
exister ce chant dans les pages d'un magazine sont des exercices sans aucun
lien, que les joies de l'âme et les désirs du cœur, modelés dans une forme
artistique durable, ne sont pas forcément de la littérature immédiate, en bref,
que le maître qu'il cherche à servir pour le pain et la gloire ne veut pas
entendre parler de lui. Alors qu'il s'assied pour reprendre son souffle, il
aperçoit les candidats à la littérature alimentaire lui passer devant, en
foule, se satisfaisant du pain et laissant tomber la gloire. Par définition,
les gens appartiennent au plus grand nombre ou au petit nombre ; il y a
divorce entre le pain et la gloire ; et là où le candidat-artiste rêvait
de servir un maître, il en trouve deux : celui qui lui permettra de vivre
et celui qui permettra à son travail de vivre, et ce qu’exige le premier, le
second n’a pas grand-chose – voire rien – à en faire. (p. 26-28)</p>
</blockquote>
<p>Jack London, <a href="http://www.editionsdusonneur.com/produit.php?ref=London-Quiconque&id_rubrique=1">
Quiconque nourrit un homme est son maître</a>. Traduit de l'anglais
(États-Unis) par Moea Durieux (Éditions du Sonneur, La Petite collection,
2009)</p>la paisible ordonnance de sa toileurn:md5:869c0ce397c1a6745933b10ef31b40022009-05-30T02:54:00+02:00cgatcitations <blockquote>
<p>J'envie la perfection, la sérénité des lignes tracées par l'épeire diadème,
l'araignée porte-croix de nos jardins. Au petit jour, dans le désordre des
chrysanthèmes couchés en tout sens par les vents et pluies d'équinoxe, c'est un
repos de découvrir la paisible ordonnance de sa toile toute neuve aux rayons
étoilés, réunis en multiples polygones concentriques par des segments sans
bavure, progressifs et parallèles, de plus en plus courts à mesure que l'on
s'approche du centre où attend l'artiste dorée, satisfaite à juste titre de sa
rigoureuse œuvre nocturne. Tout autour d'elle, accrochés régulièrement sur
l'ensemble de la trame, brillent les innombrables diamants d'une fine rosée
matinale, dont le faible poids courbe à peine les filins, comme la dentelle de
girandoles d'une escadre illuminée.<br />
Mais moi j'enrage et je désespère, je me débats contre le vide et je couvre de
coulures improbables les murailles invisibles qui me cernent de toute part. Je
suis enfermé, j'en suis sûr, et je l'ai déjà dit cent fois : enfermé.
Autour de moi se dressent des parois de verre : là et ici, juste devant
moi, et sur les côtés aussi et derrière moi encore. Prisonnier. Les
chrysanthèmes, les rudbeckias d'automne, les phlox tardifs, les ultimes roses,
tout cela se trouve de l'autre côté, dans le calme jardin de l'épeire
porte-croix. Je suis enfermé dans une sorte de cube vide, abstrait, qui forme
comme une explosive absence carrée dans la continuité des choses naturelles. Si
j'en veux capturer le moindre reste, les mégots, les cacahuètes brisées, les
croûtons de pain et autres menus déchets que par dérision l'on me jette, il me
faut agir, construire en toute hâte des rets sur l'impalpable mur, qui sépare
en deux mondes sans commune mesure le dehors et le dedans de ma cellule. Et je
me doute bien, évidemment, que ce monde-ci - le mien - n'existe pas, qu'il
n'est qu'un trou noir au milieu de la constellation vive et gaie des lumières
de l'escadre.<br />
Allons ! Pas d'excuses ! Pas de jérémiades ! Il faut me mettre
au travail, une fois encore. Mû à nouveau par l'illusoire euphorie de l'action,
je lance d'aventureuses lignes exploratrices autour de moi, dans tous les sens,
avec des gestes nerveux et rapides, vite cassés. Je m'agite. Je me démène.
J'essaie la passion, le désespoir, la fureur, les subterfuges, la petite
surprise. Je frappe à droite. Je frappe à gauche. À droite encore. Je
recommence, je répète, je ressasse. Je m'obstine. Je reviens en arrière. Puis,
soudain, je frappe derechef juste devant moi... Aussitôt, je me retourne d'une
brusque et imprévisible volte-face... Non. Rien... Au milieu de l'espace
transparent qui m'enferme, perçant en son centre sans doute une porte scellée,
il y a seulement un minuscule judas rond, qui est probablement un œil de
caméra.<br />
Je voudrais me remettre à mon ouvrage, mais une sorte de paralysie peu à peu me
gagne. Je respire de plus en plus mal. Enfin, comme il fallait s'y attendre, je
m'aperçois que je me suis pris moi-même au milieu d'un inextricable écheveau de
fils enchevêtrés. Je tente un dernier soubresaut, en vain : il est trop
tard. Je suis soudé au monde absent, soudé au vide. Dans l'immobilité
définitive de mon corps, de mon visage qui ne peut même plus clore les
paupières, je vois l'énorme araignée noire - moi - qui s'approche de moi pour
me dévorer. Je pousse un hurlement muet de terreur.<br />
Je me réveille. Les doubles rideaux ne sont pas fermés, ni seulement les
voilages. Le jour se lève à peine. La pluie et le vent d'équinoxe battent la
vitre, de l'autre côté d'une large baie rectangulaire qui occupe presque toute
la paroi, juste en face de mon lit. Sur le fond blanchâtre du petit matin, les
rameaux entremêlés du grand noyer tout proche, dénudé par la tempête, dessinent
un réseau compliqué de courbes mouvantes, remplissant jusqu'aux extrêmes bords
toute la surface de la toile avec ses lignes grises soulignées par des reflets
luisants. Il n'y a pas un oiseau sur les branches, pas de loups blancs, pas
d'araignée géante. Et les idéogrammes superposés formés par les ramures de
l'arbre, inutile filet, sont apparemment privés de sens.</p>
</blockquote>
<p>Alain Robbe-Grillet, <a href="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&livre_id=1811">Les
derniers jours de Corinthe</a> (Minuit, 1994, p. 206-208)</p>