lignes de fuite - essais2010-07-07T11:17:45+02:00Christine Geninurn:md5:1348Dotclearémousser les angles obtus des singularitésurn:md5:2fdd4073413f18e3f9b42bfd71ebf02f2009-10-31T02:56:00+01:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_octobre09/.lagandre_societe_integrale_s.jpg" alt="lagandre_societe_integrale.gif" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /><br />
<br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>D'un point de vue très général, le but du totalitarisme, dans ses
dispositifs réels, dans le tissu même de son exercice, fut de produire un corps
social <em>intégral</em>, parfaitement soudé, saturé de coutures, c'est-à-dire
une société sans sujets, sans conflit ni diversité, immédiatement mobilisable
dans son intégralité. Or, c'est à certains égards ce même but que la société de
contrôle à laquelle nous consentons quotidiennement est <em>tentée</em>, en
vertu de sa structure propre, de poursuivre. Elle dispose à cette fin d'une
part de techniques policières d'enregistrement du réel telles que, si les nazis
en avaient joui, elles auraient rendu la Résistance impossible, et d'autre part
de techniques de séduction tellement puissantes qu'aucune résistance n'est même
plus désirée ni désirable. La pacification radicale par laquelle on émousse les
angles obtus des singularités peut se faire aujourd'hui sans forceps :
est-elle plus souhaitable pour autant ? (p. 16)</p>
<p>Nous partageons malgré nous avec les totalitarismes le rêve utopique d'une
sociabilité pure, d'une société intégrale et <em>sans histoire</em>, dans les
deux sens du terme. Jamais les sociétés ne furent moins violentes et plus
dociles, et jamais pourtant la tranquillité et la police qui la garantit ne
furent à ce point désirées. Les lexiques dominant la scène politique en
témoignent assez bien. Ainsi le terme apparemment neutre
d<em>'intégration</em>. <em>Integer</em>, en latin, racine commune
d'« intégral », d'« intègre » et d'« intégration », est
issu de <em>tango</em>, <em>tangere</em>, qui signifie « toucher ».
L'intègre ou l'intégral, c'est, littéralement, l<em>'intact</em> : ce qui
n'a pas été touché et se tient en surplomb dans sa pureté anhistorique, ou
encore l<em>'entier</em> à quoi rien n'a été ôté. L'usage social contemporain
du terme d'intégration accepte donc en toile de fond une image de la société
comme corps fondamentalement <em>homogène</em>. L'invraisemblable ministère qui
a vu le jour en France en 2007 (« de l'Immigration, de l'Intégration, de
l'Identité nationale et du Codéveloppement ») rappelle qu'aucun lexique n'est
inoffensif, et que notre mot d'intégration envisageait déjà les flux humains
comme des menaces contre l'intégrité « identitaire » et l'homogénéité
des conduites.<br />
L'effort dont l'intégration est le nom tend vers l'homogénéité sociale
maximale, c'est-à-dire exempte de toute « <em>insociabilité</em> ». Sitôt
que la sociabilité intégrale est conçue comme la destination naturelle de
l'homme, la légalité peut être prise pour une moralité, la loi pour une norme,
et l'obéissance requise n'est plus susceptible d'être <em>voulue</em> : il
n'est pas besoin ici de volonté, puisqu'on ne veut que ce qu'on peut aussi ne
pas vouloir. (p. 26-27)</p>
<p>La loi civile, de ce fait, acquiert une fonction nouvelle :
l'efficacité. Autrement dit, rien de moins que d'empêcher le crime, comme si la
dimension criminelle de l'homme pouvait d'une manière ou d'une autre être
surmontée, comme si elle n'était due qu'à une minorité de voyous naturellement
et irréversiblement criminels. L'insociable sociabilité où s'affirme le
caractère individuel de l'homme, dont le crime n'est lui-même qu'une inévitable
conséquence, est comme extraite de l'individu dont elle exprimait la liberté et
la faculté d'expérimenter, et redistribuée sur la société tout entière ;
laquelle, de ce fait, se trouve divisée en sociables et en insociables, en
« voyous » et en « honnêtes gens ». Il ne reste plus alors qu'à
couper la branche pourrie pour que seuls restent entre eux les « honnêtes
gens », les « sociables purs ». (p. 32)</p>
<p>Chaque crime sexuel spectaculaire est porté à la connaissance de tous, ou
plutôt à l'émotion publique, et au lieu de dénoncer les mensonges du pouvoir,
il en conforte au contraire le mouvement. Comme le système totalitaire, le
système doit être en mouvement : il faut qu'il y ait toujours des voyous
pour que soit toujours désirée la société intégrale, c'est-à-dire le processus
par lequel on supprime purement et simplement les voyous. Il faut qu'il y ait
toujours des victimes, et qu'on suscite à leur égard autant de compassion
publique que possible, pour que le « zéro » de la tolérance puisse
être désiré.<br />
Cette refonte du juridique n'est donc justifiable que d'un point de vue
politique très particulier, celui d'une société fabriquée
« efficacement » selon un modèle idéal. Ce point de vue ne semble
aujourd'hui si naturel que parce qu'il exprime la modernité politique en
général, totalitarismes inclus. Il ne s'agit au bout du compte que de supprimer
l'individu réel, sujet d'une parole, d'une pensée, d'un désir propres, avec
toute l'insociabilité qui le caractérise, pour le remplacer par un individu
imaginaire, intégralement social en dépit de ses professions de foi
individualistes, c'est-à-dire intégralement normal et interchangeable dans
toutes ses différences, soumis comme toutes les choses à des lois de
comportement, des lois statistiques, des lois économiques, autant de
« lois » nouvelles qui dans la conduite des affaires politiques se
substituent aux lois civiles où s'exprimait jadis la <em>volonté</em>
politique. (p. 37)</p>
<p>L’intégration exigée de l’individu ne consiste qu’en une adhésion globale et
immédiate, quitte à médicaliser ensuite ses vertiges. (p. 77)</p>
<p>Cédric Lagandré, <a href="http://editions.flammarion.com/Albums_Detail.cfm?ID=37114&levelCode=home">La
société intégrale</a> (Climats, 2009)</p>
</blockquote>
<p>Cédric Lagandré est né en 1973.<br />
Ancien collaborateur de la revue <em>Mouvement</em>, il a aussi contribué
occasionnellement à la revue <em>R de réel</em>, et a publié :<br />
- <em>L’inspiration des Grecs</em> (L’Harmattan, 2000)<br />
- <a href="http://www.puf.com/wiki/Autres_Collections:L%27actualit%C3%A9_pure._Essai_sur_le_temps_paralys%C3%A9">
L'actualité pure. Essai sur le temps paralysé</a> (PUF, 2009)</p>l'égalité des intelligencesurn:md5:ec3059a19c2f75f31900466ed33b82e42009-08-12T00:52:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_aout09/ranciere_maitre_ignorant.gif" alt="ranciere_maitre_ignorant.gif" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>C'est ici que les descriptions et les propositions de l'émancipation
intellectuelle peuvent entrer enjeu et nous aider à reformuler le problème. Car
cette médiation auto-évanouissante n'est pas pour nous quelque chose d'inconnu.
C'est la logique même de la relation pédagogique : le rôle dévolu au
maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l'ignorance de
l'ignorant. Ses leçons et les exercices qu'il donne ont pour fin de réduire
progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire
l'écart qu'à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l'ignorance
par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l'élève
et lui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique
pédagogique, l'ignorant n'est pas seulement celui qui ignore encore ce que le
maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment le savoir.
Le maître, lui, n'est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par
l'ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à
quel moment et selon quel protocole. Car à la vérité, il n'est pas d'ignorant
qui ne sache déjà une masse de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en
regardant et en écoutant autour de lui, en observant et en répétant, en se
trompant et en corrigeant ses erreurs. Mais un tel savoir pour le maître n'est
qu'un <em>savoir d'ignorant</em>, un savoir incapable de s'ordonner selon la
progression qui va du plus simple au plus compliqué. L'ignorant progresse en
comparant ce qu'il découvre à ce qu'il sait déjà, selon le hasard des
rencontres mais aussi selon la règle arithmétique, la règle démocratique qui
fait de l'ignorance un moindre savoir. Il se préoccupe seulement de savoir
plus, de savoir ce qu'il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce qui manquera
toujours à l'élève, à moins de devenir maître lui-même, c'est le <em>savoir de
l'ignorance</em>, la connaissance de la distance exacte qui sépare le savoir de
l'ignorance.<br />
Cette mesure-là échappe précisément à l'arithmétique des ignorants. Ce que le
maître sait, ce que le protocole de transmission du savoir apprend d'abord à
l'élève, c'est que l'ignorance n'est pas un moindre savoir, elle est l'opposé
du savoir ; c'est que le savoir n'est pas un ensemble de connaissances, il
est une position. L'exacte distance est la distance qu'aucune règle ne mesure,
la distance qui se prouve par le seul jeu des positions occupées, qui s'exerce
par la pratique interminable du « pas en avant » séparant le maître
de celui qu'il est censé exercer à le rejoindre. Elle est la métaphore du
gouffre radical qui sépare la manière du maître de celle de l'ignorant, parce
qu'il sépare deux intelligences : celle qui sait en quoi consiste
l'ignorance et celle qui ne le sait pas. C'est d'abord cet écart radical que
l'enseignement progressif ordonné enseigne à l'élève. Il lui enseigne d'abord
sa propre incapacité. Ainsi vérifie-t-il incessamment dans son acte sa propre
présupposition, l'inégalité des intelligences. Cette vérification interminable
est ce que Jacotot nomme abrutissement.<br />
À cette pratique de l'abrutissement il opposait la pratique de l'émancipation
intellectuelle. L'émancipation intellectuelle est la vérification de l'égalité
des intelligences. Celle-ci ne signifie pas l'égale valeur de toutes les
manifestations de l'intelligence mais l'égalité à soi de l'intelligence dans
toutes ses manifestations. Il n'y a pas deux sortes d'intelligence séparées par
un gouffre. L'animal humain apprend toutes choses comme il a d'abord appris la
langue maternelle, comme il a appris à s'aventurer dans la forêt des choses et
des signes qui l'entourent afin de prendre place parmi les humains : en
observant et en comparant une chose avec une autre, un signe avec un fait, un
signe avec un autre signe. Si l'illettré connaît seulement une prière par cœur,
il peut comparer ce savoir avec ce qu'il ignore encore : les mots de cette
prière écrits sur du papier. Il peut apprendre, signe après signe, le rapport
de ce qu'il ignore avec ce qu'il sait. Il le peut si, à chaque pas, il observe
ce qui est en face de lui, dit ce qu'il a vu et vérifie ce qu'il a dit. De cet
ignorant, épelant les signes, au savant qui construit des hypothèses, c'est
toujours la même intelligence qui est à l'œuvre, une intelligence qui traduit
des signes en d'autres signes et qui procède par comparaisons et figures pour
communiquer ses aventures intellectuelles et comprendre ce qu'une autre
intelligence s'emploie à lui communiquer.<br />
Ce travail poétique de traduction est au cœur de tout apprentissage. Il est au
cœur de la pratique émancipatrice du maître ignorant. Ce que celui-ci ignore,
c'est la distance abrutissante, la distance transformée en gouffre radical que
seul un expert peut « combler ». La distance n'est pas un mal à abolir,
c'est la condition normale de toute communication. Les animaux humains sont des
animaux distants qui communiquent à travers la forêt des signes. La distance
que l'ignorant a à franchir n'est pas le gouffre entre son ignorance et le
savoir du maître. Elle est simplement le chemin de ce qu'il sait déjà à ce
qu'il ignore encore mais qu'il peut apprendre comme il a appris le reste, qu'il
peut apprendre non pour occuper la position du savant mais pour mieux pratiquer
l'art de traduire, de mettre ses expériences en mots et ses mots à l'épreuve,
de traduire ses aventures intellectuelles à l'usage des autres et de
contre-traduire les traductions qu'ils lui présentent de leurs propres
aventures. Le maître ignorant capable de l'aider à parcourir ce chemin
s'appelle ainsi non parce qu'il ne sait rien, mais parce qu'il a abdiqué le
« savoir de l'ignorance » et dissocié ainsi sa maîtrise de son
savoir. Il n'apprend pas à ses élèves <em>son</em> savoir, il leur commande de
s'aventurer dans la forêt des choses et des signes, de dire ce qu'ils ont vu et
ce qu'ils pensent de ce qu'ils ont vu, de le vérifier et de le faire vérifier.
Ce qu'il ignore, c'est l'inégalité des intelligences. Toute distance est une
distance factuelle, et chaque acte intellectuel est un chemin tracé entre une
ignorance et un savoir, un chemin qui sans cesse abolit, avec leurs frontières,
toute fixité et toute hiérarchie des positions.</p>
<p>Jacques Rancière, <a href="http://atheles.org/lafabrique/livres/lespectateuremancipe/index.html">Le
Spectateur émancipé</a> (La Fabrique, 2008, p. 14-17)</p>
</blockquote>
<p>Depuis <em>Le Maître ignorant</em>, publié en 1987, l'émancipation
intellectuelle, qui passe par l'abolition de la position d'autorité, est au
cœur de la pensée de Jacques Rancière. C'est un concept particulièrement
nécessaire aujourd'hui pour s'opposer aux thèses de ceux qui accusent
Wikipedia, Google ou Internet en général d'attenter à l'intelligence en
supprimant la hiérarchie des positions.</p>
<p>Né en 1940, Professeur émérite au département de philosophie de l’Université
de Paris VIII, Jacques Rancière a animé la revue <em>Les Révoltes logiques</em>
de 1975 à 1985, et a publié notamment :<br />
- <em>La Nuit des prolétaires</em> (Fayard, 1981)<br />
- <em>Le Philosophe et ses pauvres</em> (Fayard, 1983)<br />
- <em>Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle</em>
(Fayard, 1987)<br />
- <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3047">La
Mésentente. Politique et philosophie</a> (Galilée, 1995)<br />
- <em>Mallarmé. La politique de la Sirène</em> (Hachette, 1996)<br />
- <a href="http://www.atheles.org/lafabrique/livres/auxbordsdupolitique/">Aux
bords du politique</a> (La Fabrique, 1998)<br />
- <em>La Parole muette. essai sur les contradictions de la littérature</em>
(Hachette, 1998)<br />
- <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3048">La Chair
des mots. Politiques de l'écriture</a> (Galilée, 1998)<br />
- <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3049">L'Inconscient
esthétique</a> (Galilée, 2001)<br />
- <a href="http://www.atheles.org/lafabrique/livres/lepartagedusensible/">Le
Partage du sensible. Esthétique et politique</a> (La Fabrique, 2000)<br />
- <em>La Fable cinématographique</em> (Seuil, 2001)<br />
- <a href="http://www.atheles.org/lafabrique/livres/ledestindesimages/">Le
Destin des images</a> (La Fabrique, 2003)<br />
- <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3050">Malaise
dans l’esthétique</a> (Galilée, 2004)<br />
- <a href="http://www.atheles.org/lafabrique/livres/lahainedelademocratie/">La
Haine de la démocratie</a> (La Fabrique, 2005)<br />
- <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3051">Politique
de la littérature</a> (Galilée, 2007)</p>
<p>::: <a href="http://revuedeslivres.net/articles.php?id=360">« Critique
de la critique du « spectacle » », Entretien avec Jérôme Game</a>
(<em>Revue Internationale des Livres et des Idées</em>, 4, décembre 2008</p>ce qui se forme alors c'est une tentative de fuiteurn:md5:d2209b3b410c30349ff8f6f313c8a9072009-07-15T03:22:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_juil09/malabou_accident.jpg" alt="malabou_accident.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Les
changements et les métamorphoses propres à ces vies, survenus en conséquence
des aléas et des difficultés ou simplement liés au cours naturel des choses,
apparaissent comme les marques et les rides d'un accomplissement continu,
presque logique, qui conduit à la mort. Avec le temps, on devient finalement ce
que l'on est, on ne devient que ce que l'on est. Les transformations du corps,
de l'âme renforcent la permanence de l'identité, la caricaturent ou la figent,
ne la contredisent jamais. Ne la dérangent pas.<br />
Cette pente existentielle et biologique progressive, qui ne fait que
transformer le sujet en lui-même, ne saurait faire oublier le pouvoir de
plastiquage de cette même identité qui s'abrite sous son apparent poli, comme
une réserve de dynamite enfouie sous la peau de pêche de l'être pour la mort.
En conséquence de graves traumatismes, parfois pour un rien, le chemin bifurque
et un personnage nouveau, sans précédent, cohabite avec l'ancien et finit par
prendre toute la place. Un personnage méconnaissable, dont le présent ne
provient d'aucun passé, dont le futur n'a pas d'avenir, une improvisation
existentielle absolue. Une forme née de l'accident, née par accident, une
espèce d'accident. Une drôle d'engeance. Un monstre dont aucune anomalie
génétique ne permet d'expliquer l'apparition. Un être nouveau vient au monde
une seconde fois, venu d'une tranchée profonde ouverte dans la
biographie.<br />
Il existe des métamorphoses qui dérangent la boule de neige que l'on forme avec
soi-même dans la durée, ce gros tas circulaire bien rempli, replet, complet.
D'étranges figures qui surgissent de la blessure, ou de rien, d'une sorte de
décrochage d'avec l'avant, des figures qui ne résultent ni d'un conflit
infantile non réglé, ni de la pression du refoulé, ni du retour subit d'un
fantôme. Il est des transformations qui sont des attentats. J'ai longuement
parlé de ces phénomènes de plasticité destructrice, des identités scindées,
interrompues soudainement, désertes des malades d'Alzheimer, de l'indifférence
affective de certains cérébro-lésés, des traumatisés de guerre, des victimes de
catastrophes, naturelles ou politiques. Force est de constater et de faire
reconnaître que nous pouvons tous, un jour, devenir quelqu'un d'autre,
d'absolument autre, quelqu'un qui ne se réconciliera jamais avec lui-même, qui
sera cette forme de nous sans rédemption ni rachat, sans dernières volontés,
cette forme damnée, hors du temps. Ces modes d'être sans généalogie n'ont rien
à voir avec le tout-autre des éthiques mystiques du XXe siècle. Le Tout-Autre
dont je parle demeure à jamais étranger à Autrui.<br />
Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Parfois, elles
sortent de leur lit, sans qu'aucun motif géologique, aucun tracé souterrain, ne
permette d'expliquer cette crue ou ce débord. La forme soudainement déviante,
déviée, de ces vies est de plasticité explosive. (p. 9-10)</p>
<p>Qu'est-ce qu'une issue, que peut être une issue là même où il n'y a aucun
dehors, aucun ailleurs ? C'est bien en ces termes que Freud décrit la
pulsion, cette excitation étrange qui ne peut pas trouver sa décharge à
l'extérieur du psychisme et dont il n'est pas possible, comme il est dit dans
<em>Pulsions et destin des pulsions</em>, de « venir à bout par des
actions de fuite ». La question est bien de savoir comment
« éliminer » la force constante de la pulsion. « Ce qui se forme
alors, dit Freud, c'est une tentative de fuite. » Il faut prendre ici au
sérieux le verbe « ce qui se forme », « <em>es kommt zu Bildung</em>
», littéralement « ce qui vient à formation », car ce verbe ne fait pas
qu'annoncer la tentative de fuite, il la constitue. La seule issue possible à
l'impossibilité de fuir semble bien être la constitution d'une <em>forme</em>
de fuite. C'est-à-dire à la fois la constitution d'un genre ou d'un ersatz de
fuite et la constitution d'une identité qui se fuit, qui fuit l'impossibilité
de se fuir. Identité désertée, dissociée encore une fois, qui ne se réfléchit
pas elle-même, ne vit pas sa propre transformation, ne la subjective pas. (p.
18)</p>
<p>Le style de Duras repose lui-même tout entier sur la suppression des liens
et des enchaînements, sur cette figure de rhétorique que l'on appelle savamment
l'asyndète. Celle-ci est une sorte d'ellipse au moyen de laquelle on retranche
les conjonctions qui unifient les propositions et les segments de la phrase. Le
<em>Dictionnaire de rhétorique</em> la présente comme une « figure obtenue
par suppression des termes de liaison ». Elle appartient à la classe des
disjonctions et fait se télescoper les mots, qui arrivent les uns aux autres,
les uns sur les autres, s'arrivent, comme autant d'accidents en effet. Ils se
cabossent, perdent tout liant, tout enduit, toute graisse, toute société.
L'asyndète est l'alcoolisme du langage. (p. 60)</p>
</blockquote>
<p>Catherine Malabou, <a href="http://www.leoscheer.com/spip.php?article1701">Ontologie de l’accident</a>
(Léo Scheer, 2009)</p>
<p><a href="http://www.leoscheer.com/spip.php?mot159">Catherine Malabou</a> est
professeur de philosophie à l’Université de Paris X Nanterre et directrice de
la collection de philosophie aux Éditions Léo Scheer. Elle a publié aussi
:<br />
- <em>L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique</em> (Vrin,
1996)<br />
- <em>La Contre-allée</em> ; avec Jacques Derrida (La Quinzaine littéraire
- Louis Vuitton, 1999)<br />
- <em>Le Temps</em> (Hatier, 2000)<br />
- <a href="http://www.leoscheer.com/spip.php?article95">Plasticité, actes du
colloque du Fresnoy</a> (Léo Scheer, 2000)<br />
- <a href="http://www.leoscheer.com/spip.php?article146">Le Change Heidegger.
Du fantastique en philosophie</a> (Léo Scheer, 2004)<br />
- <a href="http://consciences.blogspirit.com/archive/2006/02/24/que-faire-de-notre-cerveau.html">
Que faire de notre cerveau ?</a> (Bayard, 2004)<br />
- <a href="http://www.leoscheer.com/spip.php?article253">La plasticité au soir
de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction</a> (Léo Scheer,
2005)<br />
- <em>Les Nouveaux Blessés, de freud à la neurologie : penser les
traumatismes contemporains</em> (Bayard, 2007)</p>l'alchimie du weburn:md5:9075f367d43d146eccdec6c3788f90ec2008-09-22T02:21:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_sept08/.pisani_m.jpg" alt="pisani.jpg" /><br />
<br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Choisir « alchimie », à la dimension inéluctablement ambiguë, au lieu
de « sagesse » ou d' « intelligence », permet de prendre acte du
fait que rassembler un grand nombre de personnes et les consulter permet
éventuellement de créer de l'or, mais pas toujours. Les foules ne produisent
pas que de la sagesse, les collectifs pas seulement de l'intelligence. Mais
cela peut arriver et c'est le grand mérite de James Surowiecki et de Pierre
Lévy que de l'avoir mis en valeur.<br />
Quant au terme « multitude », dont Le Robert précise qu'il indique une
« grande quantité (d'êtres, d'objets) considérée ou non comme constituant
un ensemble », il a le mérite d'attirer notre attention sur le nombre, sans lui
accorder de connotation positive ou négative. Le pluriel rend mieux compte des
multiplicités à l'oeuvre. Il permet de suggérer une plus grande hétérogénéité
et une plus grande diversité. Les webacteurs d'aujourd'hui ne forment ni une
foule consciente, ni un collectif aux contours bien déterminés. Eux-mêmes
multiples, divers, ils se regroupent avec des degrés lâches de participation et
d'implication au gré de leurs activités : membres d'un réseau social,
encyclopédistes sur Wikipedia, blogueurs, commentateurs, et parfois simples
spectateurs engagés. La référence à l'utilisation deleuzienne qu'en font
Michael Hardt et Antonio Negri est volontaire.<br />
Rimbaud parlait bien de « l'alchimie du verbe ». Pourquoi ne pas laisser
libre cours à celle de la diversité et de la participation qui caractérisent le
web.</p>
<p>Francis Pisani, Dominique Piotet, <a href="http://www.alchimie-des-multitudes.atelier.fr/">Comment le web change le
monde. L’alchimie des multitudes</a> (Pearson, 2008, p. 131-132)</p>
</blockquote>
<p><em>Comment le web change le monde. L’alchimie des multitudes</em>, est un
livre riche en citations, notions, réflexions concernant les usages
d'internet : « <a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/06/30/communiquer-dans-les-nuages">communiquer dans les nuages</a>
», « individualisme réticulaire », « vous fournissez tout le contenu,
ils gardent tous les revenus », « digital literacy », etc. etc.</p>
<p>J’ai eu le plaisir de faire partie au printemps des <a href="http://pisani.blog.lemonde.fr/2008/04/29/230-livres-pour-les-blogueurs/">230
blogueurs à qui le livre a été adressé gratuitement</a> ; Francis Pisani
annonce qu'il va désormais être <a href="http://pisani.blog.lemonde.fr/2008/09/22/le-livre-comment-le-web-change-le-monde-en-ligne-gratis/">
progressivement mis en ligne</a> : profitez-en !</p>mots de demainurn:md5:6265a9860208243a12646d94ad7d304a2008-09-16T00:50:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_sept08/paucot_dico_du_futur.jpg" alt="paucot_dico_du_futur.jpg" title="paucot_dico_du_futur.jpg, sep 2008" /></p>
<p>Pour savoir ce que sera un ACTIF (accessoire numérique à tout faire) un
Avat’homme, un Bookaméleon, le CUSARCH (Contrat d’Union Solidaire entre un
AvataR et un Humain), le DSH (délit de souriante gueule), un DurDur, un
Explanté, un Grooptable (téléphone qui utilise le hasard pour tisser des
liens), un IMAD (indice de masse d’appartenance à des réseaux), un
Kilimandjaret, le Kilounous (location d’amis), un <a href="http://www.anticipedia.info/spip.php?article206">Muépétrois</a>, un Rem
(ruminant écologiquement modifié), la Schizavartoze, un VraiLife, etc. etc.</p>
<p>... on peut consulter l'amusant <a href="http://m21editions.com/fr/dictionnaire.shtml">Dictionnaire impertinent du
Futur</a> (M21, 2008) d'Anne-Caroline Paucot.</p>
<blockquote>
<p>::: le <a href="http://www.anticipedia.info/">site Anticipedia</a><br />
::: le <a href="http://www.dicofutur.cluster21.com/">blog dicofutur</a><br />
::: le <a href="http://www.anticipedia.info/Dicofuturjuin2008.pdf">pdf en
ligne</a></p>
</blockquote>choisir la fuiteurn:md5:ffbbdcaa740243430c4930af1d9b21112008-05-21T00:05:00+02:00cgatessais <p><br />
<a href="http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/05/19/progres-de-la-condition-asine">Guillaume Paoli</a>
forme l'hypothèse que le processus de démotivation est en cours, et que déjà
dans chaque domaine les meilleurs choisissent la fuite. Son premier exemple
concerne la dégénerescence de la politique dont un récent débat électoral
opposant « la Mère-de-quatre-enfants au
Vrai-mec-qui-en-a-et-qui-s'en-sert » (!) (p. 84) lui semble un bon
symptôme ; mais il en a d'autres :</p>
<blockquote>
<p>On pourrait sans peine multiplier les exemples où l'exercice d'une
profession est contrarié par une vocation véritable. Il est de grands disparus
tel Alexandre Grothendieck, le Rimbaud des mathématiques, qui avait
radicalement rompu avec le milieu scientifique parce qu'il ne supportait pas la
collusion de celui-ci avec l'État et l'industrie, et médite depuis trente ans à
l'écart du siècle. Mais il en est une foule d'autres, anonymes et inaperçus.
Tel brillant chercheur en génétique, dont l'éthique personnelle s'accommodait
mal avec les pratiques mercantiles de sa branche, écrit maintenant des romans.
Tel rejeton des grandes écoles devant lequel toutes les portes étaient ouvertes
a effectué un retrait tactique dans le « revenu minimum d'activité ». Tel
élément d'élite d'un grand institut boursier s'est mis sur la touche, se
contentant de publier ses analyses et commentaires pour les autres. Comme je
l'interroge sur ses motifs, il me répond : « La bourse étant un
domaine semi-criminel, c'était une mesure de sauvegarde personnelle de m'en
tenir à distance, mais il s'agit aussi d'une sortie volontaire, j'ai quitté une
forme d'existence dictée par l'entreprise. »</p>
<p>Ma thèse est qu'il existe un auto-écrémage spontané des intelligences
laissant au petit-lait le soin d'accéder au sommet des organisations. Comme
l'avait entrevu Yeats dès 1921 (le poète est voyant) : « <em>les
meilleurs manquent de toute conviction tandis que les pires sont pleins
d'intensité passionnée</em> ». Ayant constaté que les sous-systèmes dans
lesquels ils opéraient n'étaient plus réformables, ceux qui étaient destinés à
en occuper les postes de responsabilité agissent selon le principe : ce
que tu ne peux pas renverser, tu peux toujours le laisser tomber. Certes, ces
objecteurs de conscience d'un genre nouveau n'en sont pas devenus pour autant
des <em>drop out</em> mendiant leur vie sur les routes. Ils se sont simplement
trouvés une niche socioprofessionnelle, qui peut d'ailleurs être confortable,
leur évitant de trop exposer leur talent. J'avais un moment caressé l’idée de
rendre manifeste cette conspiration invisible en recensant, avec l'accord des
individus concernés, les ressources ainsi soustraites à <em>World Trade
Inc.</em> et en en exposant les raisons. Le respect du silence pour lequel la
plupart ont opté m'en a dissuadé. On l'aura compris, il ne s'agit pas ici d'un
mouvement articulé mais d'une multitude de décisions prises le plus souvent
pour des raisons purement individuelles. Je prétends cependant que celles-ci
ont une incidence notable sur le devenir autodestructif du système, les
décisions des arrivistes médiocres restés aux commandes étant en conséquence de
plus en plus erratiques.</p>
<p>Guillaume Paoli, <em>Éloge de la démotivation</em> (lignes, 2008, p.
85-87)</p>
</blockquote>progrès de la condition asineurn:md5:9f74f5c5ce60c837dba0df2c1f6465982008-05-20T01:02:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_mai08/paoli_demotivation.jpg" alt="paoli_demotivation.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Pour faire avancer un âne, il n'est pas de moyen plus éprouvé que l'usage
proverbial de la carotte et du bâton. C'est du moins ce que conte la légende.
Avant moi-même connu un certain nombre de meneurs d'ânes, je n'en ai jamais vu
aucun avoir recours à ce procédé. Mais qu'importe le caractère avéré de la
chose, il s'agit là d'une métaphore qui, comme beaucoup d'expressions imagées
forgées par le génie populaire, recèle et condense des phénomènes bien plus
complexes qu'il n'y paraît au prime abord. Notons tout d'abord qu'il est bien
question de la carotte et du bâton, et non pas de l'une ou de l'autre. Il ne
s'agit pas d'une alternative, mais d'un rapport dialectique entre les deux
termes. Pas de carotte sans bâton et vice versa. Le bâton seul, la contrainte
physique, ne suffit pas à provoquer une avancée continue et décidée de
l'animal. L'âne battu s'ébroue, il fait bien quelques mètres à contrecœur, mais
cesse de marcher à la première occasion. Pour parler la langue des
managers : l'effet des coups de bâton n'est pas <em>performant</em>. En
fait, leur véritable effectivité est indirecte, comme menace permanente
susceptible d'être mise à exécution au moindre relâchement de l'effort. Il
suffit que l'âne sache qu'il peut éventuellement être bastonné, soit qu'il en
ait lui-même le souvenir cuisant, soit qu'il en ait l'exemple autour de lui. Il
se mettra alors en mouvement, non pas pour parvenir à un but, mais dans un
souci tactique d'évitement de la douleur. Les spécialistes parlent à ce propos
d'une « motivation secondaire négative ». Dans l'hypothèse optimale, il ne
sera jamais même nécessaire de battre l'animal, celui-ci avant parfaitement
intériorisé la menace. Son « bâton intérieur », il l'éprouvera même comme
un progrès de la condition asine, il se dira : « Nous n'avons pas à
nous plaindre, autrefois nos semblables étaient cruellement battus,
aujourd'hui, la vie est plus douce pour nous ». Le philosophe Norbert Elias
nommait cette disposition mentale le <em>processus de civilisation des
mœurs</em>. Et cependant, tout pédagogue le sait bien, la crainte du châtiment
doit être couplée à l'espoir d'une récompense. La contrainte sans la séduction,
ça ne fonctionne pas longtemps. On n'agit jamais vraiment dans le seul but
d'éviter quelque chose, mais pour obtenir une gratification.<br />
C'est ici qu'intervient la carotte, que l'on agite, accrochée à une perche,
devant les naseaux de l'animal. Si les phénomènes psychologiques entrant en jeu
sur le versant « bâton » du dispositif sont relativement grossiers,
ceux qui interviennent du côté « carotte » sont beaucoup plus
complexes. Pour commencer, non seulement l'âne doit voir la carotte, mais il ne
doit voir qu'elle ; il faut donc faire en sorte que tout autre objet de
convoitise disparaisse de sa vue. C'est à cet effet que sont utilisés, depuis
des temps immémoriaux, ces judicieux accessoires que l'on nomme les
<em>œillères</em>. Il existe, selon le degré de développement de la bourrique,
différentes sortes d'œillères. Ce peut être par exemple un éclairage spécial,
laissant dans l'ombre tout ce qui pourrait la distraire du but assigné. Ou bien
une idéologie assimilant au mal absolu, ou encore à une utopie irréaliste, tout
ce qui n'est pas la carotte. Cependant pour efficace qu'elle soit, cette
méthode est encore coercitive. Il peut advenir que l'âne se rebiffe contre la
restriction autoritaire de son champ visuel. Et rappelons-nous que l'usage de
la carotte a précisément pour but de promouvoir une démarche libre et
volontaire. Il est aisé de comprendre que le meilleur moyen de focaliser la
volonté sur un objet singulier est encore de faire le vide alentour, que rien
ne subsiste dans l'environnement de l'animal qui puisse distraire sa
convoitise. Dans le désert, nul besoin d'œillères. Il faut donc faire le
désert.<br />
Une fois l'attention du baudet captée, tout reste à faire. Car nous sommes
encore en présence de deux volontés distinctes. L'âne veut manger la carotte,
l'ânier veut faire avancer l'âne. Comment faire coïncider les deux ?
L'animal doit substituer à son motif intrinsèque (la faim, la convoitise) le
motif extrinsèque qui lui est représenté (la carotte et le mouvement pour
l'atteindre). Cette phase se nomme <em>l'identification</em>. Ensuite, une fois
accroché de la sorte, il doit modifier son comportement et faire l'effort
approprié à la satisfaction de son attente. La chose aura d'autant plus de
chances de réussir que le sujet sera convaincu d'agir volontairement et libre
de toute influence extérieure. C'est la phase dite de <em>l'adaptation</em>.
Celle-ci est facilitée chez des mammifères d'un naturel plus grégaire que les
ânes, mettons des collègues. Car ici entre en jeu un phénomène décisif. Chaque
collègue particulier pense qu'il doit faire un pas. Pourquoi ? Parce qu'il
est persuadé que tous les autres collègues feront ce pas. C'est ce que l'on
nomme <em>l'émulation</em>, ou la libre concurrence. Chacun croit qu'il ne peut
faire autrement que de croire, pour la seule raison que tous les autres
croient, « tous les autres » étant la somme de ces chacuns qui
croient, etc. C'est ainsi qu'une croyance s'objective en une « réalité
incontournable. »</p>
<p>La phase suivante du processus pourrait se nommer : <em>l'échec bien
sublimé</em>. Car bien évidemment, il n'est pas question que le but puisse être
atteint, sinon l'âne s'arrêterait sur-le-champ pour jouir du fruit de son
effort et toute l'entreprise aurait été vaine. Mais il faut aussi empêcher que
l'animal abandonne tout espoir de parvenir à ses fins, ce qui compromettrait
tout autant sa marche en avant. La satisfaction doit apparaître comme toujours
différée, mais jamais compromise. L'effort infructueux doit être compensé,
c'est-à-dire remis en jeu dans un effort accru. Ce moment est le plus délicat.
C'est ici qu'interviennent des consultants en pensée positive qui abreuvent les
ânes de maximes comme celle-ci, attribuée à Churchill : « La
réussite, c'est la capacité de voler d'un échec à l'autre sans perdre son
enthousiasme. »</p>
<p>Une fois ce stade atteint, le plus dur est passé. Car on va pouvoir
désormais compter sur un autre facteur éprouvé qui se nomme la routine.
L'animal va continuer sur sa lancée, par vitesse acquise, pour ainsi dire, sans
plus se poser la question du pourquoi. Plus exactement, cette question va
s'inverser pour lui. Il se demandera : quelle raison aurais-je donc de
m'arrêter ? Ce qui importe maintenant, ce n'est plus la pertinence du
motif qui l'avait mis en branle, mais l'absence de motifs alternatifs
suffisamment puissants pour lui faire remettre en cause la démarche adoptée.
Aussi, tant que ne se présentera pas une raison impérieuse de modifier son
comportement, il poursuivra son effort.<br />
Avouons-le, le fait que les ânes se fassent systématiquement berner par des
procédés aussi élémentaires ne plaide pas vraiment en faveur de leur
discernement. Il faut tout de même rappeler, à leur décharge, que jamais l'on
ne vit de syndicat de bourriques manifester en revendiquant « plus de
carottes et moins de bâton ! » Et, c'est un fait avéré, il est advenu
qu'au bout du chemin, les baudets les plus méritants aient réellement pu mordre
la carotte juteuse. C'était naguère. Car le contexte global ne permet plus ce
genre de largesse. Soumis à une âpre concurrence, les propriétaires des ânes ne
sont plus disposés a gaspiller de coûteuses carottes à l'exercice. Afin de
baisser les coûts du travail, ils substituent à celles-ci des images coloriées,
ou alors ils engagent des communicateurs chargés de persuader leurs employés
que la perche à laquelle rien n'est accroché est en elle-même un mets
succulent. Ou bien que le bâton se transformera en carotte le jour où il aura
été suffisamment asséné sur leurs dos. On admire leurs efforts.</p>
<p>Ce que je viens d'esquisser à grands traits n'est autre que la théorie de la
motivation telle qu'elle est distillée dans d'austères traités de psychologie
et mise en pratique dans de coûteux séminaires. Qu'est-ce qu'un motif ?
C'est, au sens premier, <em>ce qui nous pousse au mouvement</em> ; par
extension : une raison d'agir. La motivation est donc la fabrication et la
propagation de motifs destinés à faire bouger les gens dans la direction jugée
utile, ou pour parler la langue de ce temps : à les rendre toujours plus
<em>flexibles</em> et <em>mobiles</em>.</p>
<p>Dans tous les secteurs de la société actuelle, la bataille pour la
motivation fait rage. Les chômeurs n'obtiennent un droit à l'existence qu'en
fournissant les preuves d'un engagement sans relâche dans la recherche
d'emplois inexistants. Lors de l'entretien d'embauche, ce ne sont pas tant les
compétences qui comptent que l'exhibition enthousiaste d'une soumission sans
faille. Ceux qui ont encore une place ne peuvent espérer la conserver qu'en
s'identifiant corps et âme à l'entreprise, en se laissant mener où celle-ci
l'exige, en épousant sa « cause » pour le meilleur - et, le plus
souvent, pour le pire. Et le devoir de motivation ne s'arrête pas à la sortie
des bureaux. Il s'impose tout autant au consommateur, sommé d'être attentif aux
nouvelles gammes de produits et de confirmer sa fidélité aux marques qui ont su
l'accrocher. À l'adolescent qui doit se former - peut-être devrait-on dire se
<em>formater</em> - selon les exigences du marché, aussi bien qu'au vieux qui
doit s'acquitter de sa dette envers un monde qui a eu la bonté de le maintenir
en vie. Et quel que soit son âge, au téléspectateur, qui doit faire don de
quantités toujours plus importantes de cerveau disponible pour recevoir le flux
ininterrompu des informations censées constituer son rapport à la réalité. Une
fois la télé éteinte, restent encore tous ces artistes qui veulent le <em>faire
bouger</em>, ces militants qui veulent le <em>mobiliser</em>, le temps et les
relations qu'il lui faut <em>gérer</em>, sa propre image qu'il est sommé de
<em>dynamiser</em>, bref pas un moment qui ne soit placé sous le signe de
l'utile, sous l'impératif catégorique du mouvement. Que de carottes, pour de si
malheureux ânes !</p>
<p>La motivation est une question centrale de l'époque et elle est appelée à le
devenir toujours plus. C'est d'abord que la marchandisation intégrale l'exige.
Aujourd'hui il n'est pas un désir, pas une aspiration, pas une pulsion même qui
ne soit un objet de commerce. Les produits phares qui dominent le marché, ce ne
sont pas de quelconques objets censés répondre à tel ou tel usage, mais des
tranches de mode de vie préfabriquées. Encore faut-il que le client s'identifie
à elles, qu'il fasse siens les motifs dont on lui fait la retape. Chacun porte
en lui une part de ce que l'on nommait jadis les « passions de l'âme », et
aussi l'héritage des traditions antérieures (du moins ce qu'il en reste). Tout
ce stock doit être mobilisé. remodelé, empaqueté, étiqueté, rendu échangeable
contre un produit de valeur équivalente. Tant en amont, dans ce qu'on nomme
encore le travail, qu'en aval, dans ce qu'il est convenu d'appeler la
consommation (mais les deux moments peuvent de moins en moins être distingués),
il s'agit de faire en sorte que l'esprit des gens soit entièrement
<em>occupé</em> par cette tâche infinie.<br />
La deuxième raison pour laquelle la motivation est plus que jamais cruciale,
c'est que les motifs intrinsèques aux individus, auxquels les institutions
sociales prétendaient répondre naguère (citons entre autres le besoin de
stabilité, la soif de reconnaissance, le plaisir de la réciprocité, l'espoir de
vivre mieux) ont été systématiquement anéantis par la colonisation marchande.
Les idéaux et les promesses qui, bon an, mal an, avaient fait passer bien des
compromis et des renoncements, sont désormais combattus comme autant
d'archaïsmes dont il convient de se défaire au plus vite. S'il faut sans cesse
motiver les gens, c'est qu'ils sont toujours plus démotivés. Dans la sphère de
l'emploi, tous les indicateurs (au sens statistique, comme au sens policier)
témoignent d'une baisse de « l'investissement » des salariés dans
leur emploi. Ceci non seulement chez les travailleurs précaires et mal payés,
mais aussi bien chez les cadres et les hauts fonctionnaires. Dans la sphère de
la consommation, la grande distribution s'inquiète maintenant de la
désaffection croissante des clients, laquelle serait due d'avantage à un effet
de saturation, à une baisse du désir d'achat plutôt qu'à la fameuse
« baisse du pouvoir d'achat. » Dans la sphère médiatique,
l'uniformisation des informations (tant dans la forme que dans le message)
semble provoquer une perte de crédibilité tout aussi globale. (…)<br />
En somme, plus la motivation des gens est nécessaire aux marchés, plus elle
fait défaut.</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Guillaume Paoli, <a href="http://www.editions-lignes.com/public/livre.php?motsClefs=guillaume_paoli_eloge_de_la_demotivation_chomeurs_heureux_manifeste">
Éloge de la démotivation</a> (lignes, 2008, p. 9-18)</p>
</blockquote>
<p>Né en 1959, <a href="http://eipcp.net/bio/paoli">Guillaume Paoli</a> est
philosophe au théâtre de Leipzig, inspirateur et membre actif du mouvement
berlinois des « chômeurs heureux » ; il a publié le <a href="http://www.diegluecklichenarbeitslosen.de/dieseite/seite/francais.htm">Manifeste
des chômeurs heureux</a> (<a href="http://www.editionslechienrouge.org/">Éditions du Chien rouge</a>,
2007)<br /></p>mdpurn:md5:a9119a97d9f020fcc166e3f7ffe715492008-05-02T01:41:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_mai08/morts_de_peur.jpg" alt="morts_de_peur.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /><br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Qui s'intéresse à l'immense population du « Monde de l'entreprise »,
expression effrayante suggérant l'existence d'un univers troglodyte, différent
de celui où nous allons tous les jours acheter notre baguette ? Combien
sommes-nous de cadres démotivés à cultiver l'hypothèse d'une seconde vie, à
suivre en secret des cours du soir, à vouloir devenir psychanalyste,
instituteur, ou guide de haute montagne ? Comment les entreprises
peuvent-elles encore survivre avec, de la part de leurs salariés, si peu de foi
et tant de cynisme ?<br />
Comme tous les fils de profs, j'ai grandi dans le respect sacré de l'école, et,
avec un peu de chance et beaucoup d'efforts, réussi le concours d'entrée de
Polytechnique. Mais le système de sélection à la française est ainsi fait qu'il
ouvre la voie de la réussite professionnelle à des jeunes gens qui, par
identité sociologique et orientation philosophique, n'ont pas envie de faire
carrière - ni souvent d'ailleurs les qualités requises. Une génération
romantique est ainsi en train d'éclore, et c'est là une bien curieuse ironie de
voir des bataillons de diplômés surentraînés, prêts à tout pour échapper au
costume cravate et n'être jamais directeurs de rien. Il y a des jours où la
vie-de-bureau donne irrésistiblement envie d'aller vendre des beignets sur la
plage, de partir alphabétiser le tiers-monde, ou d'investir toute son épargne
dans une bergerie. Ce livre n'est pas fait pour vous en dissuader. (p.
9-10)</p>
<p>La lenteur et l’ennui sont l’essence même de la vie-de-bureau. (p. 13)</p>
<p>Le plus amusant avec la dilution progressive du temps et des événements,
c'est que l'on perd de vue la densité normale d'une journée. Tous les retraités
avouent ne plus avoir une minute à eux. Il en est de même des cadres moyens
dans les grandes entreprises. Ils se disent complètement
« surbookés » , mais gagneraient à passer une journée chez un
artisan. Les rituels sociaux et l'environnement de travail se sont tellement
enracinés qu'ils sont devenus indissociables du travail lui-même et qu'on ne
sait plus distinguer ce qui relève du travail et du « para-travail ». Se
réunir pour faire le point de la semaine, discuter avec son collègue d'un
article paru dans <em>Les Échos</em>, prendre un café, puis deux, regarder où
en est le cours de la Bourse, <em>forwarder</em> quelques blagues circulant sur
Internet et faire le tri de sa messagerie, poser ses congés et vérifier le
solde (on ne sait jamais, le logiciel peut se tromper...), rappeler un ami au
sujet de l'apéro de vendredi, puis sa femme pour les courses du soir, ne pas
oublier de réserver les billets de train sur le site de la SNCF, puis
travailler une heure ou deux et prendre un café. La généralisation de
l'ordinateur offre cet incomparable avantage de ne pas distinguer la
« posture travail » et la « posture loisir », et Iemonde.fr
présente l'avantage sur son jumeau en papier de pouvoir être lu sans être
déplié. Dans les deux cas, on tapote sur son clavier, même si certaines
oreilles particulièrement affûtées savent reconnaître la cadence spécifique des
« clicks » et des « taps » caractérisant la navigation sur
Internet. Ce mélange intime de travail et de para-travail fait généralement
l'objet d'un pacte de non-agression et de bon voisinage dans l'entreprise,
permettant à chacun de traiter ses problèmes d'impôt, de plomberie ou de nounou
entre deux réunions sans que quiconque s'en émeuve. (p. 15-16)</p>
<p>Il y a en effet une symbolique de l'offrande dans le geste du salarié se
présentant tous les jours à son bureau. Celui qui ne vient que pour travailler
ne donne pas l'entièreté de sa personne. Il ne s'offre pas en tant que camarade
loyal et fidèle, toujours au poste et prêt au sacrifice suprême. La dimension
martiale de l'entreprise n'est pas contestable, en dépit de toutes ses
dénegations <em>New tech</em> et <em>New Age</em> et de sa détestation affichée
pour toutes les formes d'administration. Même la plus moderne et la plus
décoincée reste attachée au décompte traditionnel des heures de présence. Comme
l'armée, elle condamne les déserteurs. « Sombrons, mais ensemble » :
tel est son credo. Ou plutôt, « gâchons nos vies dans un travail ennuyeux
et rémunérateur, mais ensemble ». (p. 18)</p>
<p>Les mutations véhiculent des fantasmes et des sentiments puissants qui
rapprochent étrangement l'entreprise de la prison. Il n'y a que dans les
univers carcéraux que les arrivées et les départs prennent autant de relief.
Bizutage du nouveau, crainte animale de sa suprématie, repositionnement des
rapports de forces. Attente de la libération, envies d'évasion, velléités de
reconversion, planification d'une deuxième vie... Tout cela s'applique
indifféremment aux deux univers. La seule différence réside finalement dans le
fait qu'on ne creuse pas (encore) de tunnel sous la moquette des <em>open
space</em>. Je demanderais bien à ma femme de prendre en otage un pilote
d'hélicoptère pour venir me chercher au travail mais elle risque de me répondre
que je n'ai qu'à prendre le métro. (p. 20-21)</p>
<p>Alors, à quand le Grand Soir ? Pourquoi ne nous révoltons-nous pas
davantage ? Pour la bonne et simple raison que nous sommes morts de peur.
Peur et paranoïa sont les seuls ciments possibles d'un système dépourvu de
plaisir. Peur des autres, vécus comme autant de menaces à sa propre
existence ; peur du patron, dont les pouvoirs surnaturels, comme chacun le
sait, lui permettent de foudroyer ses collaborateurs en projetant des rayons
laser avec les yeux lorsqu'il n'est pas content ; peur de soi et de ses
propres limites, peur continuelle de paraître idiot en réunion, peur de
l'avenir, et bien entendu peur de perdre son emploi. (p. 55-56)</p>
<p>Teodor Limann, <a href="http://www.empecheursdepenserenrond.fr/livre/Morts%20de%20peur%20/9782846711715" hreflang="fr">Morts de peur. La vie de bureau</a> (Les empêcheurs de penser en
rond, 2008)</p>
</blockquote>
<p>Pas vraiment un essai, mais la chronique ironique, acide et drôle de sa
vie-de-bureau par un jeune cadre financier de 32 ans dont Teodor Limann est le
pseudo.</p>processus de disséminationurn:md5:69e6ae2af5f4b1a86c12c3886fd7c3732008-04-08T00:40:00+02:00cgatessais <p><br /></p>
<blockquote>
<p>Par l’informatique, toute activité langagière humaine est maintenant
interprétée puis transformée pour être « comprise » par les machines.
(p. 58)</p>
<p>Par les réseaux de télécommunications, et par Internet en particulier,
transitent non seulement presque toute l'information produite par les humains
(et par l'environnement) mais aussi presque toute celle au sujet des humains.
Bibliothèques, banques, données gouvernementales, textes académiques, archives
historiques, informations médicales, images satellites, contrats, énoncés
juridiques, littérature, informations militaires, plans architecturaux,
salaires, rien aujourd'hui n'échappe à ce réseau. La presque totalité de nos
représentations et de nos conceptualisations y niche. <em>Dans les réseaux de
télécommunications se cachent la preuve, la conviction de notre existence.</em>
Détruire ces réseaux est détruire l'humanité telle que nous la vivons
aujourd'hui. Sans réseaux, les traces de notre présence sur cette planète
disparaîtraient, les témoignages de notre prolongement dans le temps
s'envoleraient. Sans réseaux, l'histoire humaine ne deviendrait plus que
souvenirs, légendes, mythes. Sans réseaux, nous serions emprisonnés dans le
présent, incapables d'accéder aux informations amassées dans le passé,
incapables de les prolonger dans le futur. (p. 127-128)</p>
<p>Des humains existent toujours en amont ou en aval de ces réseaux,
pourrait-on argumenter. Certes, mais la complexification et la multiplication
quasi exponentielles de ceux-ci rend presque impossible l'identification de la
source ou de la destination. Les réseaux, en ce sens, participent à
l'apparition de la condition inhumaine ; en multipliant les parcours, ils
effacent, en quelque sorte, toute trace d'origine, tout indice de destination,
et proposent une disparition subséquente de l'élément humain. Qui plus est,
bien souvent, l'information qui circule sur ces réseaux ne s'adresse plus
directement à l'humain. Par les réseaux informatiques par exemple,
l'information, sans origine ni but véritables, peut circuler de base de données
en base de données sans avoir recours à la présence humaine ; en fait, si
une grande quantité d'informations permute encore d'humain à humain, celui-ci
est de moins en moins nécessaire au processus de dissémination. L'humain voit,
consomme et utilise l’information, mais celle-ci ne quitte presque plus
l'espace informatique et ne pénètre presque plus l'espace génétique (nous
n'utilisons guère notre mémoire car nous utilisons celle des outils
informatiques et numériques. Peu d'informations résident aujourd'hui dans
l'espace mémoriel de l'humain). De plus, ainsi que l'exemple des virus
informatiques le prouve, l'information possède aujourd'hui une importante
capacité d'autoreproduction. Un virus informatique n'a besoin d'aucun véhicule
de survie génétique pour se disséminer (certes, les virus informatiques ont
été, à l'origine, créés par des humains, mais leur existence dans le
cyberespace est maintenant indépendante de ces derniers. Une fois créé, le
virus informatique s'enchevêtre dans l'écosystème cyberspatial et assure sa
survie de façon quasi autonome). (p. 139-140)</p>
</blockquote>
<p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_avril08/chair_et_metal.jpg" alt="chair_et_metal.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /></p>
<blockquote>
<p>Dans la condition inhumaine, la communication change. Si la communication
dans un groupe restreint peut se gérer au moyen d'un simple échange
d'informations sonores, visuelles et chimiques (je vois, entends, touche mes
interlocuteurs et cette série d'informations, la posture, le timbre de la voix,
la sueur, le regard, me permet de dialoguer avec précision), cela n'est pas le
cas dans un groupe de plus grande envergure. Dès qu'un groupe dépasse la taille
de l'accès direct à son information par les sens, une structure de cohérence
doit se développer afin de contrer la poussée de l'entropie.<br />
Et puisque nous appartenons à la collectivité qu'est la civilisation, puisque
nos réseaux d'informations sont de plus en plus importants, globaux et
instantanés, puisque nous recevons sans arrêt des informations des ensembles et
groupes qui nous entourent, puisque nous en renvoyons aussi sans fin à ceux-ci,
puisque nous nous révélons dans le chevauchement entre individus et essaims,
puisque les uns et les autres n'ont toujours qu'un seul but, survivre pour se
disséminer, alors il n'est pas étonnant que nous voyions l'apparition d'une
intelligence et d'une cohérence à l'échelle de l'humanité. Par les technologies
de l'information et les réseaux, nous avons une voix, une pensée, un
comportement collectifs.<br />
Comment puis-je affirmer une telle chose ? En examinant la qualité et la
résonance de la communication actuelle, en observant le besoin de similitude
que l'on y retrouve. Blogs, chats, courriels, hyperliens, hypertextes
téléphones cellulaires, réseaux d'échanges et de contrôle (de style eBay), une
immense partie de la communication humaine contemporaine est maintenant définie
par deux phénomènes fondamentaux, la dissémination et la légitimation, et par
une caractéristique, la cohérence.<br />
Qu'est-ce à dire ? Que la communication actuelle semble posséder un
objectif principal : nourrir (ou du moins créer) une cohérence globale.
Pourquoi ? Parce que toutes les formes de communication autres qu'intimes
deviennent globales. Nous communiquons des informations non pas pour notre
voisin ou nos amis, mais bien pour les réseaux et ceux qui les peuplent. À quoi
servent un chat, un blog si ce n'est à disséminer une information au niveau
global ? À quoi servent les SMS si ce n’est à une diffusion rapide,
propagée au plus grand nombre ? Même la communication dialogique, entre un
utilisateur et l'autre. par le courriel par exemple, puisqu'elle utilise le
réseau (et y réside), nourrit ce dernier. Parfois de façon immédiate (le
courriel est partagé, suivi ou même intercepté), parfois de façon latente (le
courriel est conservé pour utilisation ultérieure), parfois même de façon
inactive (le courriel est éliminé mais des traces en persistent toujours dans
le réseau).<br />
Pour preuve ? L'hyperlien, caractéristique la plus fondamentale de la
communication en ce début de XXIe siècle. L'hyperlien n'est pas cette
révolution de la lecture ou de l'écriture que plusieurs nous avaient annoncée.
Ce n'est pas dans l'acte de lire ou d'écrire que l'hyperlien est le plus
étonnant. C'est dans son désir de communication et dans sa recherche de
légitimation. Blogs, chats, courriels et sites web fonctionnent sur ces deux
principes. Un blog acquiert sa légitimité s'il est recensé dans d'autres blogs
(dont la légitimité est elle aussi dépendante de recensements) et si, en
retour, il en recense lui-même. N'est-ce pas d'ailleurs la caractéristique de
Google, une des raisons de son immense popularité ? Le premier site qui
apparaît dans Google est certes celui qui possède les mots-clés recherchés mais
il est aussi, et surtout, celui qui est recensé (hyperlié) par le plus grand
nombre de sites. Bref, c'est l'hyperlien qui assure la force, la légitimité, la
qualité d'un site, d'un blog, d'un chat.<br />
Dissémination de l'information, légitimation par la collectivité (qui accepte
ou rejette l'information proposée), décentralisation, boucles de rétroaction,
voilà autant de caractéristiques qui marquent à la fois non seulement les
nouvelles structures de communication de l'humanité mais aussi les réseaux
d'intelligence collective des insectes et bactéries. (p. 146-148)</p>
<p>Ollivier Dyens, <em>La condition inhumaine. Essai sur l’effroi
technologique</em> (Flammarion, 2008)</p>
</blockquote>
<p><a href="http://www.mondesfrancophones.com/espaces/Cyberespaces/interviews/la-revolution-inhumaine-entretien-avec-ollivier-dyens" hreflang="fr">« La révolution « inhumaine » »: Entretien avec
Ollivier Dyens</a> paru dans <em>Le Monde</em>, 26 janvier 2008</p>repenser la condition humaineurn:md5:eb406b8c8942f7148ecffa5164d448ea2008-04-07T01:48:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_avril08/.condition_inhumaine_m.jpg" alt="condition_inhumaine.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous angoisse, mais bien
les lectures du monde qu'elles nous forcent à accepter (là où le cosmos n'est
peut-être qu'une série de cordelettes qui vibrent, là où temps et espace se
déforment par le poids des étoiles, là où disparaît toute notion de début, de
fin, de limite, là où existent des horizons par-delà lesquels les lois
physiques s'effondrent). Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous
alarme, mais ces lectures du monde qui remettent aussi, et surtout, en question
la forme, la structure, l'essence même du vivant et de l'humain (comment
peut-on parler d'hommes et de femmes alors que la technologie nous dépeint
l'individu comme une forme éphémère de strates instables, mouvantes et
contaminées ?). La réalité technologique nous fait découvrir un univers non pas
insensé, mais dont le sens ne correspond pas à notre perception biologique. La
réalité technologique nous montre que l'univers est parfaitement étranger à la
perception que nous en avons, que l'information que nous saisissons du monde
qui nous entoure par l'entremise de notre biologie est au mieux partielle, au
pire un simulacre. De cette incompatibilité naissent un malaise, une angoisse
profonde : ce que nous ressentons, voyons, touchons, aimons n'est,
semble-t-il, qu'une construction. C'est ce malaise que je nomme la condition
inhumaine.<br />
Ce livre n'est ni un réquisitoire, ni un manifeste, ni un pamphlet. Il se veut
une lecture et une analyse de la condition inhumaine. Il ne cherchera pas à
condamner ou à encenser la technologie, mais bien à utiliser la multiplication
des niveaux de réalité qu'elle nous offre pour examiner le vertige
contemporain. Parfois le regard posé sera heureux, parfois inquiet.
Pourquoi ? Parce que ce livre se laissera guider par l'analyse de ce
phénomène qu'est la condition inhumaine. Et si, parfois. cette condition
inhumaine suggère d'effrayantes conclusions (l'humain est un mécanisme, l'art
est un algorithme, la croissance exponentielle des technologies nous pousse
vers une singularité), elle propose aussi une façon nouvelle de comprendre le
monde, libérée des tensions et polarisations biologiques, culturelles et
politiques bien souvent abêtissantes. La condition inhumaine nous oblige à
repenser la condition humaine. Si la conception de l'homme et de la femme qui
est la nôtre depuis des millénaires risque de s'y perdre, peut-être seront
aussi perdues les luttes animales et violentes que l'humanité se livre à
elle-même depuis toujours. Dans la condition inhumaine s'enchevêtrent espoir et
désespoir, humain et machine, intention et mécanisme. La condition inhumaine
est un cocon. De cette gestation nouvelle entre le biologique et le
technologique émergera probablement un sens. C'est à la recherche de ce sens
que se lance ce livre. (p. 15-17)</p>
<p>Chaque jour en Occident, et bientôt dans le monde entier, des êtres humains
naissent, survivent, grandissent et meurent grâce à des machines, aux côtés de
machines, dans et par des machines. Ce sont les machines qui, aujourd'hui,
donnent vie et souffle à notre monde ; ce sont les machines qui, les
premières, voient les enfants (par l'échographie), les soignent (de façon
intra-utérine), les veillent ; ce sont elles qui, les premières, couvent
nos enfants, les touchent, les regardent. Ce sont elles qui les protègent, les
secourent et les rassurent. Ce sont elles qui nourrissent leur imaginaire, qui
développent leur cortex visuel ; c'est avec elles que se développent de
véritables relations amoureuses. Ce sont les machines qui, littéralement,
enfantent notre monde. Et qui, de cet enfantement, permettent l'émergence d'un
nouvel écosystème, d'une nouvelle espèce : depuis un peu moins d'un
siècle, vous, moi, tous ceux qui lisent ce livre, doivent leur vie, leurs
guérisons, leur agonie, leur bonheur et désespoir de moins en moins aux êtres
qui peuplent leurs désirs et de plus en plus aux machines qui les veillent
calmement. Depuis un peu plus d'un siècle, les machines nous donnent vie, nous
peignent l'existence, nous plongent dans la mort et font de nous des êtres non
pas robotiques, non pas cyberorganiques, mais différents ; des êtres qui
dépendent de réseaux, de techniques et d'outils. Des êtres qui dépendent de
souffles, de perceptions, de rythmes accélérés, insatiables, machiniques.<br />
L'homme, la femme, l'enfant de cette ère ne sont humains que par leur relation
aux machines. (p. 20)</p>
<p>Soyons clairs : nous n'avons jamais habité dans un monde fait à la
mesure de l'humain. Certes, la nature est belle et douce, magnifique de
couleurs, d'espaces et de grâces, mais elle est aussi cette dynamique qui
génère des parasites et qui pousse les êtres à se blesser et à se tuer. La
nature n'a qu'un but, se reproduire, et ne permet qu'une façon d'y
arriver : en s'emparant de l'ordre contenu dans les corps. La nature n'est
pas faite à la mesure de l'homme (ni à la mesure des animaux). La nature est
faite à sa mesure et sa mesure est celle de sa reproduction et de sa
multiplication, envers et contre tout ; envers les douleurs, les agonies,
les renoncements ; contre l'amour, la tendresse, la bonté. Que des êtres
aient développé la capacité de souffrir, d'avoir peur, de sentir la peine, la
solitude et l'abandon, cela ne fait aucune différence. Nous vivons dans un
monde qui n'a jamais été à la mesure de notre conscience, de notre capacité
d'imaginer la mort, l'exil, le renoncement, la joie. Dès le premier regard vers
le ciel, vers la nuit, vers le corps de l'aimé qui souffre et qui meurt, dès la
première question, le premier pourquoi, l'humain a vécu dans un monde qui
ignore sa nature, sa mesure. Dès que l'humain a compris qu'inexorablement tout
autour de lui, un jour, s'éteindrait, il s'est exilé du monde qui l'entourait.
Le dialogue que nous entretenons aujourd'hui avec les machines, la coévolution
que nous partageons avec elles, le monde étrange que nous bâtissons à leurs
côtés, souvent pour leurs besoins, n’est certainement pas plus démesuré que
celui, indifférent et muet, dans lequel nous avons vécu jusqu'à maintenant. (p.
22)</p>
<p>Ollivier Dyens, <a href="http://www.laconditioninhumaine.org/" hreflang="fr">La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique</a> (Flammarion,
2008)</p>
</blockquote>
<p><a href="http://francais.concordia.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=169&Itemid=160" hreflang="fr">Ollivier Dyens</a> est né le 18 juillet 1963 à Rome.<br />
Il est professeur au département d'études françaises de l'université Concordia
à Montréal, et a publié :<br /></p>
<blockquote>
<p>- <em>Prières</em> : poèmes (Éditions du Vermillon, 1993)<br />
- <em>Chair et Métal : Évolution de l'homme, la technologie prend le
relais</em> (VLB Éditeur, 2000)<br />
- <em>Les Murs des planètes</em> ; suivi de <em>La Cathédrale aveugle</em>
(textes et cédérom) : poésie multimédia (VLB Éditeur, 2002)<br />
- <em>Les Bêtes</em> : poésie (Triptyque, 2003)<br />
- <a href="http://www.continentx.uqam.ca/" hreflang="fr">Continent X, vertige
du nouvel Occident</a> (VLB Éditeur, 2003)<br />
- <em>Navigations technologiques</em> (VLB Éditeur, 2004)</p>
</blockquote>
<p>voir en ligne : « <a href="http://revuebleuorange.org/oeuvre/de-lettres-et-d-acier" hreflang="fr">De
lettres et d’acier</a> » (<em>bleuOrange. Revue de littérature
hypermédiatique</em>, 1)</p>quelque chose de très compliquéurn:md5:0ff8da24f1c9e0607e86fe49121cd1cb2008-03-04T01:01:00+01:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images_mars08/.nuit_de_mai_s.jpg" alt="nuit_de_mai.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" /><br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Or voici que quelqu’un (que je n’identifie pas dans le rêve, mais à qui je
me sens très redevable dans la réalité) me prend à l’écart pour me dire :
« C’est pourtant bien simple. Il suffit de montrer que le désir est
quelque chose de très compliqué, ou plutôt de très complexe. On ne désire
jamais quelque chose, mais une pluralité de choses. Évoquez en passant Deleuze
et concluez avec Balzac. Le début ? Eh bien, il n’y a qu’à parler du
Combray de Proust, de la petite madeleine ». Le curieux est que tout cela était
assez précis et aisément déchiffrable, contrairement à ce qui se passe
ordinairement dans les rêves. C’est pourquoi, sitôt réveillé, je me précipite à
ma table et retranscris le plan de mon ami inconnu.</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Clément Rosset, <a href="http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2565" hreflang="fr">La Nuit de mai</a> (Minuit, « Paradoxe », 2008, p. 8)</p>
</blockquote>
<p>Écho de la « Nuit » pascalienne (qui n'était pas de mai mais de
novembre, si je me souviens bien) ? ou antidote à sa très sombre <em>Route
de nuit</em> (Gallimard, 1999) ? Ce très court livre de <a href="http://clementrosset.blogspot.com/" hreflang="fr">Clément Rosset</a> est
étrange et quelque peu énigmatique, à l'image de son bel <a href="http://www.leseditionsdeminuit.com/images/3/extrait_2565.pdf" hreflang="fr">Avant-propos</a> en forme de récit de rêve.</p>salauds d'improductifsurn:md5:23cdd666b7cf2b3ffb3b767d83067ee22007-07-28T00:10:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images%20juillet07/.du_singe_au_songe_s.jpg" alt="du_singe_au_songe.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /></p>
<p><br />
<br /></p>
<blockquote>
<p>Avant d’être salarié, le travailleur était un esclave. Son maître se devait
alors de le nourrir et de le loger, voire de le vêtir. Depuis qu'il n'est plus
cet esclave, le travailleur se doit à son tour de se vêtir, de se nourrir et de
se loger lui-même, ainsi que du faire le plein de sa bagnole écrasante ou de
recharger son portable communicatif. Pour cela, à la place du fouet, le maître
lui donne de l'argent. Si le maître ne lui donnait pas de l'argent, le
travailleur ne travaillerait pas. On peut donc en conclure que le travailleur
n'a pas besoin de travail, mais d'argent.</p>
<p>S'il n'y a pas d'alternative à l’argent, il en existe plusieurs au travail,
du moins pour se procurer ce pourquoi on travaille. En vrac, on citera le vol,
l'escroquerie, la spoliation, la prostitution, l'art, le mariage, l'héritage,
Ia mendicité, le loto, la spéculation boursière, le denier des cultes, les dons
caritatifs, les cotisations participatives, les détournements de fonds, les
impôts (républicains ou révolutionnaires), le racket, la corruption, bref, tout
ce que les hommes lucides ou non-croyants tentent de pratiquer dans le cadre de
Ia loi, bien sûr. (…)</p>
<p>Quand on ne sait pas quoi faire de son « temps libre », il y a les
loisirs, dont l'organisation est calquée sur celle du travail. À ce point que
pour mettre en place ces loisirs, de plus en plus de chômeurs, licenciés pour
cause de délocalisation inflexible, sont employés à cette tâche, Vous pensez
d'une aubaine.</p>
<p>Le jour où tous les travailleurs s'amuseront en travaillant, c'est-à-dire
quand tout le monde du travail sera embauché pour travailler aux loisirs, la
boucle n'en sera pas bouclée pour autant, vous pouvez pour cela faire confiance
à l'inépuisable imagination de l'homme. Peut-être même est-il déjà né le petit
malin qui se demande ce que l'on pourrait bien faire pendant les temps
morts.</p>
<p>Les morts : en voilà des salauds d'improductifs !</p>
<p>Toulouse-la-rose, <em>Du singe au songe</em> (<a href="http://www.senstonkaediteurs.com/" hreflang="fr">Sens & Tonka, Calepin
15</a>, 2007, p. 40-41 et p. 44)</p>
</blockquote>
<p>Une <a href="http://www.talus.be/auteurs/toulouse-la-rose.html" hreflang="fr">réjouissante biographie</a> mise en ligne par son éditeur précédent,
<a href="http://www.talus.be/" hreflang="fr">Le Talus d’approche</a>, nous
apprend que « de son vrai nom Isidore Cocasse, Toulouse-la-Rose est né en
1955, quelque part dans les Basses-Pyrénées, de père et de mère inconnus des
services de police » : faut-il la croire ?</p>
<p>Il a publié auparavant : <em>La Véritable Biographie maspérisatrice de
Guy-Ernest Debord considérée sous ses aspects orduriers, cancaniers,
folkloriques, malveillants, nauséabonds, fielleux, et notamment vulgaires et du
manque de moyens pour y remédier</em> (Talus d'approche, 2000)<br />
<em>Ignobilis Splendor</em> (Talus d'approche, 2001)<br />
<em>Quel futur pour notre avenir ? Petit essai sur nos grandes
tentatives</em> (Talus d'approche, 2002)<br />
<em>Pour en finir, avec Guy Debord</em> (Talus d'approche, 2004)</p>la perfection de la paresseurn:md5:1fa63ed9112c86bfcc70811ee361b7ed2007-07-20T00:53:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images%20juillet07/malevitch_paresse.jpg" alt="malevitch_paresse.jpg" /></p>
<p>À la demande générale, encore un peu de littérature subversive : dans
un court texte écrit d’un seul jet le 15 février 1921, le peintre et théoricien
<a href="http://expositions.bnf.fr/utopie/cabinets/rep/bio/11.htm" hreflang="fr">Kazimir Malevitch</a> se livre à une réhabilitation de la paresse
« mère de la perfection », non sans prendre malicieusement l’exemple du
modèle de perfection que les hommes se sont donné, Dieu lui-même :</p>
<blockquote>
<p>Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis,
tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est
l’inverse qui s’est produit. C’est cette inversion que je voudrais tirer au
clair. (p. 12)</p>
<p>L’argent n’est rien d’autre qu’un petit morceau de paresse. Plus on en aura
et plus on connaîtra la félicité de la paresse. (p. 16)</p>
<p>L'homme, le peuple, l'humanité entière se fixent toujours un but et ce but
est toujours dans le futur : un de ces objectifs est la perfection,
c'est-à-dire Dieu. L'imagination humaine l'a décrit et a même donné le détail
des jours de la création, d'où il ressort que Dieu construisit le monde en six
jours et que le septième il se reposa. Combien de temps ce jour se
prolonge-t-il, on ne le sait pas, mais en tout cas, le septième jour est celui
du repos. On peut admettre que le premier moment de repos soit un repos
physique, mais en réalité, il n'en a pas été ainsi : s'il avait dû
construire l'univers en effectuant un travail physique, Dieu aurait dû
travailler autant qu'un homme ; il est clair qu'il ne s'agissait pas d'un
travail physique, et qu'en conséquence il n'avait pas besoin de se reposer.
Pour effectuer sa création, il n'avait qu'à prononcer les mots « Que cela
soit » : l'univers dans toute sa diversité a été créé en répétant six fois
« Que cela soit ». Depuis ce temps, Dieu ne crée plus, il se repose sur le
trône de la paresse et contemple sa propre sagesse. (p. 29-30)</p>
<p>Ainsi se justifie la légende de Dieu comme perfection de la « Paresse
». (p. 32)</p>
</blockquote>
<p>Kazimir Malevitch, <a href="http://www.alliaeditions.com/Catalogueview.asp?ID=182" hreflang="fr">La
Paresse comme vérité effective de l’homme</a> (1921) (Allia, 1995)</p>devenirs du romanurn:md5:45b61b1f78564f9460dec3b45a56829a2007-01-25T00:30:00+01:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images%20janv07/delhomme_blog.jpg" alt="delhomme_blog.jpg" /></p>
<p>À l'occasion de la sortie de <a href="http://inculte.over-blog.com/article-5379634.html" hreflang="fr">Devenirs du
roman</a> (Naïve/Inculte, 2007), on peut lire en ligne, concernant ce
« genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu'il avait à dire » (Edmond de
Goncourt en 1891, judicieusement cité par Nathalie Crom) :</p>
<p>- Nathalie Crom, « <a href="http://www.telerama.fr/livres/M0701221237075.html" hreflang="fr">Le roman
d’une polémique</a> », <em>Télérama</em>, 2976, 27 Janvier 2007<br />
(aussi pour les dessins de Jean-Philippe Delhomme : j'en ai emprunté un
ci-dessus)</p>
<p>- Sylvain Bourmeau, « <a href="http://www.inculte.fr/inrocks.jpg" hreflang="fr">Roman ?</a> », <em>Les Inrockuptibles</em>, 582, 23 janvier
2007</p>
<p>- un <a href="http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2291761&rubId=5548" hreflang="fr">entretien Tzvetan Todorov / François Bégaudeau</a>, <em>La
Croix</em>, 10 janvier 2007</p>hontologieurn:md5:e57e2259557ffbf42744571fd44d09b32007-01-21T00:15:00+01:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images%20janv07/.martin_livre_des_hontes_s.jpg" alt="martin_livre_des_hontes.jpg" /></p>
<p>Et, en ce sens, le Grand Livre de la littérature, tel qu'il continue de
s'écrire au tournant de ce siècle, accompagnant à la fois la montée en
puissance de l'homme à nu et la perte de l'individualité, donne à lire ce que
Lacan appelait de ses voeux : « une hontologie, orthographiée enfin
correctement ».<br />
Cette « hontologie », on peut sans doute la déceler dans l'espace de la
fiction, à travers tous ces drames singuliers et collectifs où s'impose la
présence insoutenable de l'autre. Mais c'est peut-être d'abord dans le geste
même de l'écriture adressée qu'elle se manifeste avec le plus d'intensité, dans
cette sorte d'auto-analyse qu'est le procès même de la <em>publication</em>,
lorsqu'il se confronte à des enjeux essentiels. C'est alors en somme une autre
manière de renégocier verbalement les rapports entre la personne intime et le
personnage public, de cacher et d'exposer le quant-à-soi aux yeux des autres.
Une autre façon de <em>paraître</em>, de livrer en pâture l'homme de
verre.<br />
D'où ce silence aux franges de l'écrit, le travaillant de l'intérieur, cette
présence à la fois inquiétante et stimulante qui aura hanté la page en train de
s'écrire, celle d'un lecteur indiscret, faille probable dans la forteresse
autoprotectrice de l'ouvre en cours. La honte propre à la littérature, ce
serait ce malentendu recherché, inévitable, ce choc à secousses multiples entre
l'auteur se construisant, s'inventant (tout à la fois pudique et impudique,
secret et exhibitionniste), et le lecteur à venir.<br />
Témoin inquiet de sa propre désubjectivation, partagé entre l'humilité et
l'orgueil, l'homme de lettres ressemble ainsi étrangement à l'homme de la
honte.</p>
<p><a href="http://auteurs.arald.org/print/Martin1948.html" hreflang="fr">Jean-Pierre Martin</a>, <em>Le livre des hontes</em> (Seuil, 2006, p.
19)</p>les livres que l'on n'a pas luurn:md5:dffed77b759d9674f4ee708ac6215a372007-01-08T00:02:00+01:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images%20janv07/bayard.jpg" alt="bayard.jpg" /></p>
<p>S'agissant de lecture, voici un livre dont je peux en toute bonne conscience
parler sans l'avoir (encore) lu : <a href="http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=livAut&auteur_id=1480" hreflang="fr">Pierre Bayard</a>, dont j'ai beaucoup aimé les précédents essais,
qui regorgent de surprises, de romanesque et de paradoxes (<em>Comment
améliorer les œuvres ratées</em> ? (Minuit, 2000), <em>Peut-on appliquer
la littérature à la psychanalyse</em> ? (Minuit, 2004), <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article183" hreflang="fr">Demain est
écrit</a> (Minuit, 2005)), publie <a href="http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2514" hreflang="fr">Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?</a> (Minuit,
2007).</p>
<p><a href="http://www.livreshebdo.com/" hreflang="fr">Livres Hebdo</a> (n°
671, 5 janvier 2007), propose (pas en ligne malheureusement) un entretien avec
Jean-Maurice de Montremy où Pierre Bayard décrit la « non-lecture »
comme une des clés de la lecture, effleure les concepts alléchants de
« bibliothèque collective », de « livre-écran » et de
« livre intérieur » et affirme qu' « un critique éprouvé se
distingue, en effet, du tout venant par sa maîtrise de la non-lecture. (…) La
véritable critique est, en fin de compte, la création d'un autre
livre. »</p>
<p>Il nous offre également deux citations d'oscar Wilde : « Je ne lis
jamais un livre dont je dois écrire la critique : on se laisse tellement
influencer. »<br />
et de Robert Musil : « Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne
jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la
table des matières. »</p>
<p>Je vais sans doute lire ce livre : jamais, décidément, je ne serais une
bonne critique (tant mieux) ni une bonne bibliothécaire (plus gênant, ça!).</p>je suis idiot devant l'autreurn:md5:27b3e9dae19f21a06e070d0e03a96f812006-11-18T00:54:00+01:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/livres/stupidity_fr.jpg" alt="stupidity_fr.jpg" /></p>
<p><a href="http://www.cddc.vt.edu/feminism/Ronell.html" hreflang="fr">Avital
Ronell</a> est née à Prague en 1953 de parents diplomates Israéliens. Elle a
étudié l'herméneutique à Berlin, travaillé notamment avec Derrida et obtenu un
doctorat à Princeton. Elle enseigne l'anglais, l'allemand et la littérature
comparée à la New York University.</p>
<p>Aucun de ses essais, qui creusent les failles du quotidien, s'interrogent
sur nos machines modernes et s'appuient sur la lecture attentive de très
nombreux écrivains, n'était jusqu'alors traduit en France. Viennent de sortir
<em>Stupidity</em> (Stock) et <em>Telephone book</em> (Bayard), ainsi que
<em>American philo, entretiens avec Anne Dufourmantelle</em> (Stock). Encore
quelques extraits :</p>
<blockquote>
<p>Reformuler la question de la bêtise est ainsi une autre façon de lancer ce
défi interrogateur : <em>Was heisst Denken</em> ? Qu'appelle-t-on
penser ? Ou plutôt : comment se fait-il que nous ne pensions toujours
pas ? (...)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Situer l'espace de la bêtise a toujours fait partie d'un répertoire qui
s'imposait à toute activité intelligente - et, finalement, stupide - cherchant
à s'établir elle-même et à territorialiser ses découvertes. La parenté de la
bêtise avec l'intelligence et, ce qui aura peut-être des conséquences encore
plus importantes, le statut des nuances, des usages, des crimes et des
appréciations de la bêtise elle-même demeurent largement absents de la
réflexion contemporaine.(...)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Si l'on devait résumer en termes éthiques la seule position possible au
regard de cet être toujours en instance d'arriver, ce serait de la façon
suivante : je suis idiot devant l'autre.</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>(<em>Stupidity</em>, p. 44-45, p. 63 et p. 105)</p>
</blockquote>
<p>On peut lire en français deux articles :<br />
Omar Berrada, « <a href="http://www.humanite.presse.fr/journal/2006-11-04/2006-11-04-839789" hreflang="fr">Avital Ronell : La philosophe à venir</a> », <em>L'Humanité</em>, 4
novembre 2006<br />
Robert Maggiori, « <a href="http://www.liberation.fr/culture/livre/207231.FR.php" hreflang="fr">La carte
Avital Ronell</a> », <em>Libération</em>, 28 septembre 2006<br /></p>taf d'écrivain médiatiséurn:md5:2b55ff4b5064ff93cb32e9a786904a692006-10-11T01:20:00+02:00cgatessais <p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/livres/.despentes_s.jpg" alt="despentes.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /></p>
<p>Voilà qui va plaire à <a href="http://www.berlol.net/dotclear/" hreflang="fr">Berlol</a>, fan de <a href="http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr/" hreflang="fr">Ce soir (ou jamais!)</a> : Frédéric Taddeï tente de
confronter le féminisme de <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Virginie_Despentes" hreflang="fr">Virginie
Despentes</a> à celui de <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Gis%C3%A8le_Halimi" hreflang="fr">Gisèle
Halimi</a> mais le dialogue tourne très vite court, la jeune outrecuidante
étant renvoyée au caractère par trop léger et individualiste de sa révolte.</p>
<p>Mieux vaut lire le manifeste autobiographique jubilatoire de Virginie
Despentes, qui tord le cou à pas mal d'idées trop communément admises et
vengera toutes les femmes qui (j'en suis!) se reconnaitront dans son
autoportrait en « prolotte de la féminité » :</p>
<blockquote>
<p>C'est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j'ai parlé hier
et que je recommence aujourd'hui. Quand j'étais au RMI, je ne ressentais aucune
honte d'être une exclue, juste de la colère. C'est la même en tant que
femme : je ne ressens pas la moindre honte de ne pas être une super bonne
meuf. En revanche, je suis verte de rage qu'en tant que fille qui intéresse peu
les hommes, on cherche sans cesse à me faire savoir que je ne devrais même pas
être là. (p. 9-10) (...) Après plusieurs années de bonne, loyale et sincère
investigation, j'en ai quand même déduit que : la féminité, c'est la
putasserie. L'art de la servilité. On peut appeler ça séduction et en faire un
machin glamour. Ça n'est un sport de haut niveau que dans très peu de cas.
Massivement, c'est juste prendre l'habitude de se comporter en inférieure. (p.
136)</p>
</blockquote>
<p>Drôle et juste également ce qu'elle écrit sur son passage assez fluide de la
prostitution au « taf d'écrivain médiatisé » (dont elle parlait aussi
fort bien le 6 octobre dernier dans l'autre émission de télévision où l'on fait
semblant d'être au café dans la vraie vie, <a href="http://www.france5.fr/cafe-picouly/" hreflang="fr">Café
Picouly</a>) :</p>
<blockquote>
<p>(…) puis je suis devenue Virginie Despentes. La partie promotionnelle de mon
taf d'écrivain médiatisé m'a toujours frappée par ses ressemblances avec l'acte
de se prostituer. Sauf que quand on dit « je suis une pute » on a
tous les sauveurs de son côté, alors que si on dit « je passe à la télé »,
on a les jaloux contre soi. Mais le sentiment de ne pas tout à fait
s'appartenir, de vendre ce qui est intime, de montrer ce qui est privé, est
exactement le même. Je ne fais toujours pas la différence nette, entre la
prostitution et le travail salarié légal, entre la prostitution et la séduction
féminine, entre le sexe tarifé et le sexe intéressé, entre ce que j'ai connu
ces années-là et ce que j'ai vu les années suivantes. Ce que les femmes font de
leurs corps, du moment qu'autour d'elles il y a des hommes qui ont du pouvoir
et de l'argent, m'a semblé très proche, au final. Entre la féminité telle que
vendue dans les magazines et celle de la pute, la nuance m'échappe toujours.
Et, bien qu'elles ne donnent pas leurs tarifs, j'ai l'impression d'avoir connu
beaucoup de putes, depuis. Beaucoup de femmes que le sexe n'intéresse pas mais
qui savent en tirer profit. (p. 81-82)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Quand vous devenez une fille publique, on vous tombe dessus de toutes parts,
d'une façon particulière. Mais il ne faut pas s'en plaindre, c'est mal vu. Il
faut avoir de l'humour, de la distance, et les couilles bien accrochées, pour
encaisser. Toutes ces discussions pour savoir si j'avais le droit de dire ce
que je disais. Une femme. Mon sexe. Mon physique. Dans tous les articles,
plutôt gentiment, d'ailleurs. Non, on ne décrit pas un auteur homme comme on le
fait pour une femme. Personne n'a éprouvé le besoin d'écrire que Houellebecq
était beau. S'il avait été une femme, et qu'autant d'hommes aient aimé ses
livres, ils auraient écrit qu'il était beau. Ou pas. Mais on aurait connu leur
sentiment sur la question. Et on aurait cherché. dans neuf articles sur dix, à
lui régler son compte et à expliquer, dans le détail, ce qui faisait que cet
homme était aussi malheureux, sexuellement. On lui aurait fait savoir que
c'était sa faute, qu'il ne s'y prenait pas correctement, qu'il ne pouvait pas
se plaindre de quoi que ce soit. On se serait foutu de lui, au passage :
non mais t'as vu ta gueule ? On aurait été extraordinairement violent avec
lui, si en tant que femme il avait dit du sexe et de l'amour avec les hommes ce
que lui dit du sexe et de l'amour avec les femmes. À talent équivalent, ça
n'aurait pas été le même traitement. Ne pas aimer les femmes, chez un homme,
c'est une attitude. Ne pas aimer les hommes, chez une femme, c'est une
pathologie. Une femme qui ne serait pas très séduisante et viendrait se
plaindre de ce que les hommes sont infoutus de bien la faire jouir ? On en
entendrait parler de son physique, et de sa vie familiale, dans les détails les
plus sordides, et de ses complexes, et de ses problèmes. (p. 126-127)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Les femmes qu'on entend s'exprimer sont celles qui savent faire avec eux. De
préférence celles qui pensent le féminisme comme une cause secondaire, de luxe.
Celles qui ne vont pas prendre la tête avec ça. Et plutôt les femmes les plus
présentables, puisque notre qualité première reste d'être agréables. Les femmes
de pouvoir sont les alliées des hommes, celles d'entre nous qui savent le mieux
courber l'échine et sourire sous la domination. Prétendre que ça ne fait même
pas mal. Les autres, les furieuses, les moches, les fortes têtes, sont
asphyxiées, écartées, annulées. Non grata dans le gratin. Moi, j'aime Josée
Dayan. Je ronronne de plaisir chaque fois que je la vois à la télé. Parce que
le reste du temps, même les romancières, les journalistes, les sportives, les
chanteuses, les présidentes de boîtes, les productrices, toutes les bonnes
femmes qu'on voit se sentent obligées de jouer un petit décolleté, une paire de
boucles d'oreilles, les cheveux bien coiffés, preuves de féminité, gages de
docilité. (p. 132-133)</p>
</blockquote>
<p>Virginie Despentes, <em>King Kong Théorie</em> (Grasset, 2006)</p>
<p>On peut lire en ligne, si on ne traîne pas trop, l'article de Josyane
Savigneau, « <a href="http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-820112@51-798921,0.html" hreflang="fr">Despentes, un cri pour les femmes</a> » (<em>Le Monde des
livres</em>, 6 octobre 2006). (ps : l'article est aussi <a href="http://www.berlol.net/dotclear/index.php/2006/10/12/420-de-loin-et-de-haut" hreflang="fr">disponible là</a>)</p>
<p>Virginie Despentes a été l'une des première parmi les écrivains, en 2004, à
jouer le jeu du <a href="http://www.20six.fr/despentes" hreflang="fr">blog</a>,
une <a href="http://buzz.litteraire.free.fr/dotclear/index.php?2006/02/06/54-virginie-despentes-de-retour-dans-la-blogosphere" hreflang="fr">expérience qu'elle commente là</a>.</p>plus jamais ?urn:md5:37855a74d0ea10e9b3cc6fb352f54e212006-09-11T00:20:00+02:00cgatessais <p>En écoutant les journalistes, le philosophe Slavoj Zizek se pose quant à lui
une autre question essentielle :</p>
<p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/livres/zizek_desert_reel2.jpg" alt="zizek_desert_reel2.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /></p>
<blockquote>
<p>Que penser alors de cette phrase dont l'écho se propage partout :
« Rien ne sera plus jamais comme avant le 11 Septembre » ? Cette
phrase, et c'est significatif, n'est jamais développée plus avant : c'est
un geste vide qui essaie de dire quelque chose de « profond » sans
vraiment savoir ce qu'il veut dire. « Vraiment ? », est-on tenté de
répondre. Et si, précisément, rien d'épochal n'était arrivé le 11
Septembre ? Et si, comme semble le démontrer le regain massif du
patriotisme américain, l'expérience bouleversante du 11 Septembre avait en
dernière analyse servi de dispositif mis au service de l'hégémonie américaine
visant un « retour à l'essentiel », nue réaffirmation de ses coordonnées
idéologiques de base contre le mouvement antimondialiste et autres tentations
critiques ? Je devrais peut-être préciser cette proposition en
introduisant la temporalité du <em>futur antérieur</em>. Le 11 Septembre,
l'occasion a été offerte aux États-Unis d'Amérique de comprendre de quel genre
de monde ils faisaient partie. Ils auraient pu la saisir : il n'en a rien
été. Ils ont choisi au contraire de réaffirmer leurs engagements idéologiques
traditionnels, sans aucun sentiment de responsabilité ou de culpabilité à
l'égard du tiers-monde paupérisé : nous sommes les victimes ! (p.
79)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>L'alternative est donc la suivante : les Américains vont-ils décider de
renforcer plus encore leur sphère ou prendre le risque d'en franchir les
limites ? Soit l'Amérique va persister - jusqu'à radicaliser même
l'attitude profondément immorale consistant à dire « Pourquoi cela
devait-il nous arriver ? Ces choses-là n'arrivent pas <em>chez
nous</em> ! » et redoubler d'agressivité à l'encontre du Dehors menaçant
-, bref persister dans son passage à l'acte paranoïaque. Soit l'Amérique va
finalement se risquer à franchir le pas, traverser l'écran fantasmatique qui la
sépare du Monde du Dehors, assumer son appartenance au Monde Réel, opérant
cette transition longtemps attendue de « Une chose pareille ne devrait pas
arriver <em>ici</em> ! » à « Une chose pareille ne devrait arriver
<em>nulle part</em> ! ». C'est la vraie leçon de ces attaques : la
seule manière de s'assurer qu'elles ne se produiront plus ici consiste à
empêcher qu'elles se produisent partout ailleurs. Bref, l'Amérique devrait
apprendre humblement à accepter sa propre vulnérabilité. Et considérer le
châtiment des responsables non comme une vengeance exaltante mais comme un
triste devoir. Au lieu de cela, elle réaffirme puissamment son rôle de gendarme
mondial, comme si les causes du ressentiment à son endroit ne provenaient pas
de son excès mais de son manque de pouvoir. (p. 82-83)</p>
</blockquote>
<blockquote>
<p>Le même processus de déréalisation s'est poursuivi après l'effondrement du
World Trade Center : quand bien même le nombre des victimes (trois mille)
ne cessait d'être répété, il était frappant de constater la quasi-absence
d'images du carnage humain qui avait eu lieu : ni corps démembrés, ni
sang, ni visages désespérés de victimes en train de mourir... tout cela
contrastant totalement avec la couverture médiatique des catastrophes du
tiers-monde où toute la question consiste, au contraire, à faire un scoop de
chaque détail macabre : les Somaliens affamés, les femmes bosniaques
violées, les hommes égorgés. Ces plans sont toujours précédés d'un
avertissement précisant que « ces images pourraient heurter la sensibilité
des enfants » : avertissement que nous n'avons jamais vu dans les journaux
rendant compte de l'effondrement du World Trade Center. N'est-ce pas une preuve
supplémentaire de la manière dont, même dans ce moment tragique, la distance
est maintenue entre <em>eux</em> et <em>nous</em>, entre leur réalité et la
nôtre ? L'horreur réelle arrive <em>là-bas</em> et non <em>ici</em>. (p.
34-35)</p>
</blockquote>
<p><img src="http://blog.lignesdefuite.fr/public/images/matrix_desert_reel.jpg" alt="matrix_desert_reel.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" /></p>
<blockquote>
<p><em>Matrix</em> (1999), le grand succès des frères Wachowski, a porté cette
logique à son comble : la réalité matérielle dont nous faisons tous
l'expérience et que nous avons sous les yeux n'est en fait qu'une réalité
virtuelle générée et coordonnée par un énorme mégaordinateur auquel nous sommes
tous reliés ; lorsque le héros (interprété par Keanu Reeves) se réveille
dans la « vraie réalité », il ne voit plus qu'un paysage dévasté et
recouvert de ruines calcinées : les restes de Chicago après une guerre
planétaire. Morpheus, le chef de la résistance, lui réserve alors une
salutation ironique : « Bienvenue dans le désert du réel. »
Quelque chose du même ordre n'a-t-il pas eu lieu à New York le 11
Septembre ? Ses habitants ont été confrontés au « désert du réel ».
Et, corrompus que nous sommes par Hollywood, le paysage et les images des tours
qui s'effondraient ne pouvaient pas ne pas nous rappeler les scènes les plus
haletantes des superproductions catastrophes. Lorsqu'on entend que ces attaques
ont été un choc absolument inattendu, que l'Inimaginable, l'Impossible s'est
produit, on devrait rappeler l'autre catastrophe inaugurale, celle du début du
xxe siècle, le naufrage du Titanic. Là aussi ce fut un choc. Pourtant, la
possibilité d'un tel événement avait déjà été envisagée par l'imaginaire
idéologique, du fait que le Titanic était le symbole de la puissance de la
civilisation industrielle du XIXe siècle. N'en va-t-il pas de même pour ces
attaques ? Les médias ne nous ont pas seulement assommés sans répit avec
les risques de menace terroriste, cette menace était libidinalement investie.
Il suffit de se souvenir de toute une série de films, de <em>New York 1997</em>
à <em>lndependence Day</em>, pour comprendre la comparaison récurrente entre
ces attaques terroristes et les films catastrophes hollywoodiens :
l'impensable, qui a eu lieu, était un objet (le fantasme, et la plus grande
surprise est qu'il soit arrivé à l'Amérique ce qu'elle fantasmait. Le dernier
épisode de ce nouage entre Hollywood et la guerre contre le terrorisme s'est
produit lorsque le Pentagone a décidé de faire appel à Hollywood. Au début du
mois d'octobre 2001, la presse a signalé qu'un groupe de scénaristes et de
réalisateurs de Hollywood, spécialistes des films catastrophes, avait été formé
à l'initiative du Pentagone dans le but d'imaginer des scénarios possibles
d'attaques terroristes ainsi que les moyens d'y remédier. Il semblerait
d'ailleurs que cette collaboration se soit poursuivie : une série de
rencontres entre les conseillers de la Maison Blanche et les producteurs de
Hollywood ont eu lieu au début du mois de novembre 2001 afin de coordonner
l'effort de guerre et de mettre au point la manière dont Hollywood pourrait
aider la « guerre contre le terrorisme » en délivrant le bon message
idéologique, non seulement aux Améri-cains mais aussi aux spectateurs du monde
entier. Dernière preuve empirique que Hollywood fonctionne comme un «appareil
idéologique d'État ». Il faudrait donc renverser la lecture classique selon
laquelle l'effondrement du World Trade Center signifierait que le réel a fait
intrusion dans notre sphère imaginaire et l'a fait éclater. Bien au contraire,
c'est avant que le World Trade Center ne s'effondre que nous vivions dans une
réalité sociale où nous ne percevions pas les horreurs du tiers-monde comme
partie intégrante de la réalité (la nôtre) mais uniquement sous forme
d'apparitions spectrales télévisées. Ce qui a eu lieu le 11 Septembre, c'est
l'entrée de cet écran fantasmatique dans notre réalité. La réalité n'a pas fait
irruption dans l'image : c'est l'image qui a fait irruption dans notre
réalité (c'est-à-dire les coordonnées symboliques qui déterminent ce que nous
percevons comme étant la réalité) et l'a fait éclater. Que la sortie de
nombreux <em>blockbusters</em> comportant des scènes pouvant faire penser à
l'effondrement du World Trade Center (immeubles en flammes, attaqués, actions
terroristes...) ait été ajournée après le 11 Septembre (ou tout simplement que
ces films aient été mis au placard) devrait être interprété comme la tentative
de « refouler » l'arrière-plan fantasmatique sans lequel cet
événement n'aurait pas eu une telle portée. Il ne s'agit pas ici de jouer le
jeu pseudo-postmoderne qui réduirait l'effondrement des tours à un nouveau
spectacle médiatique, à une variante catastrophique des <em>snuff movies</em>
pornographiques ; non, la question que nous aurions dû nous poser en
regardant les écrans de télévision le 11 Septembre est tout simplement
celle-ci : où avons-nous déjà vu cela mille fois ? Que les attaques
du 11 Septembre aient été la matière même des fantasmes populaires bien avant
qu'elles n'aient vraiment eu lieu nous permet d'aborder un autre exemple
illustrant la logique complexe des rêves. Il est facile d'expliquer que les
pauvres du monde entier rêvent de devenir américains. Mais de quoi rêvent donc
les riches Américains englués dans leur bien-être matériel ? D'une
catastrophe globale qui mettrait leurs vies en morceaux. Pourquoi ? C'est
ce dont s'occupe la psychanalyse : expliquer pourquoi, en dépit d'un
bien-être matériel, nous sommes hantés par des visions cauchemardesques et
catastrophiques. (p. 36-39)</p>
</blockquote>
<p>Slavoj Zizek, <em>Bienvenue dans le désert du réel</em> (2002) (Flammarion,
2005)</p>