Réponses à des questions écrites de Constance Krebs pour remue.net
Constance Krebs : J'ai plusieurs questions... En vrac, j'aimerais quelques éléments sur les dates de début, l'idée qui a donné naissance au Labyrinthe, ce qui a orienté les branches, ce qui a prédisposé vos choix, et comment vous avez refondu le site, etc.
Labyrinthe, répertoire de liens spécialisé dans la littérature française contemporaine sous-titré " Il y a de la littérature contemporaine sur le réseau ", a été mis en ligne en janvier 1999.
Ce projet est né en 1998 d'une double frustration. Je participais en effet alors à la création des Signets de la Bnf et j'étais un peu déçue de ce qu'il ait été décidé que ce répertoire serait académique et ne pointerait que vers des outils généraux, ce qui en excluait les sites de et sur les écrivains (à fortiori contemporains). Lors de mes recherches (personnelles et professionnelles) sur internet, j'aurais par ailleurs souhaité disposer d'un annuaire pointant vers les ressources en ligne sur les écrivains français contemporains. Ne trouvant pas tout à fait en ligne ce que je cherchais, en dépit de l'existence de sites pionniers sur la littérature contemporaine (le beau site de François Bon, devenu depuis Remue.net) et l'actualité littéraire (le Zazieweb d'Isabelle Aveline notamment), je décidai de le créer, en m'appuyant sur mon expertise universitaire et professionnelle en matière de littérature contemporaine et quelques rudiments d'html.
Le Labyrinthe est toujours pour moi la meilleure, la plus exhaustive bibliothèque en ligne... Un peu mystérieuse, parce qu'infinie... Alors comment s'organisent pour vous les perspectives, les bifurcations, les orientations, les Stop ?... S'agit-il d'un nouveau code Dewey ?
Une bibliothèque " infinie " certainement pas ... " un peu mystérieuse " peut-être parce pas très bien rangée et surtout organisée de manière assez subjective ; le mot même de " bibliothèque " me gène d'ailleurs un peu, à moins de l'entendre non pas au sens de bibliothèque publique mais de bibliothèque personnelle : quelques étagères que l'on reclasse périodiquement, quelques cartons (dans la cave, le grenier, d'autres maisons), quelques piles " à lire d'urgence " et plein de livres qui débordent de partout.
Pour revenir à l'organisation
de labyrinthe, le coeur de cet ensemble de pages est un index
alphabétique des écrivains français contemporains,
initialement présenté sur une seule page (la première créée)
éclatée alphabétiquement lorsque elle est devenue trop
lourde.
Encore ne trouve-t-on dans cet index que les auteurs littéraires (roman,
poésie, théâtre) publiés aujourd'hui (et donc vivants)
en France (quelques francophones sont aussi répertoriés, mais
de manière nettement moins complète). Ces restrictions faites,
cet index ne sélectionne ni ne censure personne. S'il n'est pas exhaustif,
ce n'est qu'en raison des lacunes dans mes connaissances. Tout auteur, ami d'auteur,
lecteur, éditeur, etc. qui découvre une de ces lacunes est donc
invité à m'en informer par mail afin qu'elle soit corrigée
: ces mails (assez nombreux) sont pour moi une aide inestimable.
Pour chaque auteur, j'essaie de fournir une date et un lieu de naissance, parfois
quelques indications bibliographiques. Ces informations, en général
tirées soit des notices fournies par les éditeurs en quatrième
de couverture ou en ligne, soit d'articles de presse, soit (de plus en plus)
de ressources en ligne, sont vérifiées dans le catalogue de la
BnF (Bn Opale +) et, quand cela s'avère
possible, dans les dictionnaires et bibliographies existants (mais peu de contemporains
y sont présents). Les liens présents dans cet index pointent soit
vers une page interne fournissant des indications bio et/ou bibliographiques
sommaires, soit vers l'extérieur (un site entier de ou sur l'écrivain,
son blog, ou simplement un entretien, un article, une notice bio-bibliographique).
Cet index est complété
par des pages périphériques, ajoutées successivement et
en spirale :
- des pages sur Claude Simon, à qui j'ai
jadis consacré une thèse et deux ouvrages : quelques repères
biographiques, une bibliographie mise à jour, un court article et des
liens ; j'héberge également depuis 2003 quelques pages de
présentation de l'activité de l'Association
des Lecteurs de Claude Simon ;
- un index alphabétique de liens vers des
sites concernant des écrivains français des siècles passés
ou du début du vingtième siècle, auxquels se sont ajoutés
au fil du temps (avec là encore nécessité d’éclater
les pages) des écrivains étrangers, des peintres, des cinéastes,
des philosophes, des scientifiques, etc.
- une page sur les prix littéraires : actualité,
anciens lauréats, liens ;
- une page intitulée " création
en ligne " qui rattrape l'injustice faite aux écrivains
pas (encore) publiés par des éditeurs traditionnels en proposant
des liens vers les pages personnelles où ils s'auto-éditent ou
sont publiés par des revues et/ou des éditeurs en ligne ;
- une page d'abord, puis plusieurs, de liens concernant
la littérature (classement par siècles et thématique
) et ses alentours : éditeurs, revues,
institutions... puis d'autres domaines de connaissance qui m'intéressent,
des musées aux neurosciences) ; création d'une page index
(début 2005) pour instaurer un semblant d'ordre ;
- une bibliographie critique sur la littérature
contemporaine ajoutée en décembre 2003 et qui mériterait
une actualisation ;
- une page consacrée aux blogs
francophones et plutôt littéraires ajoutée fin 2005 pour
tenir compte de l'explosion des blogs (auparavant inclus dans la page " création
en ligne ").
Alors, reprise de la " dewey ", comme vous le suggérez, non, définitivement pas : Melvil Dewey a composé en 1876 une belle tentative de classement des connaissances humaines de son temps, mais elle est aujourd'hui un peu archaïque, même si elle fait objet de modifications régulières (et très longuement concertées). D'ailleurs je n'ai aucunement l'intention d'élaborer, encore moins d'imposer, un classement universel : mon classement est non seulement subjectif mais très temporaire, caduc à peine crée, et très souvent remanié.
Et puis cette bibliothèque poids plume, qui n'inquiète ni voisins du dessous, qui n'attirent que les souris électroniques, est vertigineuse. C'est celle de Babel, borgesienne ?....
Davantage que Borges (écrasant !),
ma référence en matière de bibliothèques et de classement
pourrait être ce beau passage de Georges Perec (qui cite Borges, tout
de même !) :
" Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui
cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons
entre l'illusion de l'achevé et le vertige de l'insaisissable. Au nom
de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait
d'accéder d'emblée au savoir ; au nom de l'insaisissable, nous
voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots
désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l'oeil destinés
à dissimuler l'usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques
servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et
de fourre-tout. "
Georges Perec, " Notes brèves sur l'art et la manière
de ranger ses livres ", Penser/Classer
Labyrinthe est pour moi une bibliothèque " pense-bête ", une sorte de répertoire personnel mis à disposition de tous (un peu à l'image de ce que propose aujourd'hui del.icio.us, par exemple) ; c'est aussi un " repose-chat " et un " fourre-tout " dans la mesure où la sélection de liens est le reflet de mes goûts et intérêts personnels et où j'y insère par exemple des images que j'aime bien, comme je pose des reproductions entre les livres sur mes étagères.
Pourquoi " labyrinthe "
me demande-t-on souvent ? J'avais en tête lorsque j'ai crée ce
site et l'ai ainsi baptisé la définition de la littérature
comme " défi au labyrinthe " par Italo Calvino :
" Ceux qui croient pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leurs
difficultés restent en dehors ; et demander à la littérature,
à partir d'un labyrinthe donné, de fournir la clé pour
en sortir est donc une requête peu pertinente. Ce que peut faire la littérature,
c'est définir le meilleur comportement possible pour trouver l'issue,
même si cette issue n'est rien d'autre que le passage d'un labyrinthe
à l'autre. C'est le défi au labyrinthe que nous vouIons
sauver, une littérature du défi au labyrinthedont nous
voulons dégager le noyau et que nous voulons distinguer de la littérature
de la reddition au labyrinthe. "
Je venais également de lire le livre de Jacques Attali (Chemins de
sagesse : traité du labyrinthe, Fayard, 1996) où il écrivait
qu'internet ressemble davantage à un " labyrinthe médiéval "
qu’à une " autoroute de l’information ".
Ce que je n'avais pas anticipé
c'est que, puisque je suis une femme, on trouverait tout naturel de m'assimiler
à l'Ariane de ce labyrinthe, chose qui m'agace : dans " Littérature
française contemporaine en ligne : le webmestre est-il Ariane ou Dédale ? "
un article rédigé pour le Colloque de Lisieux : " Les
études françaises valorisées par les nouvelles technologies
d'information et de communication " (27-28 Mai 2002), j'écrivais
à ce sujet :
" Si je devais choisir, en tant que webmestre d'un labyrinthe, une
identification mythologique, c'est (plutôt que vers la pathétique
Ariane dont le fil de la prudente pelote est devenu l'archétype du guidage
avisé) vers le rusé concepteur du labyrinthe, Dédale, personnage
complexe, artiste et criminel, ingénieux et rêveur, adepte du détour
jusque dans sa fuite de cire, qu'irait ma préférence. "
Mon propos n'est en effet absolument pas de guider l'internaute sur un hypothétique
" bon " chemin, mais plutôt de tenter de restituer,
ou du moins de faire ressentir la complexité labyrinthique des ressources
littéraires présentes en ligne, d'inciter à parcourir le
web, d'orienter sans contraindre, comme à un carrefour les panneaux énoncent
les bifurcations possibles.
Le type de circulation que je tente d'offrir est celle que je privilégie
moi-même : dans le chaos du réseau, produire son propre cheminement
mental au fil des sentiers parcourus, au gré des découvertes ou
des rapprochements surprenants, avec la tentation permanente et parfois comblée
de perdre le fil (d'Ariane), de s'égarer en s'évadant de sa recherche
de départ pour découvrir des territoires nouveaux.
J'ai ainsi choisi de ne pas accompagner les liens de commentaires ni de descriptions,
en partie, il faut l'avouer, par manque de temps, mais aussi pour laisser à
l'internaute la possibilité de se faire lui-même son opinion, lui
proposer non un filtre mais divers sentiers possibles ; pour favoriser sa fuite,
j'ai également choisi de faire s'ouvrir les liens dans une nouvelle fenêtre.
Cette fuite, je l'ai prolongée plus récemment encore (début 2006) par un blog intitulé " lignes de fuite " : ce titre est d'abord un concept piqué à Gilles Deleuze, mais il est également un moyen de filer la métaphore de la " fuite de cire " de Dédale (dont on oublie trop souvent que seul son fils Icare est tombé pour avoir brûlé ses ailes au soleil et que lui parvint à s'enfuir du labyrinthe).
Et si l'on réunissait sur un site, toutes les bibliothèques que dévoilent les auteurs de sites ? Que cela donnerait-il ? Quels croisements ?
Si l'on réunissait tous les sites, ce ne serait pas un site, cela s'appellerait internet …
J'ai dit privilégier un principe
non-hiérarchique et totalement subjectif d'organisation des liens, tant
il est vrai que l'ordre et le désordre voisinent inévitablement
dans notre humaine façon de ranger, nos connaissances comme nos bibliothèques.
Il me semble évident en effet qu'un simple agent intelligent humain,
dont la qualité du travail se dégrade en proportion de l'accroissement
du web, n'est plus aujourd'hui en mesure de rivaliser dans la veille documentaire
avec les agents intelligents logiciels et leurs algorithmes de plus en plus
perfectionnés.
Qu'ai-je donc à offrir de plus ou d'autre qu'un logiciel ? Certainement
pas l'exhaustivité, ni un classement parfait, ni un catalogage scientifique
des ressources, mais au contraire la subjectivité de mon classement,
le caractère désordonné, imparfait et inévitablement
lacunaire de la carte que je dresse.
Si je suis fascinée par le mythe d'internet comme cerveau global, je suis également consciente du fait qu'il pourrait devenir un infernal carcan pour nos singularités (qui pourraient disent certains être absorbées par la singularité émergente d'une intelligence globale). Je considère par conséquent qu'il est urgent de continuer à y cultiver de petites parcelles en forme de jardin d'humanité imparfaite. C'est sans doute par la juxtaposition, la constellation de visions subjectives et partielles sur de petits morceaux de la toile que la complication d'internet reste une complexité humaine et vivante.
décembre 2006