Entretien M. Chapsal (1960)

Claude Simon, Entretien avec Madeleine Chapsal, L’Express, 10 nov. 1960.
Repris dans Les écrivains en personne, 1973, p. 285-291.

Comment écrivez-vous ? « La Route des Flandres » est une œuvre si complexe qu’on se demande un peu comment elle est faite.

Il y a une chose que je ne comprends pas qu’on n’ait pas encore dite : lorsqu’on veut écrire un livre, qu’on commence à vouloir raconter une histoire, eh bien ! cette histoire, elle est finie. On se retourne en arrière, on regarde le chemin qu’on vient de parcourir, on le voit dans son entier, ramené tout entier sur un plan télescopé. Les lointains sont aussi nets et aussi proches que les premiers plans. Comme lorsqu’on regarde dans des jumelles. Certaines choses qui datent de l’enfance, ou d’une dizaine d’années, sont d’une intensité fantastique, et il y en a d’autres, qui vous sont arrivées hier, dont vous ne vous souvenez même pas…

C’est vrai.

Eh bien ! dans le roman traditionnel, on a toujours pensé d’une façon à mon sens naïve, qu’il s’agissait simplement de traduire de la durée par de la durée. A la page un, naissance du bonhomme, à la page dix, ses premières amours, etc. Pour moi, il ne s’agit pas du tout de traduire du temps, de la durée, mais de rendre du simultané. Dans la peinture aussi, le peintre doit ramener à deux dimensions un monde qui en a trois. En littérature, le problème est également de transposer une dimension dans une autre: traduire dans la durée, dans le temps, des images qui dans la mémoire coexistent.

Vous percevez votre livre comme un instantané ?

Absolument. Toutes ces choses me viennent ensemble. Par bouffées ; le problème qui se posait c’était comment les organiser ?

Et comment l’avez-vous résolu ?

Je venais de finir L’Herbe à Perpignan, je suis parti pour Etretat, avec mon éditeur, Jérôme Lindon – il s’agissait de corriger les épreuves très vite – et en revenant d’Etretat, dans le car qui nous ramenait à Paris, Lindon m’a dit :  » Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?  » Eh bien ! je revois encore l’endroit, c’était dans le car entre Etretat et Bréauté, tout le livre m’est apparu d’un seul coup ; comme on dit, vous savez, que les romans de Dostoïevsky se déroulent en une seconde, ou même en une fraction de seconde… Je revois encore le tournant, la route, l’arbre… Oui, d’un seul coup, tout m’est sauté à l’esprit, je peux dire tout ensemble, dans une bouffée violente … Les ancêtres de Reixach, la guerre, tout …

Les courses de chevaux, Corinne ?

Tout ! Cela m’a sauté à la figure, je ne dirai pas en pensée, mais en émotion – l’émotion va beaucoup plus vite que la pensée. Restait à l’écrire, et c’est cela qui a été terrible.

Pourquoi ?

J’ai travaillé presque un an sans savoir comment cela allait pouvoir se construire. je voulais une composition simultanée, et ne voyais pas comment j’allais pouvoir y parvenir.

je suis rentré à Paris, et brusquement j’ai trouvé un truc…

Lequel ?

Les crayons de couleur. Oui, j’ai attribué à chaque personnage, à chaque thème, une couleur. Et comme cela, j’ai pu construire l’ensemble. Comme un tableau.

C’est vous qui avez inventé cette technique ?

Pour moi, oui. Mais un jour où je disais cela à Lindon, il m’a dit que Samuel Beckett – et Dieu sait si ma recherche est différente de celle de Beckett… – que Beckett venait de lui dire qu’il avait eu soudain l’idée, alors qu’il éprouvait lui aussi des difficultés, d’écrire avec des encres de couleurs…

Mais qu’est-ce qui vous guidait dans la disposition, l’entrelacement de vos couleurs ?

Oh ! uniquement le sentiment. Si vous demandez à un peintre pourquoi il a mis là un rouge orange ou cerise… Il n’y a qu’André Lhote pour vous expliquer qu’il faut un ton chaud pour mettre à côté d’un ton froid… que telle ligne tombe à tel endroit parce que c’est la section d’Or… Non, il n’y a pas de recette !

Ne s’est-elle pas modifiée, votre vision en cours de route ? Tout y est ?

Oui. C’est-à-dire l’essentiel. Dans un livre, c’est comme pour la vie, il y a des tas de choses qui sont oubliées… Les gens qui écrivent s’imaginent généralement qu’il faut tout dire, ou plutôt qu’il ne doit pas y avoir de trou. Alors, il remplacent les moments d’absence, qui existent dans la réalité, ceux où ils n’ont rien senti, rien perçu du tout, par une espèce de ciment grisâtre, qui doit faire lien, et qui me paraît très faux…

Mais ne pensez-vous pas que laisser le lecteur face à ces trous, c’est parfois lui rendre la lecture un peu difficile ?

Ecoutez, si Van Gogh et Picasso s’étaient demandé si l’homme de la rue allait pouvoir contempler leur peinture sans difficulté ! Je crois qu’un écrivain n’a pas à se poser ces sortes de questions. Si on cherche à se mettre à la portée du public, on est cuit !

Tout de même, pendant longtemps, les romanciers ont considéré qu’ils étaient peut-être des traducteurs de la réalité, mais aussi des conteurs.

Je pense qu’on me suivra d’une façon efficace seulement si je ne me préoccupe pas qu’on me suive. Se préoccuper de l’accessibilité, c’est de la folie, c’est fichu.

Il y a des pages entières dans vos livres où on ne rencontre pas un signe de ponctuation. Pourquoi ?

Comment vous dire, c’est un sorte de tempo… Si j’écris comme ça, c’est que ça ne me vient pas autrement. Si j’arrête, en mettant un point, un point-virgule, ça me coupe. La plus grande partie du livre a été écrite sans un signe de ponctuation. Nous avons ponctué ensuite, mon éditeur et moi, en mettant les virgules et points là où vraiment il pouvait y avoir confusion.

Vous avez, vous, dans l’esprit comme vous venez de le dire, l’image initiale de votre livre. Mais lorsque vous passez dans la même phrase du haut à droite de votre tableau, au bas à gauche, il est parfois difficile au lecteur de savoir où vous allez si vite et de vous suivre ?

Je sais, j’y ai pensé. Et c’est pourquoi j’ai essayé – mais si on ne s’en aperçoit pas, c’est que je n’ai peut-être pas tout à fait réussi ! – de donner un aperçu, une sorte de résumé, de première vision de l’ensemble du livre dans les quinze premières pages. Le reste n’étant ensuite qu’un approfondissement de ces quinze premières pages. Si on ne le voit pas, c’est un peu, pour moi, un échec…

Qui sont vos auteurs favoris ?

J’aime Conrad, Proust, Joyce, Faulkner, tout ce qui me donne beaucoup à voir, à toucher, à sentir, à entendre… Ce qui m’a le plus touché, je crois que ce sont d’abord les Russes, surtout Dostoïevsky, et puis Tchékov. Tout près de nous, Céline. Le « Voyage au bout de la nuit » est le grand livre de l’entredeux-guerres.

Il y a aussi Michel Leiris : tout son oeuvre, qu’on ne connaît pas assez. En particulier « Fourbis », et dans « Fourbis » ce morceau admirable : « Vois ! déjà l’ange… » qui est un des chefs-d’oeuvre de la littérature française.

J’admire aussi beaucoup La Jalousie, d’Alain Robbe-Grillet c’est quelque chose, je crois, dans l’histoire de la littérature. On le lira dans deux mille ans… C’est la première et jusqu’à maintenant la seule tentative d’une littérature purement matérialiste. Cela me fait penser à un professeur de médecine qui demandait à ses élèves:  » Vous avez vu tel malade, ce matin, alors, parlez-m’en. – Monsieur, je pense que… – Ce que vous pensez, je m’en fous, coupait le professeur. Complètement ! Qu’est-ce que vous avez vu, qu’est-ce que vous avez senti à la palpation, qu’est-ce que vous avez entendu à l’auscultation ?… C’est ça que je veux savoir. Mais ce que vous pensez, je m’en fous, comme je me contrefous de ce que je pense moi-même !  »

Eh bien ! c’est cela, pour moi Robbe-Grillet : cet effort prodigieux pour se débarrasser des miasmes, des mythes qui nous encombrent. Je ne sais pas s’il a entièrement raison, tout est discutable, mais en tout cas, c’est prodigieux !

Vous repoussez les idées, mais n’êtes-vous pas signataire d’un certain manifeste ?

Oui. J’ai signé ce manifeste et je suis inculpé. A cause de convictions que j’ai depuis que j’ai seize ou dix-sept ans. je suis peut-être un imbécile, mais pour moi, ce sont là des mouvements de coeur. Je n’ai jamais pu supporter l’injustice, qu’on batte quelqu’un, qu’on humilie ou que l’on fasse souffrir… J’ai signé ce manifeste, je suis inculpé, je continuerai.

Cela dit, peut-être ne serait-il pas mauvais d’essayer d’expliquer pourquoi, à mon sens, écrire comme je tente de le faire et, d’un autre côté, signer la déclaration dont vous venez de parler, c’est au fond, sur des plans différents, la même chose.

Il me semble que cela peut se résumer ainsi : l’incessante remise en question, l’incessante contestation de ce qui tenu pour acquis.

Signer la Déclaration des 121, c’était contester la légitimité de certains actes : tuer dans une guerre injuste, torturer, etc. De la même façon, écrire (bien entendu dans la mesure où l’on parvient à faire oeuvre d’art) c’est contester les formes et les rapports déjà établis, reconnus, consacrés…

D’ailleurs, et vous l’avez sûrement remarqué, dans « La Route des Flandres », les faits sont sans cesse contestés, remis en question, par les différents personnages qui en formulent plusieurs versions, s’interrogent, se demandent s’ils ne se trompent pas, si les choses se sont bien passées telles qu’on les leur a racontées, ou telles qu’ils les imaginent, ou même encore telles qu’ils ont cru les voir. Tout bouge. Rien n’est sûr, rien n’est fixe. Le langage lui aussi est naturellement mouvant. On ne peut pas s’exprimer en 1960 avec la phrase de Stendhal, ce serait se promener en calèche. Tout bouge autour de nous !

Vous paraissez bien connaître, dans La Route des Flandres, le milieu des courses. Avez-vous été jockey ?

J’ai été dans la cavalerie, et il y beaucoup de jockeys, tous les jockeys étaient dans la cavalerie. C’est là où j’en ai connu – surtout un, celui dont je parle (je suis incapable d’inventer quoi que ce soit) – et aussi les chevaux. J’ai toujours monté à cheval, je suis d’une famille d’officiers.

L’autre jour, au procès Jeanson où je témoignais, le président du tribunal m’a menacé d’expulsion parce que, parait-il, j’insultais l’Armée française en disant que nous poursuivions en Algérie une guerre injuste avec des moyens indignes d’une nation civilisée. C’est suffocant. J’ai été tenté de lui répondre qu’en somme, il avait raison d’interdire que l’on appelât cela une  » guerre ». Parce que cinq cent mille hommes pourvus d’avions, de canons, de tanks, contre cinq mille malheureux armés de fusils de chasse ou même de fusils mitrailleurs, effectivement, ce n’est pas de la guerre mais de l’assassinat.

Il paraît que l’armée française, battue et humiliée depuis vingt ans, veut enfin remporter une victoire. Si c’est cela que nos officier actuels appellent une « victoire », c’est-à-dire à cent contre un et avec un armement cent fois supérieur, les mots dans l’Armée ont décidément bien changé de sens. Je ne crois pas que mon père, qui était capitaine et qui a été tué en 14, aurait eu une conception pareille de la victoire. Et puis, à cette époque, un officier obéissait, se faisait tuer quand il le fallait, et surtout il y avait une sorte d’éducation, de savoir-vivre ou, si vous préférez, de pudeur ou de fierté qui faisait qu’il ne lui serait pas venu à l’idée de faire un plat de sa mort. C’était son métier. Le métier des armes. Aujourd’hui, des soldats de carrière viennent avec des trémolos dans la voix déclarer ce qu’ils ont fait,  » jamais, une bête ne l’aurait fait « . Quelle indécence ! Comme tout le monde, j’ai été mobilisé, ce n’était pas mon métier de faire la guerre, je ne touchais pas une forte solde et des primes pour faire cela, et pourtant, j’ai fait moi aussi des choses que « jamais une bête n’aurait fait ». Et bien ! Quoi ? Cela ne me semble pas extraordinaire.

Encore une question littéraire : souvent au cours de vos dialogues vous interrompez la phrase, vous la laissez en suspens, sans que celui qui parle ait tout dit… Comment êtes-vous venu à cela ?

Il me semble que c’est ainsi que l’on parle. Les gens finissent par dire : « Vous savez, la chose, le machin… » Dans le langage courant, ils s’expriment très sommairement, ce qui ne les empêche pas de se comprendre…

Comment je suis venu à cela ? En travaillant. C’est mon septième bouquin. En travaillant, travaillant…