Entretien avec Jo van Apeldoorn (1979)
Claude Simon. Entretien avec Jo van Apeldoorn et Charles Grivel, 17 avril 1979, publié dans Ecriture de la religion. Ecriture du roman. Mélanges d’histoire de la littérature et de critique offerts à Joseph Tans / sous la direction de Charles Grivel. Lille : Presses Universitaires de Lille, 1979, p. 87-107.
Quels sont selon vous les termes les plus appropriés pour estimer l’évolution de votre travail ? Cette évolution se situe-t-elle à vos yeux sur la scène que constituent les « problèmes du nouveau roman » ou bien aillleurs ?
Je crois qu’il faut remettre un peu les choses à leur place sur la question du « nouveau roman », car là-dessus les interprétations assez vagues, totalisantes et un peu simplistes ne manquent pas. Nous nous sommes rencontrés aux Editions de Minuit, il y a vingt ans de cela. à un moment, notre éditeur commun, Jérôme Lindon, souhaitait que nous fassions une sorte de manifeste, ou quelque chose d’approchant. Naturellement, cela ne pouvait pas et n’a absolument pas pu se faire. Nous nous sommes réunis pendant un hiver tous les mercredis. Il y avait Robbe‑Grillet, Ricardou, Ollier, Thibaudeau et moi-même. Sur les bases, nous étions tous d’accord: nous récusions le roman traditionnel, nous étions tous d’accord, par exemple, sur le fait qu’on ne peut distinguer entre « fond » et « forme », qu’il n’y a pas diachronie dans l’acte d’écrire, qu’il n’y a pas ce que l’on va dire, puis ce qu’on écrit : il n’y a rien avant le texte, je veux dire: il n’y a pas une sorte de texte « pensé » qui préexisterait au texte écrit, un sens préétabli. Avant que quelque chose soit écrit, il y a seulement une sorte de brume, de vague magma.
Autre point d’accord entre nous : la simultanéité des perceptions, la simultanéité de tout ce qu’il y a à dire, s’opposant à la linéarité de la langue. Lorsque je vous regarde, je vois en même temps la couleur de votre chemise, vos lunettes, votre pantalon, etc. Dès que je commence à écrire, je suis obligé d’énumérer. |p88 Je transpose dans de la durée, je fais choix d’un ordre (cheveux d’abord, lunettes ensuite, ou l’inverse, ou chemise pour commencer, etc.). Mais introduire un ordre (sans oublier qu’on ne peut pas tout dire, qu’il y a sélection), c’est non pas « représenter » mais produire un objet autre, fatalement, que celui qui a servi de « modèle ».
Enfin, dernier point d’accord : le romancier n’est pas cet « observateur privilégié » qui, dans le roman traditionnel, raconte une histoire dont il connaît tous les tenants et aboutissants, omniscient et omniprésent. Il est, au contraire, aux prises avec un monde qui, sans cesse, « fait question ». D’ailleurs la caractéristique de toute œuvre littéraire est d’être polysémique et non pas univoque…
à partir de là, chacun a travaillé selon sa personnalité, ses fantasmes propres, sa sensibilité, son refoulé, etc. Et cela a donné évidemment des choses complètement différentes. C’est ici que l’équivoque se noue, entretenue peut-être par le colloque de Cerisy sur le nouveau roman (et par le livre qui en a été tiré). J’ai beaucoup d’admiration pour Jean Ricardou, mais je crois qu’au lieu de s’attacher à seulement souligner tout ce que nous avions en commun, il aurait été encore plus intéressant de montrer comment à partir de ce fond commun nous étions tous partis dans des directions différentes. Le rassemblement sous l’étiquette de « groupe » fausse tout le problème, à mon avis, et fait régner la confusion.
Un exemple. Cet hiver, dans Le Monde, un journaliste, Viansson Ponté, déclarait, sans ciller, et d’un ton badin, que le « nouveau roman » (qu’il assimilait à la « nouvelle cuisine », le « nouveau romantisme » ou la « nouvelle philosophie, etc.) répudie la métaphore et a horreur du sens. Ce sont là, peut-être, les théories de Robbe-Grillet, pas les miennes. Je ne vois pas en ce qui me concerne comment un texte pourrait ne pas avoir de sens. D’une manière ou d’une autre et que son auteur le veuille ou non, il est du sens. Quant à la métaphore, elle est pour moi le fondement même de la langue, et donc de tout écrit. Voilà à quel point de confusion l’on est arrivé…
Je voudrais intervenir sur une de vos affirmations. Vous disiez qu’« il n’y a rien avant le texte », sous-entendant par là que le référent fait défaut. Nous sommes là bien évidemment d’accord. Pourtant quelque chose « précède », ça demande à dire quelque part. Tout à l’heure, devant le tableau de l’ancêtre, la première des choses que nous évoquions, c’était la tache apparemment sanglante et le sens qu’enfant vous assigniez à cette tache. Donc il y a de la « brume », et ça la traverse : on le voit dans vos livres.
Bien sûr. Mais le « référent » est un mot dangereux, à mettre entre guillemets. Il y a évidemment le tableau dont vous parlez et que vous avez vu ; toutefois, écrit ou décrit par moi ce tableau n’est plus ce tableau. Les « référents » d’une nature morte de Cézanne sont des pommes et un pichet sur une table. Cependant ce n’est pas cela qui importe: c’est la façon dont il les peint. Et quand je dis : « la façon dont il les peint », je ne parle pas là d’une plus ou moins grande « ressemblance » ou « vraisemblance », d’identité d’aspect entre l’objet « réel » et l’objet peint (des milliers de peintres ont, dans des tableaux sans intérêt, « représenté » des pommes tout aussi « ressemblantes »), mais du rôle assigné par Cézanne à ces objets dans sa composition. On retombe toujours sur cette illusion de la représentation découlant du roman réaliste…
D’accord. Mais qu’y a-t-il dans cet objet-là, pourtant, dont nous avons pu constater la présence concrète ? Qu’est-ce qui dans ce concret-là sollicite l’écriture ? Car, en somme, si l’on vous suit on pourrait bien imaginer qu’on n’ait pas besoin de faire ce détour.
Qu’est‑ce que vous appelleriez le contraire de ce détour ? Mettre l’objet lui‑même (ce que Schwitters, Picasso ou Rauschenberg ont fait) dans le tableau ?
Ce serait une façon. Ou bien retournons ma question : qu’en est‑il de cet objet réel antérieur qui sert de…
Pré‑texte ?
Avec un trait d’union.
Avec un trait d’union. D’un même pré-texte, le travail du texte fait sortir quelque chose ou rien.
Cela me rappelle, à verser au dossier, une réaction que j’avais quand, autrefois, lecteurs tout frais des premiers « nouveaux romans », on avait à les défendre contre nos maîtres, qui n’y entendaient guère. Nous étions, dans ces débats, fanatiquement « pour le réalisme du nouveau roman ». C’était… il y a longtemps, c’était sur une erreur, sans doute ?
Oui et non. Vous posez des questions, je réponds, mais au fond je suis moi‑même dans le tâtonnement… Le rapport avec le référent, personne mieux que Mallarmé ne l’a défini : « Je dis: une fleur! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, |p90 musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
Nous soutenions mordicus que Claude Simon c’était plus réaliste que Balzac !
Balzac non plus n’est pas « réaliste », en ce sens que le réalisme ça n’existe pas. Même quelqu’un qui veut copier platement un cheval ne « reproduit » pas un cheval ; il produit toujours l’image déformée d’un cheval. Malraux l’a très bien dit : « Il n’y a pas de style « neutre ». » Sur ce point, le mot absolument génial de Magritte (et qu’on devrait faire inscrire au fronton de toutes les universités, de tous les musées) résume tout : « Ceci n’est pas une pipe. »
C’est une suggestion à faire, en effet… Il y a donc une pente à remonter contre l’impression que donnent vos livres aussi bien que ceux des écrivains de la même génération. Le lecteur rencontre quelque chose qui lui fait penser à une description; dans Histoire, il peut avoir l’impression qu’on lui présente, enfin décrit, alternativement le dos et le bon côté de cartes (postales), de peintures, de maisons, de scènes existantes » ; la question du rapport à la réalité est très difficile à saisir pour lui, car tout, dans le livre, se présente comme une sorte de reduplication monstrueuse déformante dont il ne possède pas tous les termes ; le point de comparaison lui échappe, justement, et pour cause, il ne peut s’empêcher de produire en somme un simulacre.
Comme le dit très bien Jakobson, on a coutume de mesurer le plus ou moins grand degré de « réalisme » d’une oeuvre, non par rapport au « réel », mais par rapport à l’école littéraire du xixe dite réaliste (ou naturaliste)… Prenons le cas des premiers impressionnistes. Le public considérait leur peinture comme un informe barbouillage, il « n’y reconnaissait rien, alors que de nos jours la reconnaissance des objets qu’ils ont peints ne pose plus de problème. Je veux dire que le public « connaît » la nature en fonction des tableaux de musée ou des livres qui se trouvent depuis longtemps dans les bibliothèques : ce qui ne ressemble pas à ces images déjà données ne lui paraît pas « vrai ». Tout artiste novateur, dès qu’il sort des sentiers battus, dès qu’il sort des codes habituels, qu’il fabrique quelque chose qui ne ressemble pas aux modèles du musée, au déjà connu, au « réel » médiatisé par des oeuvres est aussitôt accusé de confusion. Pour le grand public, cela ne représente rien, les gens habitués à voir et à lire selon un certain nombre de codes sont perdus. Vous connaissez |p91 la fameuse anecdote de je ne sais quel roi de France envoyant son portrait à l’empereur de Chine. Réaction de l’empereur: « Mais, votre roi, il est malade ? » Les ambassadeurs se récrient. « Mais ces taches alors, qu’il a sur la figure ? » Ces « taches », c’étaient les ombres, incompréhensibles pour les Chinois qui ne connaissaient que la teinte plate. Ils ne savaient pas lire le « code » ombre.
En lisant Les Géorgiques, j’avais l’impression que cette phrase: « une fois par mois la vieille dame » et puis vingt‑cinq pages plus loin cette (presque) autre : « Une fois par mois », faisaient ensemble, « code ». Lecteur, je me dis : Tiens, reprise « une fois par mois la vieille dame », ce n’est pas « la marquise sortit à cinq heures », mais le verbe manque…
C’est une très longue parenthèse.
Mais enfin pour le lecteur disons qui n’a pas l’habitude cela ne change rien. Je peux fort bien m’imaginer qu’il se demande pourquoi ce verbe ne vient pas, pourquoi l’auteur se moque du roman traditionnel, ou presque…
Mon propos n’est pas de me moquer du roman traditionnel…
Non , mais le lecteur peut avoir l’impression de…
Simplement, je ne trouve pas moyen d’écrire autrement. Je cite souvent cette phrase de Cocteau. Pour le lecteur moyen le style, c’est une façon compliquée qu’a trouvée l’auteur de dire des choses simples ‑ pour l’auteur, inversement, c’est la façon la plus simple qu’il ait trouvée de dire des choses horriblement compliquées.
Tout ceci engage la question de la parenthèse. Vous écrivez dans des parenthèses, en somme. Il y a une espèce d’énorme distorsion, d’éléphantiasis même, on a les débuts des phrases, et puis ça décroche très vite, quelquefois avant le verbe.
On en revient à la question du conflit simultanéité/linéarité. Par exemple, l’un de mes personnages: chaque fois que je pense à lui, je le vois, en même temps, jeune officier à l’opéra, vieux général à Milan, Conventionnel et régicide, ambassadeur à Naples, mourant lentement dans sa retraite, etc… Ordonner tout cela dans de la durée et pourtant, dans la mesure où on le peut, donner cette sensation d’une avalanche d’images, c’est là le grand problème.
D’où la technique en somme de la parenthèse. Avec cet avantage qu’elle ne classe pas les choses et les dérobe à toute finalité.
C’en est une. Mais il n’y a pas que celle‑là. Par exemple, j’ai essayé une succession très rapide, hachée, de phrases extrêmement courtes.
Est‑ce que dans votre prose actuelle (Les Géorgiques) ne se manifeste pas une certaine tendance à renouer avec votre première ou plutôt seconde manière ? On pourrait imaginer qu’il y ait un certain retour aux points d’ancrages des romans qui ont établi votre réputation. Est-ce que la veuve des Géorgiques est, dans une certaine manière, la vieille grand-mère du début d‘Histoire ?
Vous dites : « dans une certaine manière ». C’est très important. « J’ai fabriqué Albertine… » dit Proust (retenez le mot « fabriqué » : l’un des reproches ou plutôt l’une des condamnations classiques de la critique traditionnelle, c’est de « fabriquer » une oeuvre: exemple: « Roman laborieusement fabriqué. » Elle semble oublier Flaubert, Balzac qui corrigeait et recorrigeait sans fin ses épreuves, sans parler de Cézanne qui, lui, travaillait « laborieusement » à un tableau pendant des dizaines de séances …). Donc: « J’ai fabriqué Albertine à partir d’un nom ‑ celui de Simonet ‑ et de l’harmonie qui régnait entre les corps des jeunes filles devant la mer. » Impossible de ne pas rapprocher cette phrase de cette autre de Cézanne (je cite de mémoire) : « Dessiner le contour d’un objet, des objets, c’est en même temps dessiner le contour du vide ou de l’espace qui sépare ces objets. » L’harmonie entre des corps de jeunes filles : voilà… Le « référent » classique (la pomme « en soi » …) ici s’évanouit. C’est d’un rapport de formes qu’il s’agit, et non d’objets ou de personnages plus ou moins bien « représentés ».
La critique pense toujours au produit fini, à la belle oeuvre, etc. D’où les questions falsifiées de style, d’école. Vous insistez vous en somme, sur le côté amateur, la difficulté, le ça vient comme ça peut, je fais ce que je peux, je ne peux pas plus que je ne peux : il y a donc quelque part une sorte de résistance. Mais, qu’est-ce qui fait que la matière résiste, qu’est-ce qui fait « difficulté » ?
Voilà: c’est très important : « la matière résiste ». La matière, en l’occurrence, c’est la langue qui n’est pas une chose inerte, un simple instrument. Elle a sa logique profonde, sa dynamique, ses exigences, il faut savoir l’écouter: elle parle déjà avant nous, et comme l’a dit Novalis, elle se moque de celui qui veut la violer, lui faire dire quelque chose, et lui fait dire des sottises.
Mais dans le travail de Proust que vous citiez, nous avons affaire à une dérive sur le nom. Un gros travail, une grosse dérive. Donc il y a là quelque part, il se fait une résistance, et je voudrais que vous en parliez.
Le nom pour Proust, c’est comme les pommes pour Cézanne. ce que j’appellerais un stimulus. A partir de là, il y a une exploration de ses harmoniques. Rappelez‑vous le titre de la troisième partie de Swann : « Nom de pays: le nom » (et les « perles » de Quimperlé…), puis celui de la deuxième partie des Jeunes filles : « Nom de pays: le pays. »
Mais à côté de l’effort de musicalisation, quelque chose d’autre entre en jeu ?
C’est inséparable. Je vous prie de m’excuser si peut-être j’abuse de citations. Mais quand d’autres ont déjà parfaitement dit certaines choses, comment dire mieux ? Donc Flaubert: « … Pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ?… La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images ? » Après cent vingt séances pendant lesquelles Vollard est resté assis sans bouger sur une chaise Cézanne lui dit: « Cela commence à venir : je ne suis pas mécontent du devant du plastron. »
Sans ironie aucune.
Sans ironie aucune, non sans ironie.
La production d’un « plastron » l’occupe tout le temps ?
Oui : la production d’un plastron peint, c’est-à-dire à la fois sa couleur, sa valeur, son emplacement dans l’ensemble de la composition, par rapport aux autres couleurs, aux autres lignes, aux quatre côtés du tableau…
J’interromps, je ne sais pas du tout de combien de temps nous disposons sur la bande, et ce serait quand même dommage de parler à vide.
Non, non, on parle peut-être à vide, mais c’est enregistré de toute façon, là (le doigt marque une place sur le front).
Passons à la question suivante. Vos ouvrages ont été sous le feu croisé des critiques et continuent de l’être. Cette situation est à la fois privilégiée et inopportune. Outre les circonstances qui expliquent cette attention, avez‑vous l’idée que la théorie représente pour vous quelque chose de plus qu’une tentative de compréhension par l’extérieur de vos ouvrages ? Y a-t-il en vous, dans votre travail une demande théorique ? Si oui, pourriez-vous en indiquer le mobile et le terme ?
Il n’y a absolument pas de demande théorique. Je l’ai dit, mon travail est très artisanal. Pour moi, littérature, cela veut dire avant tout écriture. Et l’écriture, cela me fait toujours penser à ce que l’on appelle le bricolage : on fait comme on peut, on ajoute des choses, on en retranche, on essaie d’ajuster tant bien que mal. Aucune théorisation ni demande de théorisation. Maintenant, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on cherche comment ce que je fais est construit. Moi-même j’essaie de comprendre comment fonctionnent les textes qui me donnent du plaisir. C’est une façon de l’accroître. Par exemple, ceux de Proust. Ainsi lorsqu’il déjeune avec sa grand‑mère au Grand Hôtel de Balbec, il v a la description, sur un plat, d’un « Vaste poisson », etc., qui se termine par: « … polychrome cathédrale de la mer ». En y regardant de près, il semble bien que la beauté de cette phrase ne tienne, en même temps qu’à sa musicalité, au fait qu’elle me semble constituer une « mise en abîme » de toute l’oeuvre. Il serait trop long de tout énumérer, mais on y trouve l’idée de cathédrale (on sait que Proust voulait construire La Recherche selon le plan d’une cathédrale), celle du poisson/passion (Albertine lui apparaîtra, comme le Christ du vitrail de l’église de Balbec, sur fond de mer ‑ et il dira plus tard qu’il l’a pêchée comme un poisson), d’autre part, les anciens pêcheurs de Balbec étaient des pêcheurs de baleine (« vaste poisson »), le Grand Hôtel est lui‑même une sorte de cathédrale, etc., etc …
Quand on commence à tirer dessus …
Voilà…
C’est la preuve que c’est bien construit.
C’est plus que bien construit, ce l’est diaboliquement !
Vous vous intéressez là au bricolage de quelqu’un d’autre.
Il me passionne.
Mais est-ce faire la théorie de son travail ?
Non. Je ne pense pas. à mes yeux le mot théorie a quelque chose d’abstrait. Or tout cela est très concret.
C’est donc plutôt, sans mettre cela au négatif, le procédé chez l’autre ou chez vous-même qui vous intéresse ?
Je ne crois pas qu’on puisse parler chez un auteur comme Proust de procédé.
Je dis bien sans que cela soit pris au négatif, simplement comme manière de faire. Il est sans doute intéressant, par comparaison, de voir comment certains lient, relient, composent.
Plus qu’intéressant, fascinant. Je regrette de mal connaître les lois de l’harmonie parce que quand j’entends un quatuor de Beethoven je voudrais aussi savoir comment c’est fait, comment ça fonctionne. Parce que cela « fonctionne », comme La Recherche. à lire Proust dans cette optique, on détecte des mécanismes d’une subtilité extraordinaire. Mais c’est après coup ; je ne pense pas que Proust ait écrit pour illustrer quelque théorie que ce soit.
Non, bien sûr, une théorie, si théorie il y a, ça vient avec les mots pour le dire. C’est comme cet ébéniste, il fabrique le modèle en même temps que son meuble.
Oui, si vous voulez.
Donc, c’est le principe de cette cohésion à l’oeuvre dans les textes qui vous fascine ?
Cohésion, oui, par jeu de miroirs, de miroirs réfléchissants. Tout le temps : par mises en abyme incessantes, par des renvois successifs… J’essaie effectivement de multiplier ces jeux. L’activité ou plutôt la réflexion critique n’est pour moi qu’un moyen de dépister des procès, des correspondances. Ceci après le plaisir de la première lecture.
Vous employez souvent dans vos interventions et conférences le mot fiction. Ce terme couvre‑t‑il, par rapport à roman ou récit un champ pour vous spécifique ? En particulier, voyez-vous la fiction comme une dimension propre à l’écrit littéraire, ou bien, au contraire, admettez-vous sa singularité ? Mais si vous l’admettez où se situe le propre de ce que vous tentez vous-même, par rapport à la production romanesque standard ?
La question est dense et je vais distinguer. Par exemple, à propos de « la fiction comme dimension propre de l’oeuvre littéraire », je répondrai nettement non. Michelet en écrivant La Révolution Française a fait une oeuvre littéraire, sans que ce soit pourtant de la fiction. Les Mémoires d’0utre‑Tombe sont aussi, et comment !, une oeuvre littéraire.
Vous employez très souvent, comme beaucoup d’entre nous, le terme de fiction. Ce qui laisse supposer qu’en face de ce qui est fiction il y aurait quelque chose qui ne le serait pas.
Michelet est un exemple limite. On peut écrire l’histoire en faisant ou en ne faisant pas de la littérature. Le Robert dit à propos de fiction: « création de l’imagination ». Avec Ricardou, je dirais plutôt « production », parce que création suppose un phénomène ex nihilo, alors que l’on part toujours de quelque chose.
Du pré-texte.
Du pré-texte, et de tous ceux qui ont écrit avant nous. Donc, il y a, disons, « production de l’imagination ». Dans imagination, il y a images. Ce qui est en moi, je dois dire, quand je commence à écrire, c’est un magma d’images, beaucoup plus que des histoires. La Route des Flandres procède tout entière d’une image. C’est exactement ce que j’ai raconté… Enfin, non, exact, ça ne l’est jamais, mais toujours est-il que je me suis trouvé sur cette route avec les trois autres survivants d’un régiment de dragons. Le colonel et un commandant étaient à cinq mètres devant moi quand ils ont été abattus par un allemand caché derrière une haie. Je peux dire que Route des Flandres est sortie de cette image, celle de ce curieux homme, le colonel, qui a eu le réflexe de dégainer son sabre avant de s’écrouler. Je le verrai toute ma vie s’effondrer à la façon de ces soldats de plomb qu’on faisait fondre, vous savez : au ralenti avec ce sabre dérisoire pathétiquement brandi… J’ai souvent dit que mon travail me fait penser à la géométrie euclidienne des petites classes. Le mot‑clef, c’est : considérons. Considérons cette figure, quelles sont ses propriétés ? Par exemple, quelles étaient donc les « propriétés » de l’image de l’officier s’écroulant avec son sabre levé, c’est‑à‑dire quelles autres images cette figure avait-elle la faculté de susciter ? Voilà, pour moi, comment cela fonctionne, les images venant s’agglutiner soit par similitude, par parenté, soit par oppositions, harmoniques et dissonances, sans oublier celles qu’apportent les mots eux-mêmes.
L’imagination n’est donc qu’un énorme magasin jamais plein, ou toujours débordant d’images. Maintenant il se trouve qu’on en tire certaines et non d’autres.
Baudelaire a écrit: « Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative. » Par exemple, Monet peint le hall de la gare Saint‑Lazare d’une certaine façon. Il a été séduit, frappé, par certaines harmonies qu’il a retenues, lui, sélectionnées, rejetant d’autres composantes. Devant le même spectacle (« référent ») Manet ou Cézanne auraient peint un tout autre tableau.
C’est donc par là que passe une singularité.
Par là et par beaucoup de choses : la personnalité de chacun, sa façon de voir, de travailler, par le texte qui se fait. TeIle caractéristique, telle phrase vient, ne va pas, ne s’accorde pas musicalement, littérairement, le texte (le tissu textuel), la rejette, je la rejette donc. Par contre, la musique, le rythme amènent des images auxquelles je n’avais pas pensé.
Le texte fournit lui-même en somme le principe de sélection.
C’est le travail qui fait la sélection, le travail dans la langue. Pour un écrivain, les mots, la syntaxe, les sens propres et figurés, les métonymies, les contraintes de la composition (de celle d’une phrase à celle de tout l’ouvrage), et qui loin d’être négatives sont hautement positives, fertilisantes. Il m’est arrivé souvent de constater que des nécessités formelles amènent à des découvertes.
Ce qu’on pourrait peut-être résumer dans une formule du type : le texte est son propre principe de sélection, étant donné, d’une part, que le pré-texte le détermine et que, d’autre part, il chasse lui‑même le hasard ou tout l’incongru qui pourrait lui venir, disons, de l’extérieur.
Ou le non convenant.
Le non congru.
Le non convenant. Si ça ne s’intègre pas, il le repousse. De tâtonnement en tâtonnement, de reprise en reprise, de rature en rature ; mes brouillons en font foi…
Et les ficelles ? Cette façon d’ordonner par couleurs dans La Route des Flandres ?
Il ne s’agit pas là de « ficelles », mais de méthodes de travail. Pour ce roman, vers le milieu de sa rédaction, j’avais attribué une couleur à chaque thème, inventorié ceux‑ci, puis punaisé ça sur mon mur. Je voyais alors comment un thème revenait, ou tardait. Je me disais : Tiens, il y a longtemps que celuici ou celui‑là n’ont pas paru, je devrais mettre là un peu de bleu, là du vert, etc… C’était une façon d’avoir une vue d’ensemble de mon travail, d’avoir ainsi la totalité du livre constamment sous les yeux.
Pour le lecteur, ces « rappels » sont peut‑être dissimulés comme sens. Par exemple, dans un fragment d’histoire ou dans un certain nombre de scènes, c’est peut‑être tout à fait convenable par moment que le rose de la robe soit justement… rose.
Si vous entendez par « convenable » : « il convient que », oui. Ainsi il fallait à tel endroit une petite tache rose, pour équilibrer une autre ailleurs.
Bonne définition, peut‑être de votre texte et de toute fiction, peut‑être : Fiction fait taches et rappel de taches.
Je continue dans le Robert. Fiction: « fait imaginé, opposé à la réalité ». Mais qu’est-ce au juste que la « réalité » ? Qu’ai-je vécu et qu’ai-je cru vivre, voir ? Prenez toute la fin de La Route des Flandres : Georges dort à moitié sur son cheval, épuisé de fatigue, le leitmotiv qui revient sans cesse, c’est : Mais comment était-ce, comment était-ce, comment savoir ? Et même dans cet instant où je ne suis pas fatigué, où mes facultés de perception et d’observation sont à peu près normales : je vous regarde, je vous écoute, mais comment êtes-vous « objectivement », qu’est-ce que je perçois, qu’est-ce que j’enregistre, comment est-ce au juste, qu’est‑ce qui m’échappe ? Quel est celui qui peut prétendre voir les choses « telles qu’elles sont » ?
Je crois que, pour ma part, la question avait pour but de faire mettre le doigt sur l’impossibilité d’user du terme de « fiction » pour désigner des mécanismes qui s’opposeraient à ceux que le « réel » est censé commander.
Quelqu’un me disait, un peintre: « Moi je suis abstrait. Reproduire un paysage, des gens ou des objets ne m’intéresse pas. » C’est une position qui postule que l’on peut « reproduire », « copier ». Mais nous avons déjà parlé de cela.
Pour copier, il faut d’abord fermer les yeux.
Peut-être.
Tel grand peintre l’a dit.
Je voudrais en venir maintenant à ce qui me situe, situerait, |p99 dites-vous, « par rapport à la production romanesque standard». Il y a la traditionnelle définition du roman comme un miroir promené le long d’un chemin dans lequel se reflètent tous les événements, successivement. Je verrais plutôt le roman comme une grande glace dans laquelle se refléteraient à la fois tous les tournants, tous les angles, tous les événements, toutes les fleurs du bord du chemin, etc.
A vous entendre, on pourrait imaginer que l’artisan que que vous êtes aurait peut‑être dû choisir, s’il avait pu, un autre médium, la musique, l’opéra ou peut‑être la peinture.
La peinture. J’aurais aimé être peintre. Mais je sens confusément qu’une même règle d’or existe pour les trois.
En somme, le même problème se pose à chacun de ces modes d’expression.
Non, pas le même, car chacun a sa spécificité. Il y a bien des règles de composition très strictes, en dehors desquelles les choses sont boiteuses ou déséquilibrées, mais avec cette différence que, par exemple en musique, on a pu élaborer les règles d’harmonie qui font qu’un morceau même écrit par un musicien médiocre peut être à peu près correct, tandis qu’en littérature (pas plus qu’en peinture d’ailleurs) on n’a pas encore trouvé de règles qui permettent de faire quelque chose de « correct » à coup sûr…
Je dirais que le roman standard est en principe « correct »
Non. Je le trouve, moi, très incorrect.
Enfin, il possède ses règles.
Ce sont des règles commerciales et nous n’allons pas parler boutique… Le seul fonctionnement « correct » que l’on pourrait peut‑être concevoir pour un texte serait celui qui s’appuierait sur les principes de la combinatoire, comme dans ce chapitre des mathématiques intitulé : Arrangements, Permutations, Combinaisons. Encore que je doute qu’un ordinateur puisse remplacer le cerveau humain…
Quel est chez vous le travail de la citation et pour quelles raisons vos ouvrages évitent‑ils de l’indexer ? Ou bien admettez-vous que vous citiez dans vos livres quoi que ce soit ? Par « indexer », entendons évidemment mettre des guillemets, des références, des italiques.
Vous savez, mon cerveau comme le vôtre est fait d’une véritable salade de textes. Il en est nourri. Pour une grande part nous sommes constitués par nos lectures.
C’est notre farce !
Alors, mettre des guillemets, à tellement de textes, quand j’en suis à ce point nourri…
Pourtant, on pourrait vouloir désigner certaines choses au lecteur. Car sa tête aurait beau être aussi complète que celle de l’auteur, elle n’est pas mise en place, si j’ose dire, de la même façon! Par conséquent, il a peut‑être besoin d’un peu plus de repères. Il pourrait se faire qu’il ne jouisse pas de la même bibliothèque intérieure, par exemple. Ce problème risque d’être plus important dans le cas de vos livres que dans celui du roman réaliste; on pourrait l’imaginer, en tout cas.
A partir du moment où vous pensez « pour le lecteur » vous n’êtes pas loin d’être perdu. La logique vous conduira à faire du best‑seller.
Ma remarque allait plus loin, il me semble. L’adaptation du produit littéraire au lecteur est une chose, on peut la condamner, les conditions de lecture de votre texte en sont une autre, à propos desquelles il vaut mieux ne pas s’aveugler. Car on ne peut pas lire du Claude Simon n’importe comment, bien entendu. Il faut posséder pour cela un bon bout de la Bibliothèque, et un bout commun, sinon le texte demeure lettre morte.
Par exemple, prenons dans L’Herbe l’histoire du voyage de cette vieille tante Marie qui part de Dole au moment de la débâcle. Le texte fournit à ce point toute une description du paysage. C’est là quelque chose qui doit fonctionner comme une dernière impression fixée sur la rétine des soldats ou des gens qui sont destinés à mourir. Or, le passage indigne ‑ j’en ai fait l’expérience. Le moment est grave, il est question de la guerre, et voilà cet écrivain qui nous décrit par le menu l’arrivée de, d’une vieille dame! J’ai opposé à mes lecteurs Le Dormeur du Val, avec son trou et la correspondance des couleurs qui explosent. Afin de montrer ‑ sans parler d’antimilitarisme – que la guerre, par la mort qui peut nous arriver, empêche de stocker les impressions que prodigue la nature magnifique. Comme dans L’Herbe. Je me demande si cela peut faire quand même une différence pour la réception de votre texte à cet endroit d’avoir (eu) présent à l’esprit Le Dormeur du Val ?
En somme votre lecteur supposé veut être guidé par la main. Pour lui, montrer ne suffit pas. Il faut encore commenter. Il réclame l’abdication de sa liberté… Il voudrait qu’on lui dise de ce qu’on lui décrit que c’est atroce, ou touchant, ou sublime… Alors qu’il suffit à mes yeux de dire que l’homme a un trou au front et que le sang, ou simplement du rouge, s’écoule.
Cette « atrocité » n’est peut‑être pas imposée, mais au moins suggérée dans le texte de Rimbaud par une sorte de code latent, n’est‑ce pas ? Alors que votre texte répugne à ce genre de suggestion.
Non, au contraire. Et Rimbaud apparaît comme un précurseur.
Il faudrait donc estimer que le lecteur pourrait avoir en cent ans fait quand même quelque progrès ?
Oui, bien sûr. Grâce à Rimbaud, grâce à d’autres aussi. N’importe quelle petite écolière qui va aujourd’hui au musée voir les impressionnistes, reconnaît un arbre, une maison, une fleur, une femme, là où leur contemporains ne voyaient que des taches informes et, disons le mot : incrédibles. Par exemple, le docteur Cottard et son épouse ne concevaient pas que l’on pût peindre les cheveux d’une femme avec du violet… On retrouve là, d’ailleurs, la question de la censure. Que ce soit à l’Est, par des moyens policiers, que ce soit à l’Ouest par des moyens détournés et hypocrites, la censure s’exerce à l’encontre de tout ce qui n’est pas strictement « réaliste », c’est‑à‑dire, en fait, contre ce qui n’est pas déjà connu. Car ici ou là, c’est toujours au nom du « réalisme » que, remarquez‑le, on interdit ou condamne. Le maître‑mot, chez nous (je veux dire chez nos censeurs), c’est « difficile ». Pour décourager à l’avance le lecteur, interdire la lecture d’une oeuvre, c’est aussi efficace que des mesures de police. En commun accord les deux censures fonctionnent exactement dans un même souci: repousser tout ce qui à un titre ou un autre dé‑range l’ordre établi.
Quels sont les rapports entre les différents niveaux de textualité que vous distinguez par la typographie ? Par exemple, dans l’extrait d’un travail en cours (Les Géorgiques) publié dans la N.R.F.
Ce qu’il faut d’abord dire, c’est que ce texte je l’ai complètement refait, ce n’est pas, à proprement dire, un « extrait ». Le livre, en fait, se déroule sur quatre niveaux. Dans un fragment de vingt‑cinq pages, il n’était pas possible de les conserver. Je les ai donc réduits à deux, avec des caractères ditférents. Nous devrions aborder ici un problème que je n’ai pas complètement résolu, celui de l’information dans un texte littéraire. Je disais tout à l’heure qu’on n’écrit pas pour plaire à un lecteur. Cependant toute parole suppose un minimum d’information. Il m’a semblé que dans ce texte (je dis : il m’a semblé… A vous de me dire si j’ai eu tort … ) le contraste entre les deux typographies (l’emploi alterné des caractères courants et des petites capitales) faisait ressortir le contraste entre la figure colossale, presque mythique, de l’ancêtre et sa descendance déclinante.
Mais qu’est‑ce qu’une information pour le lecteur exactement, de quoi s’agit‑il ?
Réduite à sa plus simple expression, c’est « la marquise sortit à cinq heures ».
Le qui, quoi, quand, comment ?
Exactement. Et cela constitue un problème. C’est très difficile à faire intervenir dans un texte littéraire.
Mais pourquoi faut‑il le faire intervenir, puisque d’après le système de composition combinatoire des textes que vous signez, les processus d’identification peuvent se produire au petit bonheur, sans gêne ?
Ecoutez : là, je crois que ou bien je ne vous comprends pas, ou bien je me suis mal fait comprendre tout à l’heure. Je ne vois pas ce que la combinatoire, le processus d’identification des textes et les problèmes de l’information ont à faire ensemble. Pour en revenir à ce que je disais : ou bien vous parvenez, tout en vous maintenant au niveau littéraire, à faire un minimum d’information, ou bien vous tombez dans le non‑communicable, le bégaiement, l’informe, l’inflation verbale du Joyce de Finnegan’s Wake (qui est, disons‑le franchement, proprement illisible), ou encore à la limite, dans le lettrisme…
Vous tiendriez donc quand même à être quelque chose comme un « figuratif » ?
Certainement. Le lettrisme ne m’a jamais semblé une solution littéraire.
Donc, le dessin dont on parlait tout à l’heure, qui sépare deux mondes, le plein et le vide…
Qui les délimite. Au contraire de les séparer, on pourrait dire qu’il les unit, les fait étroitement adhérer. D’ailleurs, au lieu de « vide » je préférerais le mot intervalles. Dans un tableau de Cézanne vous ne pourriez pas glisser une épingle. Par contre, dans un tableau mal dessiné « ça flotte »…
Le trait dessine le vide, c’est ça, de l’intérieur. Donc, ce dessin représenterait l’information minimale dont a besoin le lecteur ? Est‑ce que cet autre texte, et cette information disons minimale, se trouve en partie rejetée dans les parties composées en majuscules ?
Rejetée, non, puisqu’il y a dans le texte dont nous parlons, deux sortes d’informations qui jouent.
Mais les deux se complètent ? Cette histoire de Hasselaer, qui figure en grosses lettres, par exemple, fournit un complément d’information pour le lecteur qui se débat avec votre texte ?
Oui. Mais je suis frappé que vous parliez d’un lecteur qui « se débat ». Le malheureux ! La lecture, c’est avant tout, un plaisir. Si ce pauvre lecteur n’en éprouve pas en me lisant, que n’abandonne-t-il ce pensum pour des livres où il n’aura pas à se « débattre ». Dieu sait qu’il n’en manque pas aux vitrines des librairies !… Pour revenir à votre question, il y a, en effet, dans ce petit texte, deux niveaux de style, sur lesquels l’information se développe également.
Il y a donc deux choses différentes : il y a ce qui relève des images, des séries d’images, de la combinatoire et, d’autre part, ce qui relève, comment dire ? de la…
… marquise sortit à cinq heures. Oui. Le problème, c’est d’arriver à faire de « la marquise sortit à cinq heures » de la littérature.
Tout éliminer ce qui ne serait pas production du texte même est évidemment une gageure, puisqu’il y a forcément quelque part, comment dire, adjonction, induction d’informations « propres » de la part de l’auteur, par conséquent difficulté, pour le lecteur, de les comprendre, de les repérer. Grandes lettres ou petites lettres, citations marquées ou pas marquées, d’une façon ou de l’autre, on sort de la composition‑tache, de la fiction de composition‑tache. Il me semble qu’on touche là des choses cruciales.
Et très difficiles à résoudre.
J’ai été frappé, à la lecture de ce fragment des Géorgiques, de la différence énorme séparant le côté disons historique, concret, manuel scolaire, du reste, du texte autre, devenu de la sorte, pour moi, encore plus…
Onctueux ? Il m’a semblé que l’opposition entre le style, disons « coulé », du gros du texte et celui, très froid, impersonnel, des brefs « collages » insérés était propre à rendre le contraste entre ce déclin de la famille et la dimension gigantesque de cet ancêtre, comme taillé dans le marbre.
Pourrait‑on dire, pour prendre un roman dont on n’a pas parlé jusqu’à présent, Le Palace, que l’information se réduirait à ceci: « représentation d’un palace en temps de Révolution » ou à peu près ? Ou faudrait‑il ajouter beaucoup de choses pour obtenir l’information minimale dont vous auriez envie que le lecteur ait pour entendre ce que vous faites ?
Le Palace en question est réquisitionné par des révolutionnaires qui en ont fait leur Quartier Général. Quant au mot dont vous usez (représentation) je crois inutile de revenir sur ce que j’ai dit là‑dessus. Enfin, si vous avez lu attentivement ce roman, vous aurez remarqué qu’il est à tout moment souligné, dans toute description, que les personnages ou les objets décrits sont pour le narrateur « une partie de lui‑même » et non des objets extérieurs à lui.
Le peintre Francis Bacon s’exprime ainsi sur la peinture : « In the complicated stage in which painting is now, the moment there are several figures ‑ at any rate several figures on the same canevas ‑ the story begins to be elaborated. And in the moment the story is elaborated, the boredom sets in ; the story talks louder than the paint. This is because we haven’t been able to cancel out the story‑telling between one image and another. » (Interviews with Francis Bacon, David Sylvester, London, Thames and Hudson 1975.) Pourrait‑on dans une certaine mesure, appliquer ces vues à vos travaux ?
La peinture de Bacon me fascine. Toute une partie de Triptyque, à commencer par le titre, sort d’un tableau ‑ d’un triptyque de Bacon. Ce qu’il y a de passionnant chez lui, c’est l’angoisse qui sort de toutes ces… histoires, justement. En somme, sans répudier la figuration et tout en ne cessant pas de faire de la peinture, il parvient à dire « la marquise sortit à cinq heures ».
Je dirais que c’est l’expression qu’il tente sans les phrases qui seraient l’histoire de cette expression, c’est‑à‑dire son annulation.
Bacon réussit cet équilibre : faire justement en sorte que l’histoire ne déborde pas la peinture et que la peinture ne déborde pas l’histoire. Par ailleurs, il ne saurait nier que tous ses tableaux sont l’histoire d’une angoisse.
Il ne dit pas laquelle. Ce serait l’« histoire », et il voudrait écarter « ce qui parle plus fort que la matière ».
A propos de cette phrase de Bacon ‑ bien ambiguë ‑ ou plutôt à propos de sa peinture, je pense à cet équilibre parfait (ou ce point de rencontre) dont parle Flaubert entre sens et forme, musicalité et justesse. Il semble que Bacon réussit ce tour de force. Encore une fois, il y a une « histoire », il y a une angoisse sensible dans toutes ses toiles et c’est pourtant, encore et merveilleusement de la peinture! Quelquefois (rarement) il en fait maladroitement un peu trop (mais qui n’a pas ses bavures ! … ). Par exemple, ces nus dont je me suis inspiré pour la femme étendue sur le lit dans Triptyque (et aussi dans le petit film que j’en ai tiré : c’est picturalement parlant, l’angoisse, la détresse même. Il était nutile (anecdotique) d’y ajouter l’accessoire de la seringue piquée dans le bras.
Elle distrait, en effet cette seringue.
Pis, elle affaiblit.
Et moralise: elle nous dit les péchés de quelqu’un qui se pique.
Peut‑être…
Considérons l’emploi qu’un lecteur peut faire de vos textes. Tous les éléments dites-vous (dans La Fiction mot à mot) sont constamment présents à chaque endroit du livre (nous venons d’évoquer la question). Mais cela est‑il bien vrai, en considération justement du fait qu’un lecteur développe les lignes de votre écriture, et ne les perçoit jamais immédiatement ni simultanément [C.S. lève les deux bras au ciel] vous aussi d’ailleurs puisque vous écrivez dans un ordre successif, par entassement, du commencement à la fin, pour ainsi dire. [Nouveau geste des bras.]
Toutes les répétitions du livre ont pour but de faire sentir qu’on n’est pas en présence d’une chose qui se développe successivement, mais de choses qui existent simultanément dans un ensemble spatial. Je suis forcé, comme vous dites, d’écrire successivement, mais les images reviennent très souvent de façon |p106 qu’on sente sous‑jacente cette sorte de maintenance hors du successif qui m’est nécessaire.
J’ai rencontré deux sortes de lecteurs, tous fixés sur le problème de la répétition, les uns, les amateurs d’histoire probablement, trouvant que c’est illisible parce que ça se répète, les autres, qui se sont faits au phénomène, trouvant Claude Simon de leur goût, justement pour cette raison. Le deuxième type de lecteurs est sans doute bien plus proche de l’auteur.
Répétition, il faudrait s’entendre. C’est plutôt de répétitions avec chaque fois de légères distorsions qu’il s’agit.
Rien ne paraît ou ne reparaît exactement pareil. De même qu’une même image, ou un même objet, ne se re-présentent jamais pareillement.
Pourriez-vous cerner le dessein biographique de vos livres (s’il existe) et nommer leur rapport en relation à ce dessein ?
Mes livres ne sont pas écrits dans ce dessein; je n’ai pas le projet d’écrire ma vie. Ceci dit, qu’est‑ce que je peux écrire en dehors de ce que j’ai connu, senti, subi, imaginé ? Même l’imaginaire est autobiographique.
Le « pré‑texte » est là, pourtant.
Où pourrait‑on trouver ailleurs un pré‑texte ? Un aveugle pourrait‑il décrire un oiseau, et le sourd son chant ?
Il pourrait décrire évidemment le modèle qu’on lui en aurait fourni. Mais cela, ce n’est pas un pré‑texte.
Remarquez que quand je décris un oiseau ou une feuille d’arbre, il ne faut pas que je me dissimule que je pense aussi aux peintures que j’ai vues ou aux descriptions qui en ont déjà été faites. Oscar Wilde dit que la nature imite l’art. Notre vision, même si nous cherchons à nous en dégager le plus possible, est influencée par tout ce que nous avons vu et lu ; nous sommes à la fois formés par le monde des textes et par le monde lui-même; nous percevons d’une façon à la fois directe et médiatisée.
Tout se passe comme si nous avions affaire à une matière… feuilletée, en somme.
Il faut évacuer le plus possible les images apprises, mais qui y parvient ? D’ailleurs, je dirais que le mélange obtenu finalement est même intéressant. A condition de ne pas répéter. Par exemple, ce tableau, c’est une image apprise; mais si je me mets à la décrire, ça va être autre chose.
C’est ce qui s’appelle feuilleter le réel.
Entre guillemets.
Le « réel », comme celui qui pend, encadré, à ces murs, ni plus ni moins. Et, réciproquement, ce vu des scènes du livre qui me frappent, de toute façon cela devient de plus en plus vu à mesure que vous l’écrivez. Au début on ne distingue rien, on dirait.
Pour moi, écrivain, ce n’est vraiment vu que quand c’est écrit.