Alain Robbe-Grillet (2009)

Alain Robbe-Grillet (2009)

Christine Genin.  » Alain Robbe-Grillet (1922 – 2008) « . Encyclopædia Universalis : Universalia, 2009

 Alain Robbe-Grillet, disparu le 18 février 2008, a sans doute été l’un des écrivains du siècle dernier les plus connus à l’étranger et les moins aimés en France, peut-être car il n’a jamais cédé à l’esprit de sérieux, lui préférant la désinvolture, la mauvaise foi souvent, et un humour toujours intelligent mais parfois belliqueux.

Né le 18 août 1922 à Brest d’un entrepreneur désargenté, il passe son enfance en Bretagne et à Paris. Après un an de STO à Nuremberg, il devient ingénieur agronome en 1945, et travaille à l’INSEE puis outremer pour l’Institut des fruits et agrumes coloniaux. Son premier roman, Un régicide, écrit en 1948, est refusé partout et ne paraîtra qu’en 1978, mais le deuxième, Les Gommes, est publié en 1953 par Jérôme Lindon, que l’écrivain assistera durant trente ans comme lecteur puis conseiller littéraire aux éditions de Minuit. En 1955, Le Voyeur, très controversé, obtient le prix des Critiques grâce au soutien de Bataille, Paulhan, Barthes et Blanchot.

L’écrivain tient alors dans L’express une chronique qui fait de lui le porte-parole des “ écrivains de Minuit ” : avec un père pétainiste, il a senti, à la fin de la guerre, que les certitudes humanistes avaient vécu et que la littérature devait réinventer l’homme. Sans édicter de lois ni imposer de modèles, mais en revendiquant l’héritage de Joyce, Kafka, Faulkner et Flaubert, il incite ses pairs à chercher de nouvelles formes romanesques. Lorsqu’en 1963 il réunit ses articles dans un recueil intitulé Pour un nouveau roman, sans majuscules, celui-ci fait figure de manifeste et le promeut chef de file du groupe d’écrivains très divers qui devient dès lors le Nouveau Roman. Davantage que le “ pape ”, Robbe-Grillet en est le bateleur, un brillant polémiste qui fait merveille dans les médias que les autres fuient.

La Jalousie (1957) et Dans le labyrinthe (1959) rencontrent ensuite un succès très limité. Puis il s’échappe vers une littérature de second degré, qui prend comme matériau les stéréotypes du roman d’espionnage, de la bande dessinée, de la littérature érotique, et tout un arsenal sado-masochiste détourné par le kitsch, l’outrance, les jeux textuels et l’intelligence du commentaire méta-discursif (La Maison de rendez-vous, 1965, Projet pour une révolution à New York, 1970, Topologie pour une cité fantôme, 1976, Souvenirs du triangle d’or, 1978).

L’année 1961 marque les débuts cinématographiques de l’écrivain, qui écrit le scénario et les dialogues de l’Année dernière à Marienbad, réalisé par Alain Resnais. En 1963, l’Immortelle est son premier film en tant que réalisateur ; suivent notamment Trans-Europ-Express (1966), L’Homme qui ment (1968), Glissements progressifs du plaisir (1974), La Belle Captive (1982). Jusqu’au dernier, C’est Gradiva qui vous appelle (2007), ses films reflètent comme ses romans sa passion pour les processus mentaux et mémoriels : retours en arrière et montages cycliques, autocorrectifs, dodécaphoniques, y bloquent toute identification et toute certitude.

Avec la trilogie malicieusement intitulée Romanesques, son œuvre prend une tout autre tonalité, autobiographique et ironique, comme l’incipit célèbre du Miroir qui revient (1984) : “ Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur, on ne s’en est guère aperçu ”. Dans cette “ nouvelle autobiographie ”, la réalité fusionne avec la fiction en un théâtre de la mémoire où les anecdotes autobiographiques s’entremêlent avec les légendes. Suivent Angélique ou l’enchantement (1987) et Les Derniers jours de Corinthe (1994), avant La Reprise (2001), plus classiquement romanesque.

Depuis les années 70, Robbe-Grillet a aussi été, aux états-Unis, un pédagogue enthousiaste et brillant : on retrouve le critique, d’une grande liberté et d’une réelle sensibilité littéraire, dans Le Voyageur (2002) et Préface à une vie d’écrivain (2005).

Ses dernières années sont l’occasion d’ultimes facéties, comme si l’éternel jeune homme indigne avait voulu terminer sa carrière par de sulfureuses provocations. En 2004, il pousse sa femme et complice Catherine (qui avait auparavant publié des récits SM sous le nom de Jean(ne) de Berg) à publier Jeune mariée. Journal 1957-1962 (Fayard), qui fourmille de ragots et révèle l’impuissance de celui qu’elle a épousé en 1957. La même année, il est confortablement élu à l’Académie française, mais, refusant obstinément de sacrifier aux rites de la vieille maison, il n’y a de fait jamais siégé, situation inédite qui ressemble à une revanche. Son dernier livre, Un roman sentimental (2007) est un catalogue de fantasmes érotiques servis par une langue académique, vendu non massicoté et sous blister.

L’écriture de Robbe-Grillet est aussi complexe que l’était l’individu et porte à son comble le principe de contradiction dont il aimait dire qu’il était au cœur de toute expérience littéraire : l’intensité dans le fantasme, le vacillement du sens, l’inquiétante étrangeté y sont sans cesse désamorcés par l’humour et la beauté d’une langue très classique. Magistralement ludiques dans l’inventivité verbale, les jeux de miroirs subtils, les égarements et glissements narratifs, ses textes sont également animés par l’angoisse de l’absence de signification et la tentative de conférer un ordre au désordre, dans l’ambiguïté d’une quête oscillant entre transgression et répétition, désir d’autodestruction et tentation de construire une œuvre.