Lettre au Monde (1985)
Claude Simon, Lettre inédite au Monde, publiée le 19 octobre 1985.
[ En 1971, au moment de la parution des Corps conducteurs, Claude Simon nous avait adressé une lettre dont nous publions un extrait. Il s’explique sur le métier de romancier ].
J’ai l’impression d’avoir bien mal répondu, l’autre jour, à vos questions. c’est d’autant plus regrettable qu’elles portaient très judicieusement sur les points inportants de mon travail […]
Vous m’avez demandé : « Pourquoi abandonnez‑vous l’histoire, l’anecdote ? »
Tout d’abord, qu’appelez-vous une « histoire ». une « anecdote » ? Le personnage des Corps conducteurs parcourt une rue, il fait un long voyage en avion, il passe une nuit avec une femme, celle-ci rompt avec lui, il visite un musée, il assiste à un congrès d’écrivains, il est dans la jungle au milieu d’une colonne en marche…
Il me semble que, si l’on veut trouver les éléments d’une «histoire», d’une «anecdote», cela fait déjà pas mal…
Mais il y a autre chose : je crois qu’il se produit en ce moment dans le public à propos du roman un malentendu du genre de celui qui s’est produit à propos de la peinture dans la seconde moitié du dix‑neuvième. Etait en effet considérée jusqu’à un certain moment comme « grande peinture » celle aux sujets historiques ou anecdotiques, (Jugement de Pâris, Josué arrêtant le soleil, Noces de Cana, Mort de Sardanapale, etc.) ou encore intimistes (comme, par exemple, l’ineffable Demande en mariage de Greuze, longuement décrite par Diderot), l’« humble » nature morte étant alors considérée comme un genre mineur.
Peu à peu tout de même, on a fini par comprendre que les obligatoires grands sujets ne constituaient en fait que des thèmes, ou, si l’on préfère, des prétextes, et Uccello, Véronèse ou Delacroix ne « représentaient » la Bataille de San-Romano, les Noces de Cana ou l’Entrée des croisés à Constantinople, mais « présentaient » (ou disaient ) ces « réalités » proprement picturales qui étaient certains rapports de lignes et de couleurs, et que c’étaient très précisément ces « rapports » (« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ») qui constituaient les véritables sujets de leurs tableaux.
De nos jours on a enfin admis (non sans la résistance scandalisée que vous savez aux impressionnistes, à Cézanne; aux cubistes … ) que, la peinture, c’était bien cela, c’est-à-dire ces rapports, et non l’anecdote-prétexte (il n’y a plus guère maintenant je crois, que les Soviétiques pour croire encore qu’un tableau doit « représenter » Lénine inaugurant un congrès des soviets ou l’arrivée des tracteurs au kolkhoze … ). Personne, aujourd’hui, n’aurait l’idée, sauf à braver le ridicule le plus complet, de prétendre que les trois pommes, le compotier et le pichet posés sur la table de cuisine de Cézanne relèvent, en regard par exemple de l’Enlèvement des Sabines, d’un genre mineur. Bien plus même : ce qui, là, nous est donné à voir, plus que partout ailleurs, parce que débarrassée de tout écran anecdotique, c’est la peinture même, à l’état pur, c’est-à-dire certains rapports d’une perfection sublime entre des verts, des gris, des bleus, des blancs, des droites et des courbes « se répondant ».
C’est pourquoi, en un certain sens, la littérature a de nos jours, quelque cent ans de retard sur la peinture : alors que depuis déjà longtemps celle-ci n’a plus besoin, pour étre respectée, de se justifier par le prétexte de l’illustration d’un haut fait (rappelons-nous les pauvres et plates « compositions » aux titres bibliques ou mythologiques que Corot exécutait ‑ c’est bien le mot ! ‑ pour les Salons à partir de ses admirables « petites » études), il n’y a encore que peu de temps que, grâce aux géants qui nous ont précédés (Proust, Joyce … ), le roman peut (mais toujours au prix de quels sarcasmes !) se présenter pour ce qu’il est, c’est‑à‑dire, selon la percutante formule de Jean Ricardou, non plus « le récit d’une aventure, mais l’aventure d’un récit ».
Voilà ce que je n’ai pas su vous dire clairement l’autre jour. Pardonnez-moi : je n’ai pas le don de parole (c’est d’ailleurs probablement la raison pour laquelle j’écris. « Si tu veux ètre peintre, disait Matisse, commence par te couper la langue ! ») …