Le plan de montage de La Route des Flandres (1993)
Claude Simon. “ Note sur le plan de montage de La Route des Flandres ”.
Publié dans Claude Simon. Chemins de la mémoire. Textes réunis par Mireille Calle-Gruber. Grenoble / Sainte Foy (Québec) : Presses universitaires de Grenoble / Le Griffon d’argile (Trait d’union), 1993, p. 185-186 [suivi des reproductions couleurs du plan manuscrit et d’une transcription, p. 187-201]
“ L’un de vos principaux problèmes doit être celui de la périodicité ”, m’a très justement dit un jour Pierre Boulez. Il est en effet difficile de composer un texte où sont décrits des événements dont l’issue est donnée d’avance et dont l’ordre chronologique importe peu. Comment, quand, dans quel ordre placer ou faire ressurgir tel thème, tel personnage, tel épisode, tels lieux qui dans la mémoire ou l’imaginaire se combinent inextricablement ?
Je n’ai pas écrit La Route des Flandres, d’un seul trait mais, selon l’expression de Flaubert, “ par tableaux détachés ”, accumulant sans ordre des matériaux. À un certain moment, la question qui s’est posée était: de quelle façon les assembler? J’ai alors eu l’idée d’attribuer une couleur différente à chaque personnage, chaque thème : rose pour Corinne, bleu pâle pour Georges, brun pour Blum, rouge pour Reixach, noir pour la guerre, vert émeraude pour la course de chevaux et Iglésia, vert clair pour l’épisode chez les paysans, mauve pour l’ancêtre Reixach. J’ai ensuite résumé en une ligne ce dont il était question dans chacune des pages de ces “ tableaux détachés ” et placé en marge, sur la gauche, la ou les couleurs correspondantes. Je me suis alors trouvé en possession de plusieurs bandes de papier plus ou moins larges qui, étalées sur ma table, me permettaient, grâce aux couleurs, d’avoir une vision globale de cet ensemble de matériaux, et j’ai alors pu commencer à essayer de les disposer de façon que tel ou tel thème, tel ou tel personnage apparaisse ou réapparaisse à des intervalles appropriés. “ Arrangements, permutations, combinaisons ” est le titre du premier chapitre que l’on étudie en Mathématiques Supérieures : c’est une assez bonne définition du travail auquel je me suis livré en m’aidant de ces couleurs : je pouvais ainsi constater qu’une période trop longue, par exemple, s’écoulait sans un rappel de noir (la guerre) ou de rose (Corinne) ou de bleu (Georges), etc.
C’est de cette façon que, peu à peu, par tâtonnements, en changeant de place mes petites bandes de papier, je suis arrivé tant bien que mal à construire et à ordonner l’ensemble du texte. Par exemple, on peut voir, rien que par les couleurs, que l’épisode de l’anéantissement de l’escadron tombé dans une embuscade se situe au milieu du récit de la course perdue par Reixach et au centre même du roman. On peut voir aussi que celui‑ci commence et se termine par le récit de sa marche sur la route au‑devant de sa mort, etc.
Je crois qu’il faut bien souligner, tant des interprétations des plus fantaisistes ont été données de cette affaire de couleurs, que jamais je ne me suis soucié d’ “ harmoniser ” celles-ci, encore moins de composer le roman “ en fonction ” de ces imaginaires harmonies, le bleu, le rose, le vert, etc., ne m’ayant servi que de commodes repères me permettant d’embrasser d’un seul coup d’oeil l’ensemble des textes déjà écrits ou en passe de l’être.