Le Tramway (2001)

Le Tramway (2001)

Christine Genin. « Le Tramway de Claude Simon ». Encyclopædia Universalis : Universalia, 2001

Un enfant dont la mère est en train de mourir se rend au collège en tramway ; un vieil homme renaît à la conscience dans la chambre de transit d’un hôpital ; autour de ces deux images, Claude Simon compose dans Le Tramway (Minuit, 2001) la fresque fragile et émouvante, subjective et universelle, d’une mémoire.
Après soixante ans d’écriture « à base de vécu », chaque souvenir est aussi souvenir de la lecture (Simon raconte qu’il a « plaqué » l’image d’une jeune fille dont il était amoureux enfant sur celle d’Andrée à Balbec) et de l’écriture d’autres livres. Les allers et retours du tramway relient passé et présent mais aussi vécu et fiction. Chaque roman donne à lire une cartographie différente d’une même mémoire, transformée et actualisée par le travail de la langue : personnages, épisodes et objets d’autres romans font retour, tels le « monumental buste de marbre » des Géorgiques ou « les rameaux d’un gigantesque acacia » du roman éponyme. Quelques pages résument l’embuscade de La Route des Flandres ou l’essentiel d’Histoire : l’oncle et de la grand-mère « comme sortis du fond des âges, ou plutôt de l’Histoire », l’histoire d’amour des parents.
La fresque de la mémoire est plus fragmentaire que jamais, composée d’images d’autant plus émouvantes qu’elles surgissent sur fond d’oubli. La récolte des souvenirs est comme (le texte invite à ces métaphores) celle du raisin dans l’été finissant ou comme la « masse argentée des poissons » sur fond de nuit dans le spectacle de la traîne, emblématique du traitement simonien des souvenirs par son caractère très pictural, sa dimension mythique, et surtout l’émotion amoureuse du petit garçon, qui explique sa prégnance.
Le regard est de fait le sens privilégié de la mémoire : dès le début l’enfant adopte la posture de l’observateur ; des décennies plus tard le vieil homme continue de scruter « avec avidité » ce qui l’entoure. On se souvient alors qu’en 1960, Simon décrivait une hospitalisation comme source de la découverte de son écriture : « cette mutation, c’est la maladie. J’ai vécu durant cinq mois allongé. Avec pour seul théâtre une fenêtre. Quoi ? Que faire ? Voir (expérience de voyeur), regarder avidement. Et se souvenir. La vue, la lenteur et la mémoire. ». On retrouve ici ce théâtre de la fenêtre, réduit depuis le lit d’hôpital au sommet d’un autre bâtiment et à un balcon.
C’est un temps perdu très proustien, peuplé de personnages fantômatiques peints avec une mélancolie féroce, scindé en deux côtés entre lesquels le tramway va et vient, qu’observe l’enfant. Né au sein de la bonne société catalane pleine de morgue, il perçoit l’hostilité muette des autres classes : wattman, professeur, bonne qui brûle des rats vivants (dans le Jardin des Plantes Simon décrivait Proust prenant son plaisir à les transpercer d’aiguilles à chapeau).
Les deux exergues précisent toutefois que « supprimer […] les personnages réels serait un perfectionnement décisif » (Proust) et que « le sens d’un épisode […] enveloppe le conte » (Conrad) : Simon tente surtout de restituer les transports de sens qui constituent la structure de toute mémoire. Aussi, dans ses romans, les moyens de transports sont-ils nombreux, divers et métaphoriques : il aime à rappeller que « le mot metaphora que l’on peut voir, en Grèce, écrit sur les camions signifie transport. Transport dans l’espace, dans le temps – transport de sens aussi » (Album d’un amateur).
Ici les termes tramway et transit, dont l’initiale rappelle pour l’œil le T d’ombre symbolisant l’écoulement du temps dans L’Herbe, sont très proches à l’oreille du terme transport. Le tramway, dont les rails au terminus s’enfouissent sous le sable, qui menace toujours d’oublier l’enfant, tourne « à la hauteur du monument aux morts » et va du mouvement de l’incipit à l’immobilité finale (« le tramway s’arrêtait »), semble la métaphore du chemin trop vite parcouru de la vie. Quant à l’hôpital, il est le lieu de l’ultime transport pour les malades « brutalement arrachés ou plutôt extirpés du monde familier […] pour être véhiculés à toute vitesse […] [dans] cet inconnu vers lequel ils étaient emportés, basculant, s’enfuyant et disparaissant dans une sorte d’entonnoir, d’insondable et sombre perspective ».
Maladie et mort sont d’ailleurs omniprésentes, jusqu’à la morbidité parfois, des hommes-troncs rescapés de la guerre aux morts de Bénarès. La nuit tombe, l’été finit, la mort vient. Au cœur de ce monde à l’agonie se trouve la mère mourante : le terme choisi pour désigner le fauteuil où « maman agonisait lentement », la liseuse, laisse entendre par métonymie le souhait d’écrire pour cette lectrice là, à jamais absente : « simplement quand je suis revenu […] la liseuse n’était plus là je me rappelle que sans rien dire je l’ai cherchée ». L’écriture de la mémoire a sans doute pour origine cette disparition.
Mais Le Tramway n’est pas un testament : l’écriture n’en a jamais fini avec la mémoire. Et les derniers mots, décrivant le jardin de l’enfance que recouvre « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire », ne peuvent pas ne pas rappeler à la mémoire du lecteur ceux de l’épisode proustien de la madeleine : « quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, […] l’odeur et la saveur restent encore longtemps […] à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ».

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