Marie NDiaye (2004)

Marie NDiaye (2004)

« Marie NDiaye ». Encyclopædia universalis : Universalia, 2004

Peu présente sur la scène publique, Marie NDiaye a très vite refusé le jeu médiatique qui aurait voulu faire d’elle une jeune prodige métissée symbole d’intégration. La polyphonie d’écritures qui caractérise son œuvre n’en rencontre pas moins un succès certain auprès du public. Peut-être pour sa capacité à instaurer, à partir des signes du quotidien, un univers proche de la fable et du merveilleux.

 « Jouer avec la cruauté »

Marie NDiaye est née en 1967 à Pithiviers (Loiret) d’une fille d’agriculteurs beaucerons et d’un père sénégalais qui divorcent alors qu’elle n’a pas un an ; sa mère, institutrice, s’installe avec ses deux enfants près d’Antony, en région parisienne. À douze ans, Marie commence à écrire. À dix-sept ans, son premier roman est édité par Jérôme Lindon.

Quant au riche avenir (1985), roman d’introspection virtuose, montre que la débutante connaît ses classiques, tout en étant capable de distance envers eux. Son deuxième roman, Comédie classique (1987), parodie la tragédie antique, respecte les unités de temps et de lieu du classicisme. Composé d’une seule phrase, il remplace l’unité d’action par une gageure oulipienne. La Femme changée en bûche (1989) est la parabole d’un milieu éditorial diabolique.

Avec En famille (1991), Marie NDiaye affirme sa voix singulière. Elle transpose sa biographie avec une manière qui lui est propre de tout dire en n’avouant rien, de révéler la vérité profonde et non la réalité anecdotique. Fanny, rejetée par sa famille, cherche à se faire accepter à tout prix. Le récit s’élabore subtilement autour du thème de l’exclusion, mais avec la contrainte formelle d’en taire le critère déterminant (une peau noire ?), qui devient ainsi contingent.

Un temps de saison (1994) transforme le quotidien le plus banal en réalité onirique : l’été fini, une petite station balnéaire normande se referme comme un piège sur une famille de touristes. La Sorcière (1996) poursuit dans cette veine. Lucie étouffe dans un lotissement de banlieue. Son mari, qui la quitte, se change en escargot, et ses filles – dont l’égoïsme est façonné par le jargon télévisuel – en corneilles. Ces fables sans moralité mettent au jour le substrat de conduites magiques et primitives qui continuent d’habiter notre société.

L’écrivain délaisse ensuite la veine fantastique pour porter au théâtre l’exploitation de l’homme par l’homme (Hilda, 1999). Rosie Carpe (prix Femina 2001) transporte la cruauté des rapports amoureux et familiaux de Brive-la-Gaillarde et Antony à une Guadeloupe décrite comme une banlieue dépaysante où « les êtres étranges sont ceux qui ont la peau blanche ». Partie retrouver son frère Lazare, Rosie, son fils Titi à la main et enceinte d’un autre enfant, va effectuer un parcours initiatique au terme duquel tous deux seront sacrifiés.

En février 2003, Marie NDiaye renoue avec le théâtre : Papa doit manger est mis en scène à la Comédie-Française par André Engel.

L’étrangeté de la banalité

Marie NDiaye brosse une description quasi ethnologique de la France des banlieues sans fin, des nouveaux villages suburbains, des communes rurales métamorphosées par le tourisme. Elle peint avec cruauté et sans moralisme notre modernité en panne de sens, en proie à la marginalisation, au rejet xénophobe, où l’ennui et la solitude du quotidien ne rencontrent que les modèles culturels distillés par la télévision.

L’un après l’autre, ses romans dessinent la carte de nos territoires sociaux et intimes. La famille éclate, opprime ou exclut. Les enfants sont des victimes impuissantes, l’amour et le mariage se révèlent fondés sur des rapports de force. L’identité des personnages imaginés par Marie NDiaye ne va jamais de soi : leur caractère, leur nom, la couleur de leur peau, tout est soumis à des fluctuations qui sont autant de métaphores. Leur vie est incertaine, leur mort pas toujours définitive.

La romancière s’attache à transcrire la banalité et le presque rien, à peindre avec précision les objets et les décors du quotidien. Dans les failles de cette banalité, toutefois, fait souvent irruption un fantastique onirique ou paranormal qui n’est pas l’envers de la réalité, mais la conséquence d’un regard trop appuyé, « comme lorsqu’on s’approche très près d’une affiche et qu’on ne voit plus qu’une somme de petits points. » C’est un surcroît de précision dans le choix des mots et de la syntaxe qui engendre les perturbations de la logique : vocables intrus, tournures hétérogènes, amalgames corrupteurs font vaciller nos certitudes sur le réel. Exagération et distorsion sont les armes revendiquées d’une écriture dont l’étrangeté prend sa source dans « l’étrangéité », « le fait d’être étranger pour une raison ou pour une autre ».

L’écriture de Marie NDiaye, grave mais sans pathos, se nourrit de mélanges. Elle mêle l’humour à la cruauté, l’ironie à l’enchantement, le réalisme au merveilleux, croise avec subtilité les genres narratifs en brassant des influences très diverses : Proust, Kafka, le Nouveau Roman, le roman américain contemporain, mais aussi le conte africain et le conte de fées.

Écrire, c’est ainsi pour elle se tenir à la croisée des genres, comme en témoigne son œuvre ultérieure. Le roman (Mon cœur à l’étroit, 2007) et le théâtre (Les Serpent, 2004, Puzzle, 2007, en collaboration avec Jean-Yves Cendrey) y trouvent place, bien sûr, mais aussi la nouvelle (Tous mes amis, 2004), l’autobiographie (Autoportrait en vert, 2005, Trois Femmes puissantes, 2009) et le conte pour enfant (Le Souhait, 2005).

La romancière a conservé comme nom de plume son patronyme djolof, privé de son apostrophe. S’il paraît impossible d’oublier qu’elle est métisse, il serait tout aussi vain de réduire à cette grille d’analyse une œuvre qui est avant tout celle d’un grand écrivain.

Bibliographie

M. Galli Peregrini, Trois Études sur le roman de l’extrême contemporain : Marie NDiaye, Sylvie Germain, Michel Chaillou, Presses de l’université Paris-Sorbonne, Paris, 2004

J. B. Harang, « En visite chez Marie NDiaye », in Libération, 12 février 2004

D. Viart & B. Vercier, La Littérature française au présent, Bordas, Paris, 2005.

> Sur le site de l’ Encyclopædia universalis