Trois femmes puissantes (2010)

Christine Genin. « Trois femmes puissantes de Marie NDiaye ». Encyclopædia universalis : Universalia, 2010

La polémique qui a suivi son attribution, lorsque Marie NDiaye fut appelée à un improbable devoir de réserve pour avoir critiqué la politique présidentielle, ne doit pas éclipser le fait que le prix Goncourt est allé cette année à une œuvre exigeante d’une grande cohérence. Depuis longtemps, Marie NDiaye impose sa voix puissante et singulière. Après une galerie saisissante de portraits de femmes aux destins et aux identités subtilisés, les Trois Femmes puissantes de ce dernier roman (Gallimard, 2009), se réapproprient leur vie, chacune à sa manière. Norah, avocate, a grandi en France avec sa mère que son père a abandonnée en lui arrachant son jeune fils ; il va la sommer de venir en Afrique défendre ce dernier, accusé du meurtre de sa jeune belle-mère. C’est à travers le délire d’échec et de culpabilité de son mari, Rudy, qu’elle a suivi en France dans sa fuite en renonçant à son métier, que l’on mesure la force de Fanta. Le sort le plus pathétique mais aussi le plus glorieux est celui de Khady, jeune veuve qui, après avoir été rejetée par sa belle-famille, devient une migrante clandestine soumise aux humiliations et aux violences.

Marie NDiaye a écarté l’idée d’un roman choral, trop artificiel, pour construire en l’espace de trois récits un livre fracturé, comme les vies qu’il raconte. À la manière des volets d’un triptyque, ceux-ci se font écho par des liens narratifs ténus, une construction similaire (le bref paragraphe appelé « contrepoint » qui clôt chacun d’eux en l’ouvrant à un autre point de vue) et une thématique unique : trois femmes originaires du Sénégal, en butte aux mensonges d’hommes faibles, se découvrent puissantes.

Le titre a été choisi pour « forcer l’interprétation » : ces femmes qui n’ont aucun pouvoir objectif sont puissantes par leur capacité à n’être pas dupes, à lutter, chacune selon ses moyens, contre l’ignorance où l’on voudrait les cantonner. La vraie puissance réside dans la confiance irréductible en soi et en la vie : illettrée, vendue, blessée, prostituée, abattue comme une bête, Khady Demba tient tête et scande son nom, habitée par un sentiment d’indéfectible intégrité. À travers elle, la romancière a souhaité « donner une matière littéraire » à la tragédie de ces migrants que l’on considère comme une masse inhumaine et qui sont pourtant des héros modernes.

Cette fois encore, la prose de Marie NDiaye se caractérise par sa syntaxe ciselée, la précision de son lexique, le raffinement de ses stratégies narratives, le métissage des tons, mais évolue vers une maturité et une simplicité nouvelles. La romancière excelle en particulier à restituer les émotions brutes, saisies comme les manifestations corporelles du malaise et de la peur dans les monologues intérieurs de Rudy ou Norah, avant le moment de la prise de conscience rationnelle et alors qu’elles ne sont pas encore transformées en sentiments et en mots.

Dans les failles de la banalité fait souvent irruption un fantastique qui n’est jamais artificiel : il naît tout naturellement des pensées les plus secrètes des personnages, qui prennent la forme de métaphores obsédantes. D’où la présence troublante des oiseaux, présages tour à tour funestes ou glorieux : le père de Norah perché comme un vautour sur le flamboyant où elle le rejoindra ; pour Rudy l’ange tutélaire et la buse qui est en quelque sorte Fanta ; les corbeaux qui hantent Khady et l’oiseau qu’elle devient en mourant. Ces motifs récurrents font vaciller nos certitudes sur le réel et témoignent de l’ambivalence du bien et du mal, du miroitement de la réalité qui recèle menaces ou promesses.

L’identité des personnages ne va pas de soi : leur caractère, leur nom, la couleur de leur peau sont soumis à des fluctuations, leur corps à des métamorphoses. Leur vie est incertaine et leur mort pas toujours définitive. L’identité, ici, n’est pas une valeur immuable mais une seconde peau éphémère, instable, toujours à même de se dissoudre dans le regard d’autrui. La mémoire elle-même est souvent corrompue ou délibérément occultée, comme en témoignent les altérations qui marquent les souvenirs de Norah. De manière mimétique, la mémoire du récit, par le jeu des ellipses, des séquences temporelles à rebours, des débuts in medias res suivis de flash-back, est d’ailleurs elle aussi lacunaire.

Cette étrangeté qui se creuse au sein de la réalité prend sa source dans l’étrangéité, le fait d’être ou de se sentir étranger. De toute évidence, Marie NDiaye élabore cet univers si particulier à partir de son expérience personnelle : comme le personnage à peine entrevu mais émouvant du petit Djibril, fils de Fanta, rejeté par sa grand-mère, elle s’est toujours sentie décalée et différente du fait de sa situation familiale et de sa couleur de peau. La culture africaine, dont on lui tend sans cesse le miroir, la fascine mais lui reste étrangère : son père est parti alors qu’elle avait un an et elle n’a fait que deux brefs séjours en Afrique.

Comme tous les grands écrivains, Marie NDiaye transcende cette expérience pour en faire un atout : « C’est propice à l’écriture, cette impression d’être toujours légèrement à côté. On a l’impression alors de mieux voir les choses, de les voir sous un autre angle. ». Son écriture totalement singulière est un miroir grossissant du malaise identitaire actuel, où les migrations et les métissages s’ajoutent aux injonctions sociales paradoxales faites à l’individu tour à tour sommé de s’auto-définir et de s’intégrer, d’être naturel et conforme, normal et différent.

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