28 juillet 2006
le tourment essentiel
Les propos de Roland Barthes sur le Journal semblent susciter des réactions, et, contrairement à ce qu'écrit Berlol, je pense que cela n'est pas tout à fait étranger au fait que les blogueurs s'y retrouvent. En voici un autre passage (mais non, je ne traite pas les teneurs de blogs intime de comiques !) :
Au fond, toutes ces défaillances désignent assez bien un certain défaut du sujet. Ce défaut est d'existence. Ce que le Journal pose, ce n'est pas la question tragique, la question du Fou : « Qui suis-je? », mais la question comique, la question de l'Ahuri : « Suis-je? ». Un comique, voilà ce qu'est le teneur de Journal.
Autrement dit, je ne m'en sors pas. Et si je ne m'en sors pas, si je n'arrive pas à décider ce que « vaut » le Journal, c'est que son statut littéraire me glisse des doigts : d'une part, je le ressens, à travers sa facilité et sa désuétude, comme n'étant rien de plus que le limbe du Texte, sa forme inconstituée, inévoluée et immature ; mais, d'autre part, il est tout de même un lambeau véritable de ce Texte, car il en comporte le tourment essentiel. Ce tourment, je crois, tient à ceci : que la littérature est sans preuves. Il faut entendre par là qu'elle ne peut prouver, non seulement ce qu'elle dit, mais encore qu'il vaut la peine de le dire. Cette dure condition (Jeu et Désespoir, dit Kafka) atteint précisément son paroxysme dans le Journal. Mais aussi, à ce point, tout se retourne, car de son impuissance à la preuve, qui l'exclut du ciel serein de la Logique, le Texte tire une souplesse, qui est comme son essence, ce qu'il possède en propre. Kafka - dont le Journal est peut-être le seul qui puisse être lu sans aucune irritation - dit à merveille cette double postulation de la littérature, la Justesse et l'Inanité : «... J'examinais les souhaits que je formais pour la vie. Celui qui se révéla le plus important ou le plus attachant fut le désir d'acquérir une façon de voir la vie (et, ce qui était lié, de pouvoir par écrit en convaincre les autres) dans laquelle la vie conserverait son lourd mouvement de chute et de montée, mais serait reconnue en même temps, et avec une clarté non moins grande, pour un rien, un rêve, un état de flottement. » Oui, C'est bien cela, le Journal idéal : à la fois un rythme (chute et montée, élasticité) et un leurre (je ne puis atteindre mon image) ; un écrit, en somme, qui dit la vérité du leurre et garantit cette vérité par la plus formelle des opérations, le rythme.
Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 680-681
00:25 Publié dans blog, citations | Lien permanent | Commentaires (12) | Envoyer cette note
Commentaires
C'est très beau, très fin, et je suis d'accord sur l'équation rythme-leurre. Mais ce qui manque au système de pensée que ça suppose, ce qui fait sa caducité aujourd'hui, c'est l'absence de l'autre (sans majuscule), du lecteur-avec-statut-de-répondeur-potentiel, la possibilité d'un journal englobant l'existence de ce lecteur-là (vous et moi, par exemple).
La preuve par la pratique, puisque vous mettez un lien par chez moi, c'est l'introduction de l'insulte dans le journal et dans le rythme, et pour éviter de casser le rythme de la personne.
Par ailleurs, l'idéal du texte pour Barthes n'est-il pas trop haut pour être honnête ? Le "limbe", la maturité, le "lambeau" d'un "Texte" à atteindre, mais en réalité inaccessible, comme le Chef-d'œuvre inconnu. Heureusement, Barthes a l'idée du "sans preuve". Ça le sauve mais ça l'isole encore plus...
Lui qui a été critique de théâtre oublie que pour faire-scène il faut un être-public qui ne peut être soi-même. Étonnant tout de même, le dandysme !
Écrit par : Berlol | 28 juillet 2006
tout celà est très juste, bien sûr, même si la présence de l'autre (et de l'Autre) compte même lorsqu'elle est différée
... "casser le rythme de la personne" me rappelle un beau développement du même Barthes (dans Vivre ensemble) sur l'idiorythmie, le nécessaire respect du rythme propre à chacun dans toute communauté humaine : je suppose que ça vaut également pour les communautés virtuelles
ps : et mon récent commentaire par chez vous ? coincé dans la moustiquaire ?
Écrit par : cgat | 28 juillet 2006
En effet, je viens de le trouver dans le filtre (que j'avais vérifié il y a moins d'une heure...). C'est en ligne, merci.
Écrit par : Berlol | 28 juillet 2006
et non seulement c'est beau et fin mais voilà le journal élevé à la dignité de literrature, puisque le problème essentiel est le même. Ou cela ne s'applique-t-il qu'aux plus ambitieux journaux, ceux qui prétendent à autre chose qu'une simple opération d'évacuation.
Écrit par : brigetoun | 28 juillet 2006
je suis tout à fait certaine que vous ne prétendez pas qu'à "une simple opération d'évacuation" ...
j'en profite pour vous remercier pour tous les commentaires souvent judicieux auxquels je n'ai pas répondu car ils n'appelaient pas vraiment de réponse
et pour remarquer que vous semblez aussi couche-tard que moi (berlol triche, il est au japon)
Écrit par : cgat | 28 juillet 2006
"que la littérature est sans preuves. Il faut entendre par là qu'elle ne peut prouver, non seulement ce qu'elle dit, mais encore qu'il vaut la peine de le dire. "
vraiment important ce passage, merci de nous l'avoir mis dans les jambes - dans l'extrait précédent, il y a aussi ce paradoxe du matériau qui n'est pas à "transformer" et qu'on retravaille par ou jusque "l'extrême fatigue"
oui tout cela résonne avec nos explorations blogueuses
Écrit par : FB | 28 juillet 2006
bienvenue ici FB ... en effet ce passage me semble essentiel ; dans un des fragments de journal (p. 676), on peut lire aussi :
"La littérature a sur moi un effet de vérité autrement plus violent que la religion. Je veux dire par là, simplement, qu'elle est comme la religion."
on peut, comme berlol, considérer qu'il s'agit là d'un "idéal trop haut pour être honnête" et un peu surjoué - je considère plutôt cela comme une croyance peut-être un peu névrotique mais très poignante
Écrit par : cgat | 28 juillet 2006
blogs intimes = "une simple opération d'évacuation" ou juste un prolongement égocentrique ...
Écrit par : SB | 28 juillet 2006
prolongement égocentrique ... l'expression a un petit côté oxymorique : centrifuge - centripète
mais quel est votre propos ? et votre point de vue ?
Écrit par : cgat | 28 juillet 2006
Macno c'état quand même un sacré plagiat de Gloria : une intelligence artificielle casse-couille et anarchiste dans les années 2060. Je me demande vraiment comment Roland C. Wagner a pu accepter de participer à Macno. C'est peut-être pour ça qu'il a écrit le sien en forme de sabotage de la série toute entière.
Écrit par : Gloria in excelsis Deo | 27 août 2006
Désolée, je me suis trompée de billet. Cependant ma remarque reste valable.
Écrit par : Gloria in excelsis Deo | 27 août 2006
Parler de plagiat est un peu excessif il me semble : dans la littérature les personnages circulent ... et les ayas plus encore !
Je suis une grande fan de la Gloria de Roland C. Wagner (dont je suis désolée qu'il l'ait faite mourir : ses filles sont un peu moins drôles !) et pour ma part j'ai bien aimé que macno reprenne cette idée d'une ia casse-couille ...
Est-ce que vous avez lu le dernier volume des Futurs mystères de Paris (Mine de rien) ? moi pas encore mais c'est prévu
Écrit par : cgat | 28 août 2006
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