18 juillet 2006
du dehors n'arrive jamais rien
Chantal Thomas prend avec bonheur le contrepied du modèle de la vie de famille que société et publicité plébiscitent. À l'heure où livres et médias nous abreuvent de conseils pour apprendre à vivre avec les autres et surtout avec le grand Autre, la moitié sans laquelle on n'existerait pas, ses livres sont des petits précis égoïstes et transgressifs pour apprendre à former avec soi-même un couple harmonieux. Elle nous invite à accepter, ou mieux à rechercher la solitude.
Être avec moi-même me plaît. Cette connivence intime ne laisse pas de place à l'ennui.
[...]
Le rapport non divisé à moi-même tient probablement au peu de choix irréversibles que j'ai faits, à part celui, très réfléchi, de n'avoir pas d'enfants. Vient toujours un moment où il faut se décider. Sur la question d'avoir ou ne pas avoir d'enfants, les hommes parlent beaucoup de la dureté de leur affrontement avec la femme qui, elle, désire un enfant ; mais il est très peu dit sur la même violence conflictuelle entre l'homme qui souhaite une famille et la femme qui la refuse. Pourtant, ça existe. Mais les femmes volontairement sans enfants sont tellement minoritaires, considérées presque comme des êtres dénaturés, qu'elles n'estiment pas leur choix intéressant. Je pense que le syllogisme : toutes les femmes désirent un enfant, je suis une femme, donc je désire un enfant, n'est pas systématiquement probant. En tout cas avec moi sa logique n'a pas fonctionné.
La famille, avec son côté installé dans la durée, je n'aurais pas su faire. Force est de reconnaître que certains sont doués pour cette installation dans le temps (et l'espace) et la réussissent. Tous ces amoncellements dont sont constituées les familles, toutes ces maisons, ces histoires de succession, tous ces éléments matériels supposés consolider l'amour peuvent aussi l'écraser. C'est à double usage. C'est l'une des raisons pour lesquelles la famille ne m'a pas tentée, à cause de mon manque d'organisation et aussi de ma préférence pendant longtemps pour un mode de vie plutôt nomade. J'entretiens une relation heureuse avec le temps à condition de ne pas devoir élaborer des emplois du temps trop complexes et qui impliquent un sens du futur. Je crois que si l'on se reconnaît un certain art pour vivre, il importe de réfléchir à ce qui le constitue, à ses conditions, souvent fragiles - bref, à ce que l'on sait faire ou non.
J'ai besoin de vide. Dans une journée, dans une maison. Et j'aime bien les conversations tendues sur un vide, hésitantes, en apparence pour rien. Les femmes sans enfants (et les célibataires improbables toujours un peu inquiétants, le type de l'étudiant éternel dans les pièces de Tchekhov) connaissent l'expérience de ces conversations étouffantes où il n'est question que du conjoint, des enfants, de leurs notes en classe et de leurs cours de danse. Quand elles interviennent après ce « nous », leur « je » sonne très frêle, presque insubstantiel. privé d'assises solides par rapport au bloc d'une famille constituée. Un « je » qui manque de projets et d'assurance. Un « je » friable.
J'ai une préférence pour les conversations de hasard, les échanges anonymes, entre des « je » incertains, mais résolus à ne pas se fondre dans un groupe. C'est alors, dans des contextes vagues, avec des gens dont j'ignore tout, que les propos tenus, tissés de pas grand-chose, m'intéressent vraiment. Il peut enfin commencer à se passer quelque chose dans la conversation. J'aime les dialogues qui se tiennent sur le registre où l'on touche à des réalités ténues, mais sur le fond immédiat et tacite d'une parfaite entente. Aucun malentendu. On ne sait rien l'un de l'autre, et pourtant on s'avance en terrain sûr. Exactement le contraire de ce qui se produit quelquefois dans des relations familiales : on sait tout l'un de l'autre et l'on ne fait que progresser dans le malentendu.
[...]
Autour de nous, tout tend à nous persuader que la solitude est un handicap, une tare. Une vaste littérature mièvre, débilitante, des tonnes de romans-photos entretiennent l'attente de la Rencontre avec Celui ou Celle qui va survenir et changer votre existence. Mais du dehors rien n'arrive jamais. Tout retourne toujours au degré zéro du départ et, s'il n'est pas soutenu par une force intérieure, tout élan retombe nécessairement. Rien ne nous sauve ou ne vient s'ajouter à ce qui nous fait intimement défaut. Si quelque chose ou quelqu'un nous arrive et métamorphose notre vie, c'est par inattendu, et de surcroît.
Il faut d'abord éprouver le « sans pourquoi » de la joie, ensuite c'est aux événements de s'adapter.
Chemins de sable (Bayard, 2006, p. 90, p. 96-98 et p. 118-120)
00:10 Publié dans citations, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
17 juillet 2006
massacrer le temps
Il importe aussi de ne pas sacrifier le temps au travail :
Dans la fureur de travail et la sombre ivresse à en faire toujours davantage, on refuse d'identifier avec soi-même ce temps dont on tient si peu compte et dont on se laisse dépouiller comme s'il ne valait rien. Distinction aveugle qui nous pousse à ne pas voir que c'est soi-même qu'on assassine. Les ordinateurs ne sont jamais éteints. Pendant les heures de nuit, dans les bureaux vides, ils veillent. Leurs petits écrans lumineux nous attendent. Dans les intervalles, pendant les transports, dans le train ou le métro, chez soi, on pose son ordinateur portable sur ses genoux et l'on travaille. Ainsi, pas de temps perdu. Ce qu'il faut traduire par : que le temps soit minutieusement, exhaustivement tué, consciencieusement massacré.
Souffrir (Payot, 2004, p. 191)
La vie d'étudiant, avec ses belles journées sans frontières, est à l'opposé de ce que doit nous apporter l'âge adulte, soi-disant porteur des vraies valeurs : une vie construite sur l'horreur du vide, du moindre interstice de temps creux, non utilisé, vie bourrée à craquer de tâches, de postes, de fonctions, de responsabilités, de projets (on a un avenir et on le gère). Il y a toujours moyen d'ajouter quelque chose, la journée est d'une texture extraordinairement extensible. On peut la cueillir à son aube, et, premier temps fort dans un déroulement où l'efficacité est aux commandes, faire du petit déjeuner un rendez-vous d'affaires ou politique (pourquoi ne pas restaurer la cérémonie royale du lever - « Petit Lever » et « Grand Lever » -, on pourrait ainsi débuter la journée publique encore plus tôt), à la suite de quoi tout s'enchaîne, tambour battant, jusqu'à la nuit. Le jeu est de se surpasser, de ruser avec sa fatigue, soit de l'ignorer complètement, d'être insensible aux signaux de son corps (de ne pas s'écouter, comme dit la formule), soit de décréter que la fatigue est notre meilleure alliée, que tension, angoisse, nervosité constituent un cocktail délicieux qui fouette le sang et l'imagination. Workaholics : c'est plus fort qu'eux, il faut qu'ils s'enfournent des dossiers, qu'ils s'inventent un régime fructueux d'insomnies ; il le faut, car à la moindre pause ils s'effondrent. Et, en effet, ils font pitié dans les rares moments où ils sont forcés de s'arrêter de travailler. Soit que le lieu l'interdise : à l'Opéra, par exemple, quand dès les premières notes de Cosi fan tutte ils se débattent en vain contre la sensation brutale de leur épuisement... Et chutent dans un trou noir dont ils émergent au bruit des applaudissements. Soit qu'ils capitulent parce qu'ils n'en peuvent vraiment plus c'est un spectacle étrange, à certaines heures, le soir, dans le train, de voir des wagons entiers emplis d'hommes d'affaires endormis. Ils ont, dans leur coma, des rapprochements tendres qui leur échappent. Je les observe et me demande ce que je fais là, seule à être éveillée au milieu de cette troupe qu'un TGV rapatrie au plus vite dans leur lit. Et de ce temps Très Grande Vitesse que retient leur mémoire ? Rien, ou presque. Des accrocs dans la planification, des lapsus dans le discours préparé, la surprise d'un climat différent, lorsque l'avion s'est posé sur une piste du bout du monde. La sueur soudain leur dégouline des aisselles, trempe chemise et veste. Elle descend en ruisselets autour des yeux, dans les oreilles. Ils ont l'esprit perdu et, au lieu de se focaliser sur les trois points de cet entretien avec le président, ils sont traversés d'envies bizarres, contradictoires - mordre dans une pastèque glacée, ou dans un corps brûlant...
Comment supporter sa liberté (Rivages poche, 1998, p. 77-79)
00:10 Publié dans citations, philosophie, travail | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
16 juillet 2006
le sans pourquoi de la joie
L'enfant, Chantal Thomas, comme Barthes, invite à le préserver en soi : se laisser aller aux émotions dans toute leur intensité, de la souffrance infinie au « sans pourquoi de la joie », privilégier le détour, la digression, la flânerie, qu'il s'agisse de lire Sade ou de se perdre dans une ville étrangère, conserver l'insolence, le mauvais esprit et la possibilité de rebellion.
Je ne suis pas particulièrement intéressée par l'évocation de souvenirs d'enfance. Je suis davantage attachée, intérieurement. à rester au plus près du point d'intensité dont ils émanent. Je vis avec la mémoire immédiate de certaines dispositions au mouvement, à l'envie de sortir jouer dehors, de rire, à l'esprit moqueur (au « mauvais esprit », comme disaient les maîtresses de l'école primaire)... et aussi de certaines situations. Je n'ai aucun effort à faire pour les retrouver. Dispositions et situations sont là, avec moi. Elles sont moi.
Chantal Thomas, Chemins de sable (Bayard, 2006, p. 16)
ou encore :
Si répondre est de la part d'un enfant un comportement d'insolence qui peut susciter une punition, ne pas répondre est une faute plus difficilement repérable. Ne pas répondre accorde un délai, permet de s'habituer à l'idée de la défaite et, surtout, de faire durer de quelques minutes supplémentaires le temps de jouer. Vécu dans la mauvaise foi, mais aussi dans l'exaltation du sursis, cet entre-deux d'une surdité feinte est l'apprentissage d'une liberté non de l'affrontement, mais de l'écart, du non-dit : le pire en regard de la morale des familles, de sa volonté de main-mise. L'affrontement, aussi violent soit-il, est une façon d'adhérer, de reconnaître une autorité...
Chantal Thomas, Comment supporter sa liberté (Rivages poche, 1998, p. 30-31)
00:10 Publié dans citations, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
15 juillet 2006
un caillou, un brin de laine
Chantal Thomas cite par exemple une remarque de Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France, qui, écrit-elle, vaut pour l'ensemble de son enseignement :
Et je me persuade de plus en plus, soit en écrivant, soit en enseignant. que l'opération fondamentale de cette méthode de déprise, c'est, si l'on écrit, la fragmentation, et, si l'on expose, la digression, ou, pour le dire d'un mot précieusement ambigu : l'excursion. J'aimerais donc que la parole et l'écoute qui se tresseront ici soient semblables aux allées et venues d'un enfant qui joue autour de sa mère, qui s'en éloigne, puis retourne vers elle pour lui rapporter un caillou, un brin de laine, dessinant de la sorte autour d'un centre paisible toute une aire de jeu, à l'intérieur de laquelle le caillou, la laine importent finalement moins que le don plein de zèle qui en est fait ... Je crois sincèrement qu'à l'origine d'un enseignement comme celui-ci, il faut accepter de toujours placer un fantasme, qui peut varier d'année en année.
Roland Barthes (Leçon, Seuil, 1978, p. 42-43)
00:10 Publié dans citations, littérature, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
14 juillet 2006
à la manière d'un maître zen
Chantal Thomas vient de publier Chemins de sable (Bayard, 2006), une suite de conversations avec l'éditrice Claude Plettner, qu'elle a réécrites pour en faire une suite de fragments autobiographiques dans la même veine que deux de ses précédents essais, Comment supporter sa liberté (Payot, 1998) et Souffrir (Payot, 2004). J'ai aimé lire ces textes pour la même raison que Chantal Thomas dit aimer Barthes. Elle raconte en effet avoir été profondémént marquée par l'influence de Barthes, dont elle a suivi le séminaire, et on a l'impression que c'est d'elle qu'elle parle lorsqu'elle écrit : « Avec Roland Barthes, j'avais, enfin, l'impression que quelqu'un essayait de parler, de lire, d'écrire en fonction de ce qu'il était, des questions qu'il se posait ou que nous pouvions nous-mêmes nous poser. » (p. 71)
Quand j'y repense aujourd'hui, il me semble que cette façon d'être, un peu à la manière d'un maître zen, modèle auquel R. Barthes aimait se référer sans en faire doctrine, était différente de la plupart des enseignements du moment : tout le monde parlait alors dans la certitude, et dans l'idée de rompre avec une tradition. Lui parlait à partir d'un décalage, d'une légère mise à côté. Au coeur de la modernité, il se réservait toujours le droit d'être autre, distant, voire même distrait. Sa distraction était communicative. […]
L'envie de travailler m'est venue avec cette attitude (mélange d'attention et d'indifférence) qui n'avait rien à voir avec l'univers de l'école, de l'examen, de la règle. Il s'agissait disait-il, de chercher la vérité pour soi. Il était au centre de ses cours tout en nous laissant une liberté absolue : que nous en fassions quelque chose ou non ne lui importait pas. […]
Qualité singulière, il savait être dans une douceur qui n'appelait pas la famiIiarité ; à la fois dans l'extrême courtoisie et dans un isolement sûr, dans une dureté. […]
Roland Barthes a été mon maître, c'est sûr. Aujourd'hui encore il continue de représenter pour moi un certain idéal, parce qu'il ne lâche jamais la trame existentielle dans son écriture. Son rapport aux larmes, à la tristesse ou à une musique démodée, son amour de sa mère, son goût du piano, font partie intégrante de ses textes sans être pour autant simple mémoire de lui-même. Voilà qui m'inspire : mettre sur le même plan des moments biographiques, des moments de lecture, ce qui relève d'une démarche intellectuelle et ce que l'on cherche pour sa vie. Les essais qui m'importent réussissent ce tissage. Dans l'histoire de la critique, Fragments d'un discours amoureux est l'un des premiers livres qui parvient à penser en les liant et la confusion, la violence de l'amour et la littérature - car nous sommes constitués des textes que nous lisons - et les phrases des amis, les lettres reçues, les potins du jour. J'admire la façon dont Roland Barthes, à travers bien des étapes, et à partir de formes extrêmement rigoureuses et studieuses, prudentes, s'est petit à petit rapproché de qu'il avait d'unique. J'aime cette manière si particulière d'utiliser son rapport amoureux au savoir pour aller vers sa voie, ou plutôt sa voix. Il nous faisait entrer dans des lectures jamais détachées de lui. Il n'a cessé de tendre vers la connaissance de soi dans une grande rigueur affective : La Chambre claire constituant le sommet de ce processus.
Tout à l'inverse, Foucault cultivait presque une jouissance de la dissimulation, une stricte séparation entre les événements sensuels et affectifs et l'univers intellectuel, entre horaires de débauche et horaires de bibliothèque. Je ne peux lire Surveiller et punir sans penser aux pratiques sado-masochistes et à l'excitation intense de leurs dispositifs pourtant jamais mises en scène dans ses pages.
Chemins de sable (Bayard, 2006, p. 73 à 77)
00:15 Publié dans littérature, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
02 juillet 2006
plus grande la perfection
Scherrer cite ce beau passage de Spinoza :
Seule une triste et farouche superstition interdit de prendre des plaisirs.
En quoi, en effet, convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? […]
Aucune divinité, nul autre qu'un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d'impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons.
[...]
Il est donc d'un homme sage d'user des choses et d'y prendre plaisir autant qu'on le peut.
[...] Il est d'un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l'agrément des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux exerçant le corps, les spectacles et d'autres choses de même sorte dont chacun peut user sans dommage pour autrui.
Spinoza, Éthique, IV, proposition 45, Scholie
Suivant ce sage conseil, j'abandonne mon écran pour quelques jours de vacances : pour que ces pages conservent néanmoins un peu de vie, je programme quelques citations de Proust et ferme (temporairement) les commentaires pour tenir les trolls à distance.
00:15 Publié dans philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
01 juillet 2006
un habit d'arlequin
Une dernière citation de Scherrer citant Deleuze :
« Notre corps sexué est d'abord un habit d'arlequin », dit quelque part Deleuze, et en l'occurrence, il rejoint malgré lui une intuition freudienne : bigarrure première, uniformes seconds...
Les petits soldats de l'identité peuvent bien rouspéter « Il faudrait savoir qui vous êtes ! » Eh bien non. Un non de soulagement, un grand ouf ! Il faut peut-être retrouver le goût de ne pas le savoir, de cultiver allègrement cette ignorance socratique, arrêter de se prendre pour celui en qui il a bien fallu qu'on finisse par se déguiser.
Plutôt que de pleurer une identité originelle à jamais perdue, mieux vaut s'en amuser.
L'identité et l'inquisition, c'est un peu trop lié. […]
Ce n'est pas si facile de ne pas être ou « un homme » ou « une femme »... de se contenter d'être ni l'un ni I'autre, de devenir autant qu'on peut, non pas soi-même, identité, mais ce qu'on peut, singularité. […]
Essayer de dire les choses comme elles deviennent, et non pas comme elles sont.
« À chacun ses sexes » (Deleuze). Voilà l'idée.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 33-35)
00:10 Publié dans mutations, philosophie | Lien permanent | Commentaires (1) | Envoyer cette note
30 juin 2006
un coloriage polychrome
Si Scherrer rend lui aussi la psychanalyse en partie responsable du marasme actuel, cela ne l'empêche pas de rendre hommage aux géniales intuitions du jeune Sigmund Freud, dénaturées par ses disciples :
C'est la petite révolution de Freud : le sexuel ne tourne pas autour du génital. C'est le génital lui-même qui tourne autour du sexuel comme l'un de ses possibles satellites les mieux connus. Quant à la planète sexuelle, elle tourne à son tour autour d'un centre dont on ignore à peu près tout. On est donc loin d'avoir exploré tout le système. Révolutionnaire et hautement difficile comme idée. Et Freud, sur ce point, restera socratique : au fond, la chose sexuelle, on ne sait pas très bien ce que c'est, il faut bien le reconnaître. Et là, les choses deviennent carrément intéressantes. Parce qu'il reste à partir à l'aventure : tâtonner. deviner, redevenir grand débutant. explorateur de singularités sexuelles. On peut pousser l'idée encore plus loin, puisque la voie n'est plus toute tracée : si la sexualité n'est pas d'abord liée aux organes génitaux, il n'y a pas d'organes sexuels à proprement parler. Il n'y a pas l'organe sexuel, pourrait-on dire. Les organes génitaux ne deviennent sexuels qu'au terme d'un développement, d'une histoire, d'une construction. C'est la synthèse tardive, la synthèse génitale, qui tend à faire oublier les chemins analytiques en zigzag.
[…] c'est le Général Normal, ses « trop » et ses « pas assez », qu'il faut fuir à toutes jambes. Tirer sa révérence au Docteur ès sciences sexuelles, et rêver aux barbouillages des enfants. Donc rêvons. Pour l'enfant, le corps sexuel est un peu comme un livre de coloriage qu'il va recouvrir au fur et à mesure de ce qu'il va découvrir, au gré de ses expérimentations : sexualité coloriage, sexualité sans organes sexuels, puisque tout dépend du coloriage. Un peu de sexuel par ici, un peu par là... Suçoter, mordre, etc., comme colorier, en dépassant un peu, des pages blanches du corps.
C'est la période artiste-sexuel de l'enfant, mais ce n'est pas encore la période rose : période polychrome.
Les choses deviennent moins bariolées lorsque cet ensemble de pulsions se trouve redistribué dans deux nouvelles directions : « Cette vie sexuelle de l'enfant, qui va dans tous les sens (Zerfahrene Sexualleben), qui est très abondante mais disparate, dans laquelle la pulsion ne s'ordonne qu'à un gain de plaisir, se rassemble synthétiquement maintenant et s'organise dans deux directions principales. [ ... ] D'une part, les pulsions isolées se subordonnent à la domination de la zone génitale. [...] D'autre part, le choix d'objet repousse l'auto-érotisme, de telle sorte que désormais, dans la vie amoureuse, c'est auprès de la personne aimée que toutes les composantes de la pulsion sexuelle vont chercher à obtenir une satisfaction. » Grand texte, il faudra y revenir.
Mais passer de l'auto-érotisme bariolé et bringuebalant au Grand Amour, c'est, pour le dire familièrement, une autre paire de manches.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 26-28)
01:05 Publié dans mutations, philosophie | Lien permanent | Commentaires (3) | Envoyer cette note
29 juin 2006
la position du clown
La sexualité ne peut être pensée que comme un flux parmi d'autres [...]. Quelle triste idée de l'amour, qu'en faire un rapport entre deux personnes, dont il faudrait au besoin vaincre la monotonie en y ajoutant d'autres personnes encore.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 121)
Dans un livre court mais très réjouissant, La position du clown. Philosophie pratique des désirs (Anabet, 2006), Jean-Baptiste Scherrer rebondit avec humour sur ce que dit Deleuze de la sexualité. Passant par les métaphores de Proust (encore) ou la préférence crânement avouée de Rousseau pour la fessée, il prend le contre-pied du carcans rigide de discours dogmatiques qui entoure aujourd'hui une pauvre sexualité « surparlée » et surexposée, devenue une obligation hygiénique et réduite à la mécanique des organes génitaux.
C'est l'hypothèse qu'on peut faire grâce aux travaux de Michel Foucault. Le « monde du sexe », cet élément imaginaire, n'est rien d'autre que le produit historique d'une certaine civilisation dans laquelle la sexualité est d'abord un objet de science. Et « l'hypothèse répressive » qu'on agite encore souvent, selon laquelle la sexualité aurait été brimée ou étouffée par les sociétés modernes depuis le XVIIe siècle manque l'essentiel. C'est plutôt la constitution d'une science du sexe qui finit par fonctionner comme répression du sexuel, bien plus profondément que les interdits moraux, parce que complètement à son insu. C'est la transformation du sexuel en affaire de science qui peut faire fonction d'oppression. « C'est de l'instance du sexe qu'il faut s'affranchir si, par un retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité, on veut faire valoir contre les prises du pouvoir, les corps, les plaisirs ». […] Là où culmine la scientia sexualis, c'est certainement dans la psychanalyse.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 12-13)
00:51 Publié dans philosophie, vraie vie | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
28 juin 2006
corps sans organes
À la notion de machine désirante répond celle de Corps sans organes (CsO) traquée dans les textes de Beckett et la peinture de Francis Bacon, notamment.
Le corps n'est jamais un organisme […] le corps sans organes s'oppose moins aux organes qu'à cette organisation des organes qu'on appelle organisme.
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation (La différence, 1981, p. 33)
Le syntagme « corps sans organes » est emprunté au schizophrène emblématique Antonin Artaud :
Le corps sous la peau est une usine surchauffée,
et dehors,
le malade brille,
il luit,
de tous ses pores,
éclatés.
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société
Le corps est le corps
il est seul
et n'a pas besoin d'organe
le corps n'est jamais un organisme.
Antonin Artaud, 84, n°5-6, 1948
(cité dans Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe, Minuit, 1973, p. 9 et p. 15)
La notion me reste assez mystérieuse, à vrai dire, mais les textes qui l'évoquent sont très beaux :
Les automates s'arrêtent et laissent monter la masse inorganisée qu'ils articulaient. Le corps plein sans organes est l'improductif, le stérile, l'inengendré, l'inconsommable. Antonin Artaud l'a découvert, là où il était, sans forme et sans figure. Instinct de mort, tel est son nom, et la mort n'est pas sans modèle.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 14)
Le corps sans organe est un œuf : il est traversé d'axes et de seuils, de lattitudes, de longitudes, de géodésiques, il est traversé de gradients qui marquent les devenirs et les passages, les destinations de celui qui s'y développe […] Rien que des bandes d'intensité, des potentiels, des seuils et des gradients. Expérience déchirante, trop émouvante, par laquelle le schizo est le plus proche de la matière, d'un centre vivant et intense de la matière […] ce point insupportable où l'esprit touche la matière et en vit chaque instant, la consomme.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 26)
00:26 Publié dans art, littérature, philosophie | Lien permanent | Commentaires (2) | Envoyer cette note