30 juin 2006
un coloriage polychrome
Si Scherrer rend lui aussi la psychanalyse en partie responsable du marasme actuel, cela ne l'empêche pas de rendre hommage aux géniales intuitions du jeune Sigmund Freud, dénaturées par ses disciples :
C'est la petite révolution de Freud : le sexuel ne tourne pas autour du génital. C'est le génital lui-même qui tourne autour du sexuel comme l'un de ses possibles satellites les mieux connus. Quant à la planète sexuelle, elle tourne à son tour autour d'un centre dont on ignore à peu près tout. On est donc loin d'avoir exploré tout le système. Révolutionnaire et hautement difficile comme idée. Et Freud, sur ce point, restera socratique : au fond, la chose sexuelle, on ne sait pas très bien ce que c'est, il faut bien le reconnaître. Et là, les choses deviennent carrément intéressantes. Parce qu'il reste à partir à l'aventure : tâtonner. deviner, redevenir grand débutant. explorateur de singularités sexuelles. On peut pousser l'idée encore plus loin, puisque la voie n'est plus toute tracée : si la sexualité n'est pas d'abord liée aux organes génitaux, il n'y a pas d'organes sexuels à proprement parler. Il n'y a pas l'organe sexuel, pourrait-on dire. Les organes génitaux ne deviennent sexuels qu'au terme d'un développement, d'une histoire, d'une construction. C'est la synthèse tardive, la synthèse génitale, qui tend à faire oublier les chemins analytiques en zigzag.
[…] c'est le Général Normal, ses « trop » et ses « pas assez », qu'il faut fuir à toutes jambes. Tirer sa révérence au Docteur ès sciences sexuelles, et rêver aux barbouillages des enfants. Donc rêvons. Pour l'enfant, le corps sexuel est un peu comme un livre de coloriage qu'il va recouvrir au fur et à mesure de ce qu'il va découvrir, au gré de ses expérimentations : sexualité coloriage, sexualité sans organes sexuels, puisque tout dépend du coloriage. Un peu de sexuel par ici, un peu par là... Suçoter, mordre, etc., comme colorier, en dépassant un peu, des pages blanches du corps.
C'est la période artiste-sexuel de l'enfant, mais ce n'est pas encore la période rose : période polychrome.
Les choses deviennent moins bariolées lorsque cet ensemble de pulsions se trouve redistribué dans deux nouvelles directions : « Cette vie sexuelle de l'enfant, qui va dans tous les sens (Zerfahrene Sexualleben), qui est très abondante mais disparate, dans laquelle la pulsion ne s'ordonne qu'à un gain de plaisir, se rassemble synthétiquement maintenant et s'organise dans deux directions principales. [ ... ] D'une part, les pulsions isolées se subordonnent à la domination de la zone génitale. [...] D'autre part, le choix d'objet repousse l'auto-érotisme, de telle sorte que désormais, dans la vie amoureuse, c'est auprès de la personne aimée que toutes les composantes de la pulsion sexuelle vont chercher à obtenir une satisfaction. » Grand texte, il faudra y revenir.
Mais passer de l'auto-érotisme bariolé et bringuebalant au Grand Amour, c'est, pour le dire familièrement, une autre paire de manches.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 26-28)
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29 juin 2006
la position du clown
La sexualité ne peut être pensée que comme un flux parmi d'autres [...]. Quelle triste idée de l'amour, qu'en faire un rapport entre deux personnes, dont il faudrait au besoin vaincre la monotonie en y ajoutant d'autres personnes encore.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 121)
Dans un livre court mais très réjouissant, La position du clown. Philosophie pratique des désirs (Anabet, 2006), Jean-Baptiste Scherrer rebondit avec humour sur ce que dit Deleuze de la sexualité. Passant par les métaphores de Proust (encore) ou la préférence crânement avouée de Rousseau pour la fessée, il prend le contre-pied du carcans rigide de discours dogmatiques qui entoure aujourd'hui une pauvre sexualité « surparlée » et surexposée, devenue une obligation hygiénique et réduite à la mécanique des organes génitaux.
C'est l'hypothèse qu'on peut faire grâce aux travaux de Michel Foucault. Le « monde du sexe », cet élément imaginaire, n'est rien d'autre que le produit historique d'une certaine civilisation dans laquelle la sexualité est d'abord un objet de science. Et « l'hypothèse répressive » qu'on agite encore souvent, selon laquelle la sexualité aurait été brimée ou étouffée par les sociétés modernes depuis le XVIIe siècle manque l'essentiel. C'est plutôt la constitution d'une science du sexe qui finit par fonctionner comme répression du sexuel, bien plus profondément que les interdits moraux, parce que complètement à son insu. C'est la transformation du sexuel en affaire de science qui peut faire fonction d'oppression. « C'est de l'instance du sexe qu'il faut s'affranchir si, par un retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité, on veut faire valoir contre les prises du pouvoir, les corps, les plaisirs ». […] Là où culmine la scientia sexualis, c'est certainement dans la psychanalyse.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 12-13)
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28 juin 2006
corps sans organes
À la notion de machine désirante répond celle de Corps sans organes (CsO) traquée dans les textes de Beckett et la peinture de Francis Bacon, notamment.
Le corps n'est jamais un organisme […] le corps sans organes s'oppose moins aux organes qu'à cette organisation des organes qu'on appelle organisme.
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation (La différence, 1981, p. 33)
Le syntagme « corps sans organes » est emprunté au schizophrène emblématique Antonin Artaud :
Le corps sous la peau est une usine surchauffée,
et dehors,
le malade brille,
il luit,
de tous ses pores,
éclatés.
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société
Le corps est le corps
il est seul
et n'a pas besoin d'organe
le corps n'est jamais un organisme.
Antonin Artaud, 84, n°5-6, 1948
(cité dans Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe, Minuit, 1973, p. 9 et p. 15)
La notion me reste assez mystérieuse, à vrai dire, mais les textes qui l'évoquent sont très beaux :
Les automates s'arrêtent et laissent monter la masse inorganisée qu'ils articulaient. Le corps plein sans organes est l'improductif, le stérile, l'inengendré, l'inconsommable. Antonin Artaud l'a découvert, là où il était, sans forme et sans figure. Instinct de mort, tel est son nom, et la mort n'est pas sans modèle.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 14)
Le corps sans organe est un œuf : il est traversé d'axes et de seuils, de lattitudes, de longitudes, de géodésiques, il est traversé de gradients qui marquent les devenirs et les passages, les destinations de celui qui s'y développe […] Rien que des bandes d'intensité, des potentiels, des seuils et des gradients. Expérience déchirante, trop émouvante, par laquelle le schizo est le plus proche de la matière, d'un centre vivant et intense de la matière […] ce point insupportable où l'esprit touche la matière et en vit chaque instant, la consomme.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 26)
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27 juin 2006
machines désirantes
Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d'avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine -source : l'une émet un flux, que l'autre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La bouche de l'anorexique hésite entre une machine à manger, une machine anale, une machine à parler, une machine à respirer (crise d'asthme). C'est ainsi qu'on est tous bricoleurs ; chacun ses petites machines.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 7)
Ainsi commence mystérieusement L'Anti-Œdipe. Le concept de « machine désirante » élaboré par Deleuze et Guattari peut sembler un peu dépassé dans ses aspects marxiste et anti-psychanalytique, mais il éclaire néanmoins de manière très instructive le présent et le futur d'une humanité en train d'inventer des machines intelligentes - et désirantes ?
Ce qui distingue les machines désirantes des autres (les machines techiques ou sociales) c'est qu'elles fonctionnent au désir et, de ce fait, disfonctionnent, échouent, ratent, fonctionnent de manière détraquée :
les machines désirantes sont bien les mêmes que les machines sociales et techniques, mais elles sont comme leur inconscient.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 483)
Les machines techniques ne fonctionnent évidemment qu'à condition de ne pas être détraquées ; leur limite propre est l'usure, non pas le détraquement. […] Les machines désirantes au contraire ne cessent de se détraquer en marchant, ne marchent que détraquées : toujours du produire se greffe sur le produit, et les pièces de la machine sont aussi bien le combustible. L'art utilise souvent cette propriété en créant de véritables fantasmes de groupe qui court-circuitent la production sociale avec une production désirante, et introduisent une fonction de détraquement dans la reproduction de machines techniques.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 38-39)
L'homme depuis toujours fait machine avec les objets qu'il fabrique pour le prolonger, mais également avec la nature (il devient mer en nageant, en machinant son corps avec la vague). L'un des enjeux de la machine désirante est donc la possibilité de déplacer les césures entre l'esprit et le corps, d'établir des passerelles entre animé et inanimé, minéral, végétal, animal, humain :
Ce qui définit précisément les macines désirantes, c'est leur pouvoir de connexion à l'infini, en tous sens et dans toutes les directions.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 469)
Notre rapport avec les machines n'est pas un rapport d'invention ni d'imitation, nous ne sommes ni les pères cérébraux ni les fils disciplinés de la machine. C'est un rapport de peuplement : nous peuplons les machines sociales techniques de machines désirantes, et nous ne pouvons pas faire autrement.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 478)
La technologie peut ainsi être pensée comme machine de machines, mais aussi la philosophie comme machine de machines de pensée. La machine désirante permet également de comprendre ce qui est à l'œuvre dans l'art et la littérature : dans les machines de Raymond Roussel, de Jules Verne, ou Villiers de l'Isle Adam, les machines célibataires de Duchamp, les inventions débridées de Tinguely ou les dessins de Rube Goldberg, mais aussi, plus généralement dans toutes les œuvres qui atteignent à la complexité.
Dans les machines désirantes tout fonctionne en même temps, mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermittences et les courts-circuits, les distances et les morcellements, dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 50)
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26 juin 2006
rentoiler les fragments intermittents et opposites
Dans la littérature française, toutefois, quelques écrivains savent tracer des lignes de fuite, Proust par exemple. À propos de la magnifique « machine » comique, complexe et ingénue qu'est la Recherche, Deleuze écrit :
Dans les machines désirantes tout fonctionne en même temps, mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermittences et les courts-circuits, les distances et les morcellements, dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout. C'est que les coupures y sont productives, et sont elles-mêmes des réunions. Les disjonctions, en tant que disjonctions, sont inclusives. Les consommations mêmes sont des passages, des devenirs et des revenirs. C'est Maurice Blanchot qui a su poser le problème dans toute sa rigueur, au niveau d'une machine littéraire : comment produire, et penser, des fragments qui aient entre eux des rapports de différence en tant que telle, qui aient pour rapports entre eux leur propre différence, sans référence à une totalité originelle même perdue, ni à une totalité résultante même à venir. Seule la catégorie de multiplicité employée comme substantif et dépassant le multiple non moins que l'Un, dépassant la relation prédicative de l'Un et du multiple, est capable de rendre compte de, la production désirante : la production désirante est multiplicité pure c'est-à-dire affirmation irréductible à l'unité. Nous sommes à l'âge des objets partiels, des briques et des restes. Nous ne croyons plus en ces faux fragments qui, tels les morceaux de la statue antique, attendent d'être complétés et recollés pour composer une unité qui est aussi bien l'unité d'origine. Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination. Nous ne croyons plus à la grisaille d'une fade dialectique évolutive, qui prétend pacifier les morceaux parce qu'elle en arrondit les bords. Nous ne croyons à des totalités qu' à côté. Et si nous rencontrons une telle totalité à côté de parties, c'est un tout de ces parties-là, mais qui ne les totalise pas, une unité de toutes ces parties-là, mais qui ne les unifie pas, et qui s'ajoute à elles comme une nouvelle partie composée à part. « Elle surgit, mais s'appliquant cette fois à l'ensemble, comme tel morceau composé à part, né d'une inspiration » - dit Proust de l'unité de l'œuvre de Balzac, mais aussi bien de la sienne propre. Et c'est frappant, dans la machine littéraire de la Recherche du temps perdu, à quel point toutes les parties sont produites comme des côtés dissymétriques, des directions brisées, des boîtes closes, des vases non communicants, des cloisonnements, où même les contiguïtés sont des distances, et les distances des affirmations, morceaux de puzzle qui ne viennent pas du même, mais de puzzles différents, violemment insérés les uns dans les autres, toujours locaux et jamais spécifiques, et leurs bords discordants toujours forcés, profanés, imbriqués les uns dans les autres, avec toujours des restes. C'est l'œuvre schizoïde par excellence : on dirait que la culpabilité, les déclarations de culpabilité ne sont là que pour rire. (En termes kleiniens, on dirait que la position dépressive n'est qu'une couverture pour une position schizoïde plus profonde). Car les rigueurs de la loi n'expriment qu'en apparence la protestation de l'Un, et trouvent au contraire leur véritable objet dans l'absolution des univers morcelés, où la loi ne réunit rien en Tout, mais au contraire mesure et distribue les écarts, les dispersions, les éclatements de ce qui puise son innocence dans la folie - c'est pourquoi, au thème apparent de la culpabilité, s'entrelace chez Proust un tout autre thème qui le nie, celui de l'ingénuité végétale dans le cloisonnement des sexes, dans les rencontres de Charlus comme dans les sommeils d'Albertine, là où règnent les fleurs et se révèle l'innocence de la folie, folie avérée de Charlus ou folie supposée d'Albertine.
Donc Proust disait que le tout est produit, qu'il est lui-même produit comme une partie à côté des parties, qu'il n'unifie ni ne totalise, mais qui s'applique à elles en instaurant seulement des communications aberrantes entre vases non communicants, des unités transversales entre éléments qui gardent toute leur différence dans leurs dimensions propres. Ainsi, dans le voyage en chemin de fer, il n'y a jamais totalité de ce qu'on voit ni unité des points de vue, mais seulement dans la transversale que trace le voyageur affolé d'une fenêtre à l'autre, « pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites ». Rapprocher, rentoiler, c'est ce que Joyce appelait « re-embody ».
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 50-51)
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25 juin 2006
le sale petit secret
Ce qui empêche la littérature française de suivre des lignes de fuite, pour Deleuze, c'est son goût pour le « sale petit secret », symptomatique de la main-mise de la psychanalyse, activement secondée par la linguistique et le structuralisme. L'analyse est (volontairement sans doute) un peu caricaturale, mais assez juste.
Nous avons retenu d'Œdipe le sale petit secret, et non pas Œdipe à Colone, sur sa ligne de fuite, devenu imperceptible, identique au grand secret vivant. Le grand secret, c'est quand on n'a plus rien à cacher, et que personne alors ne peut vous saisir. Secret partout, rien à dire. Depuis qu'on a inventé le « signifiant », les choses ne se sont pas arrangées. Au lieu qu'on interprète le langage, c'est lui qui s'est mis à nous interpréter, et à s'interpréter lui-même. Signifiance et interprétose sont les deux maladies de la terre, le couple du despote et du prêtre. Le signifiant, c'est toujours le petit secret qui n'a jamais cessé de tourner autour de papa-maman. Nous nous faisons chanter nous-mêmes, nous faisont les mystérieux, les discrets, nous avançons avec l'air « voyez sous quel secret je ploie ». L'écharde dans la chair. Le petit secret se ramène généralement à une triste masturbation narcissique et pieuse : le fantasme ! La « transgression », trop bon concept pour les séminaristes sous la loi d'un pape ou d'un curé, les tricheurs. Georges Bataille est un auteur très français : il a fait du petit secret l'essence de la littérature, avec une mère dedans, un prêtre dessous, un œil au-dessus.
La littérature française est souvent l'éloge éhonté de la névrose. L'œuvre sera d'autant plus signifiante qu'elle renverra au clin d'œil et au petit secret dans la vie, et inversement. Il faut entendre les critiques qualifiés parler des échecs de Kleist, des impuissances de Lawrence, des puérilités de Kafka, des petites filles de Carroll. C'est ignoble. C'est toujours dans les meilleures intentions du monde : l'œuvre paraîtra d'autant plus grande qu'on rendra la vie plus minable. On ne risque pas ainsi de voir la puissance de vie qui traverse une œuvre. On a tout écrasé d'avance.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, « De la supériorité de la littérature anglaise-américaine », Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 58-59 et p. 61)
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24 juin 2006
un bégaiement vital
Ce que j'ai envie de voler à Deleuze ce soir c'est que ceux qui aujourd'hui parlent des livres sont bien trop occupés à juger, hiérarchiser, classer, décider qui fait de la bonne ou de la mauvaise littérature, qui a un style ou pas, qui est ou n'est pas un écrivain (un grantécrivain), pour être encore capables de lire vraiment.
Pour Deleuze, la littérature doit tendre à devenir mineure pour soustraire la langue à tout usage d'assignation ou de contrôle : peut-être les lecteurs doivent-ils eux aussi (re)devenir mineurs et abandonner la position critique pour accepter d'être émus.
Mais les bonnes manières de lire aujourd'hui, c'est d'arriver à traiter un livre comme on écoute un disque, comme on regarde un film ou une émission télé, comme on reçoit une chanson : tout traitement du livre qui réclamerait pour lui un respect spécial, une attention d'une autre sorte, vient d'un autre âge et condamne définitivement le livre. Il n'y a aucune question de difficulté ni de compréhension : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous conviennent ou non, qui passent ou qui ne passent pas. [...]
Un style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue. C'est difficile, parce qu'il faut qu'il y ait nécessité d'un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Être comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. [...]
Là aussi c'est une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j'aurai le pouvoir...). Alors que le problème est celui d'un devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l'enfant, le fou, la femme, l'animal, le bègue ou l'étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes.
C'est comme pour la vie. Il y a dans la vie une sorte de gaucherie, de fragilité de santé, de constitution faible, de bégaiement vital qui est le charme de quelqu'un.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 10-11)
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23 juin 2006
trouver, rencontrer, voler
Comment naissent les livres et les idées parmi les lignes de fuite ? de la rencontre et du vol, plutôt que de l'esprit critique et du jugement :
Avoir un sac où je mets tout ce que je rencontre, à condition qu'on me mette aussi dans le sac. Trouver, rencontrer, voler, au lieu de régler, reconnaître et juger. Car reconnaître, c'est le contraire de la rencontre. Juger, c'est le métier de beaucoup de gens, et ce n'est pas un bon métier, mais c'est aussi l'usage que beaucoup de gens font de l'écriture. [...] Il y a toute une race de juges, et l'histoire de la pensée se confond avec celle d'un tribunal [...] La justice, la justesse, sont de mauvaises idées. Y opposer la formule de Godard : pas une image juste, juste une image. C'est la même chose en philosophie, comme dans un film ou une chanson : pas d'idées justes, juste des idées. Juste des idées, c'est la rencontre, c'est le devenir, le vol et les noces, cet « entre-deux » des solitudes.
Il ne faut pas chercher si une idée est juste ou vraie. Il faudrait chercher une tout autre idée, ailleurs, dans un autre domaine, telle qu'entre les deux quelque chose passe, qui n'est ni dans l'une ni dans l'autre. […] j'essaie d'expliquer que les choses, les gens, sont composés de lignes très diverses, et qu'ils ne savent pas nécessairement sur quelle ligne d'eux-mêmes ils sont, ni où faire passer la ligne qu'ils sont en train de tracer : bref il y a toute une géographie dans les gens, avec des lignes dures, des lignes souples, des lignes de fuite, etc.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 15 et p. 16-17)
00:49 Publié dans littérature, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Envoyer cette note
22 juin 2006
lignes de fuite
Cette cartographie des contrées à venir passe par des lignes de fuite. Ce beau concept me plaît car il entremêle les « lignes » que trace l'écriture, sur l'écran ou sur le papier, les « lignes de fuite » de toutes les perspectives de la Renaissance, rappelle l' « éloge de la fuite » de Laborit, évoque les liens que l'on suit lorsqu'on navigue sur internet. Ce concept qui revient souvent chez Deleuze est par exemple décrit ainsi dans le chapitre de Dialogues consacré à la « supériorité de la littérature anglaise-américaine » sur la littérature française, trop attachée aux arbres et aux jugements, trop enracinée dans ses certitudes :
Partir, s'évader, c'est tracer une ligne. […] La ligne de fuite est une déterritorialisation. Les Français ne savent pas bien ce que c'est. Evidemment, ils fuient comme tout le monde, mais ils pensent que fuir, c'est sortir du monde, mystique ou art, ou bien que c'est quelque chose de lâche, parce qu'on échappe aux engagements et aux responsabilités. Fuir, ce n'est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite. C'est le contraire de l'imaginaire. C'est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau. […] Fuir, c'est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée.
Il se peut qu'écrire soit dans un rapport essentiel avec les lignes de fuite. Écrire, c'est tracer des lignes de fuite, qui ne sont pas imaginaires, et qu'on est bien forcé de suivre, parce que l'écriture nous y engage, nous y embarque en réalité. Écrire, c'est devenir, mais ce n'est pas du tout devenir écrivain. C'est devenir autre chose.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 47 et 54)
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21 juin 2006
cartographier des contrées à venir
L'incipit de Mille plateaux présente ainsi le livre-rhizome :
Nous avons écrit l'Anti-OEdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. Ici nous avons utilisé tout ce qui nous approchait, le plus proche et le plus lointain. Nous avons distribué d'habiles pseudonymes, pour rendre méconnaissable. Pourquoi avons nous gardé nos noms ? Par habitude, uniquement par habitude. Pour nous rendre méconnaissables à notre tour. Pour rendre imperceptible, non pas nous-mêmes, mais ce qui nous fait agir, éprouver ou penser. Et puis parce qu'il est agréable de parler comme tout le monde, et de dire le soleil se lève, quand tout le monde sait que c'est une manière de parler. Non pas en arriver au point où l'on ne dit plus je, mais au point où ça n'a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés.
[...]
Écrire n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 9 et 11)
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