04 juin 2006
ma nuit de chouette
Est-il un moment plus pénible, dans la vie d'un oiseau de bureau, que le réveil ? Avant même que vous n'ayez ouvert les yeux, alors que vous retardez le plus possible ce premier mouvement fatidique, piquent sur vous tous vos collègues oiseaux dont vous allez sans tarder retrouver les têtes familières. Untel aura mis une cravate à mickeys jaunes, telle autre sera venue en amazone ou en méduse, aucun d'entre eux ne parlera la langue commune aux oiseaux du ciel.
Il fera jour. Les lumières électriques seront allumées tout de même, les néons au plafond passeront leurs tics nerveux aux êtres et aux choses, et le gargouillis de la machine à café imitera les derniers râles d'un agonisant. Ce sera un jour comme un autre, le dernier que vous pourrez supporter en tout cas, le premier, ou presque, d'une longue série qui devrait logiquement se terminer par votre mise à la retraite rapidement suivie de votre mort.
C'est tout cela que vous entrevoyez avant même de voir quoi que ce soit sinon les méandres tantôt noirs et blancs tantôt colorés qu'un projecteur intérieur trace sur l'écran de vos paupières, avant même que l'inconscience vous congédie et vous charge de nouveau du pénible poids de vos membres et de vos pensées.
Il fait jour. Votre corps, au fur et à mesure qu'il est rendu au monde diurne, s'alourdit considérablement au point de devenir impossible à mouvoir, il faudrait une grue, il faudrait tout le savoir des anciens Égyptiens pour soulever ne fût-ce qu'un doigt de cette gisante monumentale, de cette masse chaude et immobile, de cette déesse salariée à tête de hibou victime d'une paralysie générale, des ongles aux cils.
Il fait jour.
Comment refermer le cratère qu'on a ouvert en bâillant ? Il ne faut surtout pas croire qu'on est seul à voyager dans un cube transparent, à ne pas pouvoir étendre les jambes, déplier la colonne vertébrale, s'étirer et faire craquer ses os. Les dimensions de la vie ont été mal calculées, le mètre divin était sans doute faussé, il n'y a de place ni pour faire la roue, ni pour s'élancer, ni pour courir. Se mettre debout, ce n'est pas la peine d'y penser, mais avec un peu de force et d'énergie, et à condition d'entrer la tête entre les épaules, on peut tenter de demeurer accroupi.
Il fait beau.
Le jour n'a pas une apparence hideuse : blond et maigrichon, il obéit à des ordres supérieurs.
Il faudrait pouvoir se laver, mais la salle de bains s'est éloignée déraisonnablement pendant la nuit, la pomme de douche pend, défendue, à une distance infranchissable. Je la regarde sans cligner des yeux, jusqu'à ce que des larmes remontent de réservoirs cachés. Oiseau triste, je tente une toilette de chat à l'eau salée.
Le temps passe.
Alors qu'il est trop tard déjà depuis longtemps, que tous les autres oiseaux ont quitté leurs nids familiaux, que leurs enfants sont déjà livrés aux maîtres chanteurs, leurs cafés au lait bus, leurs peaux douchées et frottées énergiquement, puis enduites de lait hydratant, que, sentant le parfum de marque, ils se sont déjà enfermés ponctuellement dans leur prison de jour, je me lance, sans espoir de réussite, à leur poursuite.
Quand j'arrive enfin, exténuée, hagarde, ils sont déjà alignés sur leur barre et me regardent passer, certains se vernissent les griffes d'un rose transparent, d'autres sifflent d'un air réprobateur, tous ont quitté la nuit dans laquelle je suis plongée, ma nuit de chouette qui ne me quitte pas, qui n'enferme que moi.
Il faut alors aller chercher, quelque part au-delà de cette nuit et avant que ne commence le néant, en quelque endroit improbable et lointain, les forces herculéennes qui me permettront de prononcer les mots « bonjour » et « ça va ? ». Une fois cet exploit accompli, une fois le fond de la mine atteint et vidé de ses dernières ressources naturelles, le reste n'est plus qu'une longue attente, et le soir finit toujours par arriver.
Anne Weber, Chers oiseaux, chapitre XII et XIII, p. 35-39
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