16 juin 2006
je préfère être cyborg
Découvert grâce à Régine Robin (dans Le Golem de l'Écriture. De l'autofiction au cybersoi, XYZ, 1998), un texte étonnant, plein d'ironie et de lignes de fuites, de l'américaine Donna Haraway qui fait du cyborg la figure emblématique de la revendication féministe : « Cyborg manifesto » ou « Rêve ironique d'un langage commun pour les femmes dans le circuit intégré ».
On peut le lire en ligne en français, dans deux traductions différentes, ici ou là. En voici quelques extraits :
Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. [...] mais la frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale n’est qu’illusion d’optique.
Le cyborg est résolument du côté de la partialité, de l’ironie, de l’intimité et de la perversité. Il est dans l’opposition, dans l’utopie et il ne possède pas la moindre innocence.
Prendre au sérieux l’imagerie d’un cyborg qui serait autre chose qu’un ennemi a plusieurs conséquences. Sur nos corps, sur nous-mêmes ; les corps sont des cartes du pouvoir et de l’identité. Les cyborgs n’y font pas exception. Un corps cyborg n’a rien d’innocent, il n’est pas né dans un jardin, il ne recherche pas l’identité unitaire et donc ne génère pas de dualismes antagonistes sans fin (ou qui ne prennent fin qu’avec le monde lui-même), il considère que l’ironie est acquise. Être un c’est trop peu, et deux n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Le plaisir intense que procure le savoir faire, le savoir manier les machines, n’est plus un péché, mais un aspect de l’incarnation. La machine n’est pas un « ceci » qui doit être animé, vénéré et dominé. La machine est nous, elle est nos processus, un aspect de notre incarnation. Nous pouvons être responsables des machines, elles ne nous dominent pas, elles ne nous menacent pas. Nous sommes responsables des frontières, nous sommes les frontières. Jusqu’à maintenant (il était une fois), l’incarnation féminine semblait être innée, organique, nécessaire ; et cette incarnation semblait être synonyme du savoir faire maternel et de ses extensions métaphoriques. Ce n’est qu’en ne nous plaçant pas à notre place que nous pouvions prendre un plaisir intense avec les machines et encore, à condition de prétexter qu'après tout, il s'agissait d’une activité organique, qui convenait aux femmes. Les cyborgs pourraient envisager plus sérieusement l’aspect partial, fluide, occasionnel du sexe et de l’incarnation sexuelle. Après tout, malgré sa large et profonde inscription historique, le genre pourrait bien ne pas être l’identité globale.
Une dernière image : les organismes et la politique organismique et holistique reposent sur des métaphores de renaissance et en appellent invariablement aux ressources de la sexualité reproductive. Je dirais que les cyborgs ont plus à voir avec la régénération et qu’ils se méfient de la matrice reproductive et de presque toutes les mises au monde. Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d’un membre, s’accompagne d’une repousse de la structure et d’une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l’emplacement de l’ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. Le membre qui a repoussé peut être monstrueux, dupliqué, puissant. Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l’espoir d’un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer.
L’imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé l’explication de nos corps et de nos outils. C’est le rêve, non pas d’une langue commune, mais d’une puissante et infidèle hétéroglosse. C’est l’invention d’une glossolalie féministe qui glace d’effroi les circuits super-évangélistes de la nouvelle droite. Cela veut dire construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l'espace. Et bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse.
00:45 Publié dans mutations, philosophie | Lien permanent | Commentaires (8) | Envoyer cette note
Commentaires
Je suis toujours un peu arrêtée par le mot de "genre" pour traduire "gender". En même temps, je n'ai absolument aucune autre traduction à proposer, car la "différence sexuelle", "l'égalité sexuelle", "l'identité sexuelle" sont trop réductrices séparément.
Écrit par : Papotine | 17 juin 2006
Vous avez raison, mais je n'ai pas non plus de proposition alternative.
Il ne reste plus qu'à attendre que se réalise ce que Greg Egan, dont je parlais il y a quelques jours, imagine dans L'Enigme de l'univers : les individus peuvent choisir de migrer facilement, et de manière réversible, d'un sexe à l'autre. Cela crée l'apparition de toute une palette de possiblilités : asexes, natmâle, natfem, ultramâles, ultrafems, infrafems, inframâles. Ces techniques n'existent pas encore, mais la palette des possibilités, oui.
Écrit par : cgat | 18 juin 2006
Je crois que l'identité sexuelle *constitue* l'identité tout court. La migration d'un sexe à l'autre impliquerait, à chaque fois, que s'opère un changement d'identité, en même temps, sinon, on aurait les mêmes problèmes que connaissent ceux dont l'identité sexuelle *ressentie* (mentale, intériorisée) ne correspond pas à leur identité sexuelle *visible* (organes génitaux, barbe, poils, forme du visage...). Ces personnes souffrent horriblement de cette identité écartelée, elles ne *choisissent* pas d'être ainsi et ont recours, (quand c'est possible, quand la loi du pays l'autorise) à la chirurgie pour même en adéquation leur corps avec leur esprit.
L'idée du *choix* de migration est une belle idée à la fois théorique, idéaliste et illusoire (on peut tout choisir, on connaît la technique, on a les clés du paradis !) mais quelles sont les implications, les conséquences de ce choix ? et pourquoi choisir de n'être pas soi, même temporairement ? Avoir le choix, c'est aussi choisir de ne pas...
Écrit par : Papotine | 18 juin 2006
lire :"pour *mettre* en adéquation leur corps avec leur esprit"
Écrit par : Papotine | 18 juin 2006
mais pour choisir de ne pas, il faut avoir le choix ...
de plus, je ne suis pas du tout certaine (je suis même certaine du contraire) que nous ayions (comme vous le supposez) une identité et une seule, et moins encore une identité uniquement sexuelle
ne sachant pas qui je suis, je ne vois pas bien bien comment il me serait possible de "choisir de n'être pas moi", et j'aime assez essayer d'autres identités, ce que l'anonymat d'internet permet
Écrit par : cgat | 18 juin 2006
Je ne pense pas que ayons une identité uniquement sexuelle, je dis que notre identité sexuelle nous constitue, avec toutes les autres identités... et qu'on n'en change pas comme on change de vêtements.
Même sur internet, vous accordez les adjectifs au féminin : je sais donc que vous êtes une femme ou que vous souhaitez être prise pour une femme, même le mensonge dit quelque chose de votre identité sexuelle ! (comment y échapper ? cela fait partie de vous, même si vous jouez un rôle un petit moment, ce ne sera qu'un rôle).
Écrit par : Papotine | 18 juin 2006
quand je veux je peux éviter les marqueurs grammaticaux du féminin ...
en tout état de cause, ce que nous considérons comme notre identité nous a en très grande partie été imposé par les autres et les mêmes sociaux et culturels
n'avez vous jamais l'impression de jouer un rôle (ou un autre, selon votre interlocuteur) : moi tout le temps dès que je ne suis pas seule (et même seule ...)
Écrit par : cgat | 18 juin 2006
Mais c'est que la présence de l'autre nous donne l'illusion du partage... or nous sommes seuls.
Écrit par : Papotine | 24 juin 2006
Écrire un commentaire