17 juillet 2006
massacrer le temps
Il importe aussi de ne pas sacrifier le temps au travail :
Dans la fureur de travail et la sombre ivresse à en faire toujours davantage, on refuse d'identifier avec soi-même ce temps dont on tient si peu compte et dont on se laisse dépouiller comme s'il ne valait rien. Distinction aveugle qui nous pousse à ne pas voir que c'est soi-même qu'on assassine. Les ordinateurs ne sont jamais éteints. Pendant les heures de nuit, dans les bureaux vides, ils veillent. Leurs petits écrans lumineux nous attendent. Dans les intervalles, pendant les transports, dans le train ou le métro, chez soi, on pose son ordinateur portable sur ses genoux et l'on travaille. Ainsi, pas de temps perdu. Ce qu'il faut traduire par : que le temps soit minutieusement, exhaustivement tué, consciencieusement massacré.
Souffrir (Payot, 2004, p. 191)
La vie d'étudiant, avec ses belles journées sans frontières, est à l'opposé de ce que doit nous apporter l'âge adulte, soi-disant porteur des vraies valeurs : une vie construite sur l'horreur du vide, du moindre interstice de temps creux, non utilisé, vie bourrée à craquer de tâches, de postes, de fonctions, de responsabilités, de projets (on a un avenir et on le gère). Il y a toujours moyen d'ajouter quelque chose, la journée est d'une texture extraordinairement extensible. On peut la cueillir à son aube, et, premier temps fort dans un déroulement où l'efficacité est aux commandes, faire du petit déjeuner un rendez-vous d'affaires ou politique (pourquoi ne pas restaurer la cérémonie royale du lever - « Petit Lever » et « Grand Lever » -, on pourrait ainsi débuter la journée publique encore plus tôt), à la suite de quoi tout s'enchaîne, tambour battant, jusqu'à la nuit. Le jeu est de se surpasser, de ruser avec sa fatigue, soit de l'ignorer complètement, d'être insensible aux signaux de son corps (de ne pas s'écouter, comme dit la formule), soit de décréter que la fatigue est notre meilleure alliée, que tension, angoisse, nervosité constituent un cocktail délicieux qui fouette le sang et l'imagination. Workaholics : c'est plus fort qu'eux, il faut qu'ils s'enfournent des dossiers, qu'ils s'inventent un régime fructueux d'insomnies ; il le faut, car à la moindre pause ils s'effondrent. Et, en effet, ils font pitié dans les rares moments où ils sont forcés de s'arrêter de travailler. Soit que le lieu l'interdise : à l'Opéra, par exemple, quand dès les premières notes de Cosi fan tutte ils se débattent en vain contre la sensation brutale de leur épuisement... Et chutent dans un trou noir dont ils émergent au bruit des applaudissements. Soit qu'ils capitulent parce qu'ils n'en peuvent vraiment plus c'est un spectacle étrange, à certaines heures, le soir, dans le train, de voir des wagons entiers emplis d'hommes d'affaires endormis. Ils ont, dans leur coma, des rapprochements tendres qui leur échappent. Je les observe et me demande ce que je fais là, seule à être éveillée au milieu de cette troupe qu'un TGV rapatrie au plus vite dans leur lit. Et de ce temps Très Grande Vitesse que retient leur mémoire ? Rien, ou presque. Des accrocs dans la planification, des lapsus dans le discours préparé, la surprise d'un climat différent, lorsque l'avion s'est posé sur une piste du bout du monde. La sueur soudain leur dégouline des aisselles, trempe chemise et veste. Elle descend en ruisselets autour des yeux, dans les oreilles. Ils ont l'esprit perdu et, au lieu de se focaliser sur les trois points de cet entretien avec le président, ils sont traversés d'envies bizarres, contradictoires - mordre dans une pastèque glacée, ou dans un corps brûlant...
Comment supporter sa liberté (Rivages poche, 1998, p. 77-79)
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