20 juin 2006

le cerveau est une herbe

medium_ronces_fractales.jpgLa pensée n'est pas arborescente, et le cerveau n'est pas une matière enracinée ni ramifiée. Ce qu'on appelle à tort « dendrites » n'assurent pas une connexion des neurones dans un tissu continu. la discontinuité des cellules, le rôle des axones, le fonctionnement des synapses, l'existence de micro-fentes synaptiques, le saut de chaque message par-dessus ces fentes, font du cerveau une multiplicité qui baigne, dans son plan de consistance ou dans sa glie, tout un système probabiliste incertain, uncertain nervous system. Beaucoup de gens ont un arbre planté dans la tête, mais le cerveau lui-même est une herbe beaucoup plus qu'un arbre. « L'axone et la dendrite s'enroulent l'un autour de l'autre comme le liseron autour de la ronce, avec une synapse à chaque épine. » (Steven Rose)

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 24)

30 mai 2006

la plus grave maladie du cerveau

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... c'est de réfléchir.

(petite devise shadok pour ponctuer mon 100ème post)

21 avril 2006

le sentiment même de soi

Pour Damasio, ce titre l'affirme, la conscience est un sentiment. Un sentiment (en simplifiant énormément, car il existe des sentiments inconscients) est ce qui naît lorsqu'une émotion devient consciente ; la conscience naît lorsque le fait de ressentir devient lui même conscient. La conscience est par conséquent un sentiment de sentiment, « le sentiment de savoir que nous éprouvons des sentiments » (p. 282).
Cela conduit Damasio à s'interroger sur la possibilité de créer une intelligence artificielle :

[…] l’idée que la conscience humaine repose sur des sentiments nous permet d’aborder le problème de la création d’artefacts conscients. Est-il en effet possible, avec l’aide d’une technologie de pointe et des connaissances neurobiologiques, de fabriquer une machine dotée de conscience ? Ma réponse comportera deux volets, l’un positif, l’autre négatif, ce qui n’est guère surprenant si on considère la nature de la question. Non, il est peu probable que nous puissions jamais fabriquer une machine dotée de quoi que ce soit qui ressemble à la conscience humaine, telle que nous la concevons, c’est-à-dire comme un for intérieur. Oui, nous sommes en mesure de fabriquer des machines dotées des mécanismes formels de la conscience ici exposés, et on pourrait effectivement dire que ces machines possèdent une forme de conscience.
Les comportements de ces machines, tels qu’ils se présentent à un observateur extérieur, reproduiront à l’identique des comportements conscients. Ils pourront correspondre à une version consciente du test de Turing.
[…] Supposons […] que les états internes de la machine reproduisent certains des schémas neuronaux et mentaux qui me semblent être au fondement de la conscience. Il y aurait alors moyen de susciter un savoir de second ordre. Toutefois, ce dernier ne pourrait, en l’absence du vocabulaire non verbal du sentiment, être exprimé de la même manière que chez les êtres humains (et sans doute chez un grand nombre d’autres espèces vivantes). L’obstacle principal est en effet le sentir : la conscience humaine pourrait bien exiger la présence de sentiments. On peut reproduire l’apparence de l’émotion, mais pas dupliquer en silicone le sentir d’un sentiment. On ne peut reproduire les sentiments sans reproduire la chair même, sans reproduire l’action du cerveau sur cette chair, ou la façon dont le cerveau ressent la chair une fois qu’il a agit sur elle.
Antonio R. Damasio, Le Sentiment même de soi, p. 310-311

14 avril 2006

spinoza encule descartes

Un neurologue a beaucoup travaillé et écrit sur les émotions, les sentiments, et les rapports complexes entre le corps et l'esprit : Antonio R. Damasio, qui est né et a fait ses études à Lisbonne avant de partir pour les Etats-Unis, et est aujourd'hui mondialement connu pour ses travaux sur le cerveau humain.

Damasio, dont les écrits mêlent avec bonheur hypothèses neurologiques et expériences cliniques, philosophie et littérature, humour et sensibilité, est notamment l'auteur de :
- L'erreur de Descartes : La raison des émotions (Odile Jacob, 1995, traduction française de Descartes' Error : Emotion, reason and the human brain, Putnam and sons, 1994)
- Le sentiment même de soi : corps, émotions, conscience (Odile Jacob, 1999, traduction française de The feeling of what happens. Body and emotion in the making of conciousness, Harcourt, 1999)
- Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions (Odile Jacob, 2003, traduction de Looking for Spinoza : Joy, Sorrow, and the Feeling Brain, Harcourt, 2003).

L'erreur de Descartes est d'avoir instauré la grande coupure entre le corps et l'esprit, d'avoir fait de l'esprit et du corps deux entités distinctes, séparées, indépendantes l'une de l'autre, et dont l'une (l'esprit) domine l'autre. Cette représentation erronée perdure aujourd'hui encore, non seulement dans les habitudes de pensée d'une majorité de personnes, mais aussi chez de nombreux scientifiques.
Le génie visionnaire de Spinoza a au contraire réuni l'esprit et le corps, et Damasio s'étonne de ce que ce philosophe quasi contemporain de Descartes ait pu être à ce point le précurseur des théories scientifiques contemporaines.
Damasio exclut évidemment tout dualisme et toute primauté de l'esprit sur le corps, et, plus généralement, présente la façon dont se construit la conscience, par l'intégration des informations venues du corps.

Je précise que le titre de ce post est une citation du titre de Jean-Bernard Pouy, Spinoza encule Hegel .

13 avril 2006

je suis triste parce que je pleure

Les émotions, de même, ne sont pas nécessairement conscientes. Elles sont même d'abord inconscientes.
Les émotions dites primaires (la peur, la joie, la colère, la tristesse, la surprise, le dégoût...) sont en effet dans un premier temps des modifications corporelles : face à une situation donnée, le corps tout entier réagit par des sécrétions endocrines qui générent des marques somatiques (par exemple le poil qui se dresse) et les manifestations externes de l'émotion que sont une posture appropriée du corps et une expression du visage (universellement reconnue).
Ces manifestations sont à la fois le signal permettant au cerveau de les enregistrer et le moyen dont dispose l'organisme pour affronter victorieusement les facteurs internes et externes visant à déstabiliser son homéostasie (manifester des signes de colère peut ainsi éloigner un adversaire).
En tout cas ces modifications corporelles n'ont nullement besoin d'être conscientes pour jouer leur rôle protecteur, et ce n'est donc que dans un second temps (les techniques d'imagerie médicale l'ont aujourd'hui clairement démontré) que le sujet prend conscience de son émotion, et éventuellement l'interprète.

Le déclenchement d’une émotion est automatique, sa durée courte, son déroulement fixe. […] l’émotion, au moins pour son déclenchement et son déroulement, n’est pas un phénomène conscient.[…] La conséquence de cette autonomie du système émotionnel est que le cerveau opère et décide à l’insu du sujet, sans que celui-ci puisse intervenir sur ses opérations. Il existe évidemment des voies de retour qui assurent une régulation rétroactive : le cerveau conscient est alors informé des modifications de l’état corporel (mimique, vocalisation, état viscéral) provoquées par le système émotionnel. L’état affectif, le sentiment conscient que nous nous faisons de la situation, suit la réponse émotionnelle immédiate et automatique à cette même situation. On dit parfois, pour rendre compte de cette prise de conscience secondaire et tardive, « je suis triste parce que je pleure », et non l’inverse.
(Marc Jeannerod, Le cerveau intime, p. 108-110)

12 avril 2006

biologie des passions

Tout de même, anature ou pas, l’homme doit composer avec tout ce que, dans son système nerveux, il ne contrôle pas et dont le plus souvent il n’est pas même conscient - peut-être est-ce là, d’ailleurs, que réside l'inconscient véritable.
Comme tous les organismes vivants le corps humain n'a pu survivre qu'en maintenant son milieu interne à l'abri des agressions de l'environnement. C'est ce que l'on nomme l'homéostasie. Le cerveau doit veiller à cet équilibre et, pour ce faire, se prolonge en une multitudes de nerfs et de canaux qui forment les systèmes nerveux central et autonome. Ce système très perfectionné s’informe en permanence sur les déséquilibres et des dangers encourus par le corps, et sécrète diverses hormones afin de réguler les fonctions vitales de l’organisme.
Le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, a depuis son Biologie des passions (Odile Jacob, 1986) souvent décrit - avec beaucoup d’humour et d’humilité - les fluides qui parcourent ainsi à notre insu nos tissus et nous dictent nos comportements. Un petit exemple tiré d’un de ses ouvrages les plus récents et dont l'édifiante conclusion laisse sceptique :

Ainsi, la nouveauté qui accompagne un stimulus (nouveau lieu, nouvel aliment) se traduit par une élévation de la libération de dopamine, notamment dans une région carrefour appelée noyau accumbens. La répétition crée l'habitude et l'habitude tarit la libération de dopamine. Celle-ci s'élève par exemple dans le cerveau d'un rat qui honore une rate pour la première fois; au cinquième assaut consécutif, le mâle se désintéresse de la femelle et la dopamine cérébrale ne réagit plus. Il suffit de changer la partenaire sexuelle pour que renaisse la vigueur érotique du rat et que la dopamine coule de nouveau à flot dans son noyau accumbens. Je rappelle qu'il s'agit d'un rat et oppose à cette lamentable expérience les propos de Michelet : « On s'aime à mesure qu'on se connaît mieux, qu'on a vécu ensemble et beaucoup joui l'un de l'autre. »
(Jean-Didier Vincent, Le Cœur des autres. Une biologie de la compassion, Plon, 2003, p. 106)

11 avril 2006

néoténie et anature

Dans Machine-esprit (Odile Jacob, 2001), Alain Prochiantz reprend cette idée de la plasticité du cerveau humain, qui « est l’objet d’une reconstruction permanente permise par le renouvellement des neurones, la modification de leurs arborisations, la naissance et la mort des synapses ». Il revient sur l’histoire de la formation du cerveau, des arthropodes aux vertébrés, et insiste sur ce qui fait la différence du cerveau humain : la néoténie, le maintien de propriétés embryonnaires tout au long de l'existence. Cela lui permet d’une part de démontrer que la théorie computationnelle de l’esprit d’un Alan Turing, par exemple, est aujourd’hui dépassée (le cerveau n'est pas un ordinateur), mais également de constater le fossé qui sépare l’homme des autres êtres vivants.

[…] on ne peut qu’insister non seulement sur l’invention du langage mais aussi sur l’augmentation sans précédent de la surface corticale dévolue aux fonctions associatives ou cognitives, le ralentissement du vieillissement cérébral ou le maintien, chez l’adulte, d’une véritable neurogenèse. Tout nous conduit à proposer que Homo sapiens représente une espèce unique qui, à la suite de quelques mutations, aura pour ainsi dire creusé, en matière d’individuation, un écart considérable avec ses cousins les plus proches, les autres primates.
Au-delà de cette constatation, on pourra s’essayer à tirer quelques enseignements de notre définition de l’individu humain. Si on pousse la logique du raisonnement à son terme, chaque individu est non seulement unique, mais à chaque instant différent de ce qu’il fut l’instant précédent et de ce qu’il sera dans l’instant qui suit. À l’inverse d’une machine, il s’inscrit dans la durée d’une histoire, bref, il n’est jamais parfaitement défini en tant qu’objet, en l’occurrence objet biologique permanent. Le sentiment de permanence qui habite l’individu humain, la conscience d’être qu’il associe à la possiblité de pouvoir se nommer, à celle d’être nommé, bref à dire « je suis moi et tu es toi », ne correspond donc pas à la seule réalité de l’objet biologique. Il y a donc nécessairement dans l’étude de l’Homme quelque chose qui échappe au réductionnisme biologique.
(p. 167-168)

Le cerveau est une organisation vivante apte non seulement à modifier le monde, mais aussi à s’y adapter. […] il est dans la nature de l’Homme de s’être séparé de la nature, d’être véritablement et définitivement anature.
Ce trait évolutif est très récent puisque, fortement lié au langage qui multiplie les possibilités de prise de pouvoir symbolique sur le monde, il est apparu il y a quelque deux cent mille ans seulement. Rien ne dit d’ailleurs qu’il constitue un avantage à long terme et certains pourront y voir, telles les défenses des mamouths, un hypertélisme évolutif qui conduira l’espèce humaine à sa perte. Mais c’est là notre condition et comme il n’y a pas de marche en arrière dans l’évolution, il nous appartient d’en tirer les conséquences philosophiques et de nous montrer critiques dès lors qu’on nous demande de nous soumettre à un ordre naturel, quand notre seule référence est - qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en lamente - un ordre social humain, contingent et historiquement déterminé dans tous les domaines.
[…] Il serait alors peut-être fondé de nous demander si l’insistance à minimiser la singularité de notre espèce et sa solitude insensée - pour la dissoudre dans un cosmos ou dans un fleuve du vivant qui lui donnerait un sens - ne correspond pas à une résurgence du sentiment religieux fondé sur un patriotisme de la nature et, en quelque sorte, au nom de l’idéal démocratique étendu à la sphère du non-humain, à une nouvelle mouture de l’éternelle alliance du sabre et du goupillon ? (p. 177-180)

08 avril 2006

modifications du paysage

On doit le dire : une des caractéristiques majeures du système nerveux réside sans aucun doute dans sa plasticité. Le cerveau ne saurait être considéré comme un réseau de câbles définitivement établis, et le vieillissement cérébral comme la mise hors réseau d'un nombre de plus en plus élevé d'éléments de ce circuit. Même si cela n'a été formellement démontré que dans quelques modèles expérimentaux, nous pouvons supposer que, chaque jour, des fibres nerveuses poussent, que des synapses se défont et que d'autres, nouvelles, se forment. Ces modifications du paysage neuronal [...] marquent notre adaptation, nos capacités d'apprentissage et de perfectionnement qui se maintiennent jusqu'à un âge avancé de la vie, en fait jusqu'à la mort.

Alain Prochiantz, La construction du cerveau, Hachette, 1989, p. 66

07 avril 2006

une oeuvre unique

Quelques lignes plus bas, Joseph Ledoux compare un cerveau en activité à « un grand cocktail pendant une soirée, où des centaines de personnes se tiennent debout et discutent entre elles » (p. 67). Comme dans un cocktail mondain, les groupes se font et se défont, certains arrivent d'autres s'en vont. Notre cerveau est en effet non seulement complexe mais aussi extrêmement mobile et changeant : c'est la plasticité neuronale, l'extraordinaire capacité du cerveau humain à se modifier dans sa structure ou sa fonction à la suite de blessures, au cours de son développement, et surtout au fil de l'expérience.

On a découvert cette propriété d'abord concernant la plasticité postlésionnelle, en remarquant que le cerveau était capable de se réparer ou de réaffecter à certaines taches des zones qui ne leur étaient pas dévolues après une blessure, une hémorragie, une opération.
Les scientifiques se sont alors penchés sur le modelage des connexions neuronales durant le développement de l'embryon puis de l'enfant : la plasticité est grande là aussi. L'homme est le mammifère dont à la naissance le cerveau est le moins fini (son poids est de 30% de celui du cerveau adulte, contre 75% chez le singe), ce qui permet à chaque enfant de devenir un homme différent.
Enfin et surtout, la modification des connexions neuronales se poursuit durant toute la vie, et ce jusqu'à la mort. On a longtemps cru que l'homme perdait peu à peu des neurones : on pense maintenant qu'il n'en est rien, et même que des neurones peuvent apparaître à tout âge. Durant toute la vie et au fil des expériences, se modifient et se recomposent, surtout, les connexions et les groupements entre neurones :

Si une synapse appartient à un circuit souvent utilisé, elle tend à augmenter de volume, sa perméabilité devient plus grande et son efficacité augmente. À l'inverse, une synapse peu utilisée tend à devenir moins efficace. La théorie de l'efficacité synaptique permet donc d'expliquer le modelage progressif d'un cerveau sous l'influence de l'expérience de l'individu qui le porte jusqu'à pouvoir, en principe, rendre compte des caractéristiques et particularités individuelles de chaque cerveau. Nous avons déjà parlé de ce mécanisme d'individuation qui fait de chaque cerveau un objet unique en dépit de son appartenance à un modèle commun. [...]
La plasticité synaptique survenant au cours de l'apprentissage, au cours du développement comme à l'âge adulte, sculpte le cerveau de chacun de nous. L'éducation, l'expérience, l'enchaînement font de chaque cerveau une oeuvre unique.
(Marc Jeannerod, « Voir le cerveau fonctionner », Le cerveau intime, Odile Jacob, 2002, p. 63 et p. 66)

06 avril 2006

des conversations électrochimiques

La séquence complète de la communication entre neurones est ainsi en général électrique-chimique-électrique: des signaux électriques progressant le long des axones sont convertis à leurs extrémités en messages chimiques qui permettent le déclenchement de signaux électriques. [...] Aussi difficile que cela puisse être à imaginer, ce sont des conversations électrochimiques entre neurones qui rendent possibles les merveilleuses (et parfois terribles) réalisations de l'esprit humain. Le fait même de comprendre cela est en lui-même un événement électrochimique.
Joseph Ledoux, « La plus inexplicable des machines », Neurobiologie de la personnalité, Odile Jacob, 2003, traduction française de Synaptic Self, 2002, p. 65-67.

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