08 mai 2006

un vide se crée

La conscience est apparue grâce aux instants de liberté et de paresse. Lorsque tu es étendu, les yeux fixés sur le ciel ou sur un point quelconque, entre toi et le monde un vide se crée sans lequel la conscience n’existerait pas.

Cioran, Des larmes et des saints (Quarto, p. 295)

07 mai 2006

une paresse occupée

Dans son Journal intime de 17 000 pages, une icône du genre, Henri-Frédéric Amiel écrit :

Ce journal-ci représente la matière de quarante-six volumes à trois cent pages. Quel prodigieux gaspillage de temps, de pensée et de force ! Il ne sera utile à personne, et même pour moi il m’aura plutôt servi à esquiver la vie qu’à la pratiquer. (tome I)

et ailleurs :

Le journal intime m’a nui artistiquement et scientifiquement. Il n’est qu’une paresse occupée et un fantôme d’activité intellectuelle. Sans être lui-même une œuvre, il empêche les autres œuvres, dont il a l’apparence de tenir lieu. (tome XI)

06 mai 2006

je est un poseur

Je n'ai jamais tenu de journal - ou plutôt je n'ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche - et cependant, plus tard, je recommence. C'est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu'on y écrit.

Ce doute est insidieux : c'est un doute-retard. Dans un premier temps, lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir : c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire : le matériau est là, tout de suite ; c'est comme une mine à ciel ouvert ; je n'ai qu'à me baisser ; je n'ai pas à le transformer : c'est du brut et il a son prix, etc. Dans un deuxième temps, proche du premier (par exemple, si je relis aujourd'hui ce que j'ai écrit hier), l'impression est mauvaise : ça ne tient pas, comme un aliment fragile qui tourne, se corrompt, devient inappétissant d'un jour à l'autre ; je perçois avec découragement l'artifice de la « sincérité », la médiocrité artistique du « spontané » ; pis encore : je me dégoûte et je m'irrite de constater une « pose » que je n'ai nullement voulue : en situation de journal, et précisément parce qu'il ne « travaille » pas (ne se transforme pas sous l'action d'un travail), je est un poseur : c'est une question d'effet, non d'intention, toute la difficulté de la littérature est là.


Roland Barthes, « Délibération». Tel Quel, hiver 1979 (Œuvres complètes, III, p. 1004-1014)

05 mai 2006

un esprit primesautier

Je souhaiterois avoir plus parfaicte intelligence des choses, mais je ne la veux pas achepter si cher qu'elle couste. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n'est rien pourquoy je me vueille rompre la teste : non pas pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit. Je ne cherche aux livres qu'à my donner du plaisir par un honneste amusement : ou si j'estudie, je n'y cherche que la science, qui traicte de la connoissance de moy-mesmes, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre. [...]
Les difficultez, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles : je les laisse là, apres leur avoir faict une charge ou deux.

Si je m'y plantois, je m'y perdrois, et le temps : car j'ay un esprit primsautier : Ce que je ne voy de la premiere charge, je le voy moins en m'y obstinant. Je ne fay rien sans gayeté : et la continuation et contention trop ferme esblouït mon jugement, l'attriste, et le lasse. Ma veuë s'y confond, et s'y dissipe. Il faut que je la retire, et que je l'y remette à secousses : Tout ainsi que pour juger du lustre de l'escarlatte, on nous ordonne de passer les yeux pardessus, en la parcourant à diverses veuës, soudaines reprinses et reiterées.


Michel de Montaigne, Les Essais (II, 10)

04 mai 2006

le laïus

Pour le plaisir, encore un extrait de L'os du doute : la fin du chapitre intitulé « Le laïus » (p. 65-66) :

Personne ne vous force à obéir, c’est fini, ça. Nous sommes dans le participatif, ici. Nous vous demandons d’être responsable de votre réussite, responsable de votre projet, gestionnaire de vos performances, responsable devant vos responsables.
Et de contribuer à la bonne ambiance.
C’est ça, le participatif.
On ne dit pas donner des ordres. On dit donner des objectifs.

Notre objectif est le suivant : occuper le terrain.
Et nous vous demandons un engagement total.

Il n’y a pas de contrainte, c’est fini, ça la contrainte : vous êtes parfaitement libre de vous lever, de ramasser vos affaires et de vous en aller.
Mais compter mesquinement ses petites forces dans une telle aventure ! Un tel défi !
Ça nous remonte par le nez jusqu’aux sinus, ce défi, pas vous ? Ça nous électrise incroyablement. Nous nous défonçons tellement, sur ce projet, que nous nous passons de manger, nous nous passons de caresser la tête de nos gosses... et le sommeil, nous n’y pensons même plus.
Pas vous ?

Nous sommes des artistes de haut niveau, concentrés comme des fous, cent pour cent de passion, nous donnons le plus profond de nous-mêmes en attendant que la victoire nous propulse vers le 8ème à la vitesse grand Vi.
Nous donnons tout.
Pas vous ?
Les synapses surexcitées en permanence, l’adrénaline à son taux de compétition, le cœur soutenu par les bêtabloquants, matin, midi et soir, nous sommes à fond dedans, épuisés, radieux.
Pas vous ?

03 mai 2006

l'os du doute

Quant à ce que le travail fait aujourd'hui des humains, Nicole Caligaris le décrit fort bien dans sa pièce L'os du doute, mise en scène fin 2005 et publiée par les éditions Verticales.

L’os du doute est une farce écrite dans la langue du « management », qui n'est pas sans rappeler le dépeçage analytique d’Eric Hazan dans LQR.
Nicole Caligaris y déroule avec jubilation le discours de trois « cadres à fort potentiel », pions d’un pouvoir plus mythique que réel (le « 8e »). Milan, Dièse et Bille, mobilisés sur un projet, pensent objectifs et délais, gèrent des ressources même plus humaines, cherchent des noms porteurs et avalent du « Bi to Bi (business to business) » à la « vitesse Grand Vi ». Et, tandis qu'ils se rêvent en super-héros ou en demi-dieux, ils s’épuisent … jusqu’à l’os.
Quelques extraits :

La Ressource H est au point, dégraissée, restructurée, compressée, décapée, martelée, laminée, affectée, compactée, requalifiée, triturée, usinée, polie, lissée, brossée, rincée, tordue, serrée, stressée, chauffée, pincée, piquée, broyée, bourrelée, roulée, tendue à bloc. (25)
- Pas oublier que l'homme est au cœur du dispositif.
- Un coeur de cible.
(27)
- J’ai la nouvelle grille. On a changé les noms, au 8e. Ça va plus s’appeler Ressource H. […]
Ça va s’appeler les Moyens Utilisés : les mus. (29)
- Surmenage ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Si vous ne vous en sortez pas, c’est que vous ne savez pas gérer.
[…] Regardez, moi, tenez, facile ! […] J’ai shunté le superflu : lecture diagonale, écoute flottante, chassé-croisé des deux cerveaux, de gauche à droite, de droite à gauche, quelques cachets, quelques cafés, décuplement des facultés, arrêt complet du boogie-woogie, contrôle des dérapages, programmation neurolinguistique, analyse transactionnelle et golf deux fois par semaine pour entretenir le corpore sano. Pas sorcier ! (44-45)
Nous avons fait ce qu’il fallait pour rester à la pointe de ce qui se fait, pas devenir des obsolètes. Dès que possible, nous avons balancé les mus faibles dans le marigot pour avancer plus vite. […] Nous avons échangé en douce des mus pourris contre de jeunes mus à l’échine souple et aux dents pointues. […] Nous avons planté notre esprit entrepreneur en aplomb des têtes candides. Elles n’ont pas tenu. (49)
« Savoir séparer l’affectif du projet, préconise le Strategor : parmi les cinq sortes de dangers, une trop grande sympathie pour les mus. Un exécutive qui hésite à charger ses mus est un exécutive qui risque de perdre son potentiel. Ceux des étages inférieurs, explique Strategor, si on veut en tirer quelque chose, faire en sorte qu’ils ne soient jamais tranquilles. » (65)
Nous avons la vérité sur le bout de la langue. Il nous suffit d’inventer une connerie, c’est vrai : tous les mastères se mettent à l’exposer en schémas Power Point, devant des amphis bondés. […]
On ne dit pas mensonge. On dit inévitable. On dit réalité. On dit scientifiquement donné en calculs corrigés des variations du hasard. (80-81)

Pour en lire plus :
le site de Nicole Caligaris
les pages qui lui sont consacrées sur l'incontournable site littéraire remue.net.

02 mai 2006

rendre vivante la peinture

Les tableaux de Pierre Bonnard, qui déclarait :

Il ne s'agit pas de peindre la vie, il s'agit de rendre vivante la peinture.

ne sont pas si éloignés des précédents propos. Les humains, de plus en plus au fil des années, s'y fondent dans la peinture jusqu'à quasiment disparaître. Son modèle et sa femme, Marthe si souvent peinte, devient dans une de ses dernières oeuvres (L'atelier au mimosa, 1939-1946) un demi buste transparent à peine discernable (en bas à gauche).

01 mai 2006

vita contemplativa

En l'honneur du 1er mai, petit florilège nietzschéen (non exhaustif!) sur le travail :

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et conformes à l'intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail — c'est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir — que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l'on travaille sans cesse durement, jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême. (« Les apologistes du travail », Aurore)

Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà « besoin de repos » et commence à se ressentir comme un sujet de honte. « Il faut bien songer à sa santé » - ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même. (« Loisir et désœuvrement », Le Gai Savoir)

Ce qu'il y a de comique chez beaucoup de gens laborieux - Par un surcroît d'efforts, ils arrivent à se conquérir des loisirs et, lorsqu'ils sont arrivés à leurs fins, ils ne savent rien en faire, sinon de compter les heures jusqu'à ce que le temps soit passé. (« Opinions et sentences mêlées », Humain, trop humain, II, 1)

30 avril 2006

le regard de bonnard

Tout au long de sa vie, Pierre Bonnard a peint de remarquables autoportraits dont le regard impénétrable fascine.
Le premier, ci-contre, date de ses débuts : en 1889, Bonnard a 22 ans, il débute et affirme classiquement, en tenant ses pinceaux et palette, sa vocation de peintre ; mais son regard est fixe et comme fou.



Ces deux autres sont datés de 1945, deux ans avant sa mort : le premier observe lucidement son corps vieilli dans le miroir de sa salle de bain ; le deuxième est au premier abord comme apaisé (il a l'air d'un moine zen) mais ses yeux, qui ne sont plus que béances violettes soulignées d'un trait sombre et de cils stylisés, effraient.

29 avril 2006

garde ton andante

Henri Michaux le dit aussi, autrement :

Dans une époque d'agités, garde ton « andante ». En toi-même redis-toi toujours : « Davantage, davantage d'andante », tâchant de t'amener où il faut que tu arrives. Sinon, précipité, tout devient superficiel. Les indignés du moment n'y échappent guère, pressés comme ils sont, afin de n'être jamais en retard d'une indignation. Leurs voix aussi ont trop d'aigu.
Poteaux d’angles, p. 45