07 juillet 2006
discourir devant une pieuvre
C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. [...] demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre.
Marcel Proust, Le côté de Guermantes (À la recherche du temps perdu, Pléiade, II, p. 594)
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06 juillet 2006
le petit personnage barométrique
je restais en tête à tête avec le petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil et dont j'ai déjà parlé. De ceux qui composent notre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeter l'un après l'autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certain philosophe qui n'est heureux que quand il a découvert, entre deux œuvres, entre deux sensations, une partie commune. Mais le dernier de tous, je me suis quelquefois demandé si ce ne serait pas le petit bonhomme fort semblable à un autre que l'opticien de Combray avait placé derrière sa vitrine pour indiquer le temps qu'il faisait et qui, ôtant son capuchon dès qu'il y avait du soleil, le remettait s'il allait pleuvoir. Ce petit bonhomme-là, je connais son égoïsme ; je peux souffrir d'une crise d'étouffements que la venue seule de la pluie calmerait, lui ne s'en soucie pas et aux premières gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaieté, il rabat son capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je crois bien qu'à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront morts, s'il vient à briller un rayon de soleil, tandis que je pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage barométrique se sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter : « Ah ! enfin, il fait beau. »
Marcel Proust, La prisonnière (À la recherche du temps perdu, Pléiade, III, p. 522)
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05 juillet 2006
les loopings des anges
Eh bien, dans le vol des anges je retrouvais la même impression d’action effective, littéralement réelle que m’avaient donné les gestes de la Charité ou de l’Envie. Avec tant de ferveur céleste, ou du moins de sagesse et d’application enfantines, qu’ils rapprochent leurs petites mains, les anges sont représentés à l’Arena, mais comme des volatiles d’une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l’histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques. Ce sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d’eux , et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s’élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings , fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d’ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font plutôt penser à une variété disparue d’oiseaux ou de jeunes élèves de Garros s’exerçant au vol plané, qu’aux anges de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.
Marcel Proust, Albertine disparue (À la recherche du temps perdu, Pléiade, IV, p. 227)
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04 juillet 2006
de beaux contresens
Deleuze aussi cite souvent Proust, et pas seulement dans sa belle étude Proust et les signes. Ainsi, lorsqu'il compare le style au bégaiement, il s'appuie sur un passage de Contre Sainte-Beuve :
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu'on fait sont beaux.
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve (Pleiade, p. 305)
On peut prolonger la réflexion par ces deux « notes sur la littérature » :
Ne pas oublier qu’il est presque aussi stupide de dire pour parler d’un livre : « C’est très intelligent », que « Il aimait bien sa mère ». mais le premier n’est pas encore mis en lumière.
Ne pas oublier : Les livres sont l’œuvre de la solitude et les enfants du silence. Les enfants du silence ne doivent rien avoir de commun avec les enfants de la parole, les pensées nées du désir de dire quelque chose, d’un blâme, d’une opinion, c’est-à-dire d’une idée obscure.
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, (Pleiade, p. 309)
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03 juillet 2006
moins rudimentaire que l'oursin
C'est encore Scherrer qui me donne envie de revenir à Proust, dont il cite un passage assez étonnant :
Je n'avais pas songé que l'homme, créature évidemment moins rudimentaire que l'oursin ou même la baleine, manque cependant encore d'un certain nombre d'organes essentiels, et notamment n'en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent, il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s'il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne.
Marcel Proust, Le côté de Guermantes (À la recherche du temps perdu, Pléiade, II, p. 659)
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02 juillet 2006
plus grande la perfection
Scherrer cite ce beau passage de Spinoza :
Seule une triste et farouche superstition interdit de prendre des plaisirs.
En quoi, en effet, convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? […]
Aucune divinité, nul autre qu'un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d'impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons.
[...]
Il est donc d'un homme sage d'user des choses et d'y prendre plaisir autant qu'on le peut.
[...] Il est d'un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l'agrément des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux exerçant le corps, les spectacles et d'autres choses de même sorte dont chacun peut user sans dommage pour autrui.
Spinoza, Éthique, IV, proposition 45, Scholie
Suivant ce sage conseil, j'abandonne mon écran pour quelques jours de vacances : pour que ces pages conservent néanmoins un peu de vie, je programme quelques citations de Proust et ferme (temporairement) les commentaires pour tenir les trolls à distance.
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01 juillet 2006
un habit d'arlequin
Une dernière citation de Scherrer citant Deleuze :
« Notre corps sexué est d'abord un habit d'arlequin », dit quelque part Deleuze, et en l'occurrence, il rejoint malgré lui une intuition freudienne : bigarrure première, uniformes seconds...
Les petits soldats de l'identité peuvent bien rouspéter « Il faudrait savoir qui vous êtes ! » Eh bien non. Un non de soulagement, un grand ouf ! Il faut peut-être retrouver le goût de ne pas le savoir, de cultiver allègrement cette ignorance socratique, arrêter de se prendre pour celui en qui il a bien fallu qu'on finisse par se déguiser.
Plutôt que de pleurer une identité originelle à jamais perdue, mieux vaut s'en amuser.
L'identité et l'inquisition, c'est un peu trop lié. […]
Ce n'est pas si facile de ne pas être ou « un homme » ou « une femme »... de se contenter d'être ni l'un ni I'autre, de devenir autant qu'on peut, non pas soi-même, identité, mais ce qu'on peut, singularité. […]
Essayer de dire les choses comme elles deviennent, et non pas comme elles sont.
« À chacun ses sexes » (Deleuze). Voilà l'idée.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 33-35)
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30 juin 2006
un coloriage polychrome
Si Scherrer rend lui aussi la psychanalyse en partie responsable du marasme actuel, cela ne l'empêche pas de rendre hommage aux géniales intuitions du jeune Sigmund Freud, dénaturées par ses disciples :
C'est la petite révolution de Freud : le sexuel ne tourne pas autour du génital. C'est le génital lui-même qui tourne autour du sexuel comme l'un de ses possibles satellites les mieux connus. Quant à la planète sexuelle, elle tourne à son tour autour d'un centre dont on ignore à peu près tout. On est donc loin d'avoir exploré tout le système. Révolutionnaire et hautement difficile comme idée. Et Freud, sur ce point, restera socratique : au fond, la chose sexuelle, on ne sait pas très bien ce que c'est, il faut bien le reconnaître. Et là, les choses deviennent carrément intéressantes. Parce qu'il reste à partir à l'aventure : tâtonner. deviner, redevenir grand débutant. explorateur de singularités sexuelles. On peut pousser l'idée encore plus loin, puisque la voie n'est plus toute tracée : si la sexualité n'est pas d'abord liée aux organes génitaux, il n'y a pas d'organes sexuels à proprement parler. Il n'y a pas l'organe sexuel, pourrait-on dire. Les organes génitaux ne deviennent sexuels qu'au terme d'un développement, d'une histoire, d'une construction. C'est la synthèse tardive, la synthèse génitale, qui tend à faire oublier les chemins analytiques en zigzag.
[…] c'est le Général Normal, ses « trop » et ses « pas assez », qu'il faut fuir à toutes jambes. Tirer sa révérence au Docteur ès sciences sexuelles, et rêver aux barbouillages des enfants. Donc rêvons. Pour l'enfant, le corps sexuel est un peu comme un livre de coloriage qu'il va recouvrir au fur et à mesure de ce qu'il va découvrir, au gré de ses expérimentations : sexualité coloriage, sexualité sans organes sexuels, puisque tout dépend du coloriage. Un peu de sexuel par ici, un peu par là... Suçoter, mordre, etc., comme colorier, en dépassant un peu, des pages blanches du corps.
C'est la période artiste-sexuel de l'enfant, mais ce n'est pas encore la période rose : période polychrome.
Les choses deviennent moins bariolées lorsque cet ensemble de pulsions se trouve redistribué dans deux nouvelles directions : « Cette vie sexuelle de l'enfant, qui va dans tous les sens (Zerfahrene Sexualleben), qui est très abondante mais disparate, dans laquelle la pulsion ne s'ordonne qu'à un gain de plaisir, se rassemble synthétiquement maintenant et s'organise dans deux directions principales. [ ... ] D'une part, les pulsions isolées se subordonnent à la domination de la zone génitale. [...] D'autre part, le choix d'objet repousse l'auto-érotisme, de telle sorte que désormais, dans la vie amoureuse, c'est auprès de la personne aimée que toutes les composantes de la pulsion sexuelle vont chercher à obtenir une satisfaction. » Grand texte, il faudra y revenir.
Mais passer de l'auto-érotisme bariolé et bringuebalant au Grand Amour, c'est, pour le dire familièrement, une autre paire de manches.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 26-28)
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29 juin 2006
la position du clown
La sexualité ne peut être pensée que comme un flux parmi d'autres [...]. Quelle triste idée de l'amour, qu'en faire un rapport entre deux personnes, dont il faudrait au besoin vaincre la monotonie en y ajoutant d'autres personnes encore.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 121)
Dans un livre court mais très réjouissant, La position du clown. Philosophie pratique des désirs (Anabet, 2006), Jean-Baptiste Scherrer rebondit avec humour sur ce que dit Deleuze de la sexualité. Passant par les métaphores de Proust (encore) ou la préférence crânement avouée de Rousseau pour la fessée, il prend le contre-pied du carcans rigide de discours dogmatiques qui entoure aujourd'hui une pauvre sexualité « surparlée » et surexposée, devenue une obligation hygiénique et réduite à la mécanique des organes génitaux.
C'est l'hypothèse qu'on peut faire grâce aux travaux de Michel Foucault. Le « monde du sexe », cet élément imaginaire, n'est rien d'autre que le produit historique d'une certaine civilisation dans laquelle la sexualité est d'abord un objet de science. Et « l'hypothèse répressive » qu'on agite encore souvent, selon laquelle la sexualité aurait été brimée ou étouffée par les sociétés modernes depuis le XVIIe siècle manque l'essentiel. C'est plutôt la constitution d'une science du sexe qui finit par fonctionner comme répression du sexuel, bien plus profondément que les interdits moraux, parce que complètement à son insu. C'est la transformation du sexuel en affaire de science qui peut faire fonction d'oppression. « C'est de l'instance du sexe qu'il faut s'affranchir si, par un retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité, on veut faire valoir contre les prises du pouvoir, les corps, les plaisirs ». […] Là où culmine la scientia sexualis, c'est certainement dans la psychanalyse.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 12-13)
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28 juin 2006
corps sans organes
À la notion de machine désirante répond celle de Corps sans organes (CsO) traquée dans les textes de Beckett et la peinture de Francis Bacon, notamment.
Le corps n'est jamais un organisme […] le corps sans organes s'oppose moins aux organes qu'à cette organisation des organes qu'on appelle organisme.
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation (La différence, 1981, p. 33)
Le syntagme « corps sans organes » est emprunté au schizophrène emblématique Antonin Artaud :
Le corps sous la peau est une usine surchauffée,
et dehors,
le malade brille,
il luit,
de tous ses pores,
éclatés.
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société
Le corps est le corps
il est seul
et n'a pas besoin d'organe
le corps n'est jamais un organisme.
Antonin Artaud, 84, n°5-6, 1948
(cité dans Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe, Minuit, 1973, p. 9 et p. 15)
La notion me reste assez mystérieuse, à vrai dire, mais les textes qui l'évoquent sont très beaux :
Les automates s'arrêtent et laissent monter la masse inorganisée qu'ils articulaient. Le corps plein sans organes est l'improductif, le stérile, l'inengendré, l'inconsommable. Antonin Artaud l'a découvert, là où il était, sans forme et sans figure. Instinct de mort, tel est son nom, et la mort n'est pas sans modèle.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 14)
Le corps sans organe est un œuf : il est traversé d'axes et de seuils, de lattitudes, de longitudes, de géodésiques, il est traversé de gradients qui marquent les devenirs et les passages, les destinations de celui qui s'y développe […] Rien que des bandes d'intensité, des potentiels, des seuils et des gradients. Expérience déchirante, trop émouvante, par laquelle le schizo est le plus proche de la matière, d'un centre vivant et intense de la matière […] ce point insupportable où l'esprit touche la matière et en vit chaque instant, la consomme.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 26)
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