saloperie de corps

Un autre extrait pour faire bonne mesure : Rorty, le président détesté et craint, a aussi ses faiblesses :

(…) saloperie d’allergie aux acariens, tout cette vie invisible et moléculaire me révulse à un point, ah oui, penser à dire à Audrey de faire venir la femme de ménage deux fois par jour, il y avait une peluche sous le canapé du salon, ces cochonneries de poussière me fichent toujours une trouille bleue, surtout depuis que j’ai lu cet article sur les polluants retrouvés dans le sang de plusieurs députés britanniques ou européens, je ne sais plus, danger de mort des matériaux, danger de mort des animaux, dire que j’ai jamais pu aller sous les tropiques, peur de me faire piquer par toutes ces saloperies de bestioles, rejoindre Bart dans sa villa du Yucatàn à cause d’une crise d’angoisse, obligé de rebrousser chemin à l’aéroport en prétextant une sciatique, visions d’horreur de serpents, d’araignées qui me rentraient par la bouche, le nez, les oreilles, sueurs froides, intestins en feu, peur panique de gober des bactéries mortelles dès ma sortie d’avion, pourvu que personne ne vienne jamais à l’apprendre, je vois d’ici le sourire narquois des salariés, des concurrents, de l’international, des actionnaires et les encadrés assassins dans la presse professionnelle, la vérité révélée sur la phobie de Jean-François Rorty, président de l’agence KLF, il n’a jamais mis les pieds sous les tropiques parce que la peur des serpents et des araignées lui donne la colique, ça y est, je repense encore à Fischer, quelle horreur, ses yeux m’effraient, son autorité implacable me tétanise, je voudrais tant satisfaire chacune de ses demandes mais il place la barre trop haut, beaucoup trop haut, mon Dieu, comment peut-il être aussi fort et moi aussi faible, qu’il se montre intraitable et menaçant et je me disloque, m’éparpille en mille morceaux, agonisant de douleurs et d’envies suicidaires, qu’il me félicite je ne me sens plus toucher terre, des vibrations de reconnaissance me parcourent, je le trouve immensément beau, j’ai presque envie de me jeter à son cou et de l’embrasser, je suis divinement confus, aussi stupidement joyeux que la fillette à qui la maîtresse vient de remettre un bon point (…) au secours, je ne vois plus rien, sauf l’horreur de Fischer, les intestins, encore et toujours ces foutus intestins, saloperie de corps, tas de chair avariée, pourriture parmi les pourritures, je ne vais pas couper à un aller-retour illico presto dans les toilettes, saloperies d’organes, machines à merde, réservoirs à fiente et à bactéries, vive le futur, vive la prophylaxie, la prothétique et les matériaux intelligents, tiens, en voilà une idée de livre, L’Adieu au corps en beauté, écrire L’Adieu au corps, zut, cela a déjà été écrit par je ne sais plus quel anthropologue, qu’importe, exalter la splendeur des mondes futurs et devenir le Aldous Huxley des années 2000, Le Meilleur des mondes est à notre portée, je me charge de le décrire, je suis un grand visionnaire. (…)

Laurent Quintreau, Marge brute (Denoël, 2006, p. 89-92)