je cesse d’être moi

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Les premiers romans sont un des plaisirs de la rentrée littéraire : on rêve devant les piles des libraires d’être surpris, de découvrir de nouvelles voix, d’avoir la possibilité de se faire une idée par soi-même sur des auteurs tout neufs, pas encore rangés par les médias dans telle ou telle petite case.

Rhésus d’Héléna Marienské, dont on ne sait pas grand chose sinon qu’elle enseigne la littérature, est une excellente surprise : drôle et intelligent, subversif dans son propos (les vieux ont le droit d’être méchants, de se découvrir bisexuels et de s’éclater sur des jeux videos) et truffé de citations (de la Princesse de Clèves à Perec, de Beckett à l‘Illiade), jubilatoire dans l’écriture, d’une construction rigoureuse mais pleine de lignes de fuite.

Pour se faire une idée avant de la lire on peut feuilleter les premières pages et consulter la revue de presse proposée par son éditeur P.O.L, dont l’Agenda permet également de connaître les interventions des uns et des autres. On peut aussi lire un entretien (Evene) ou voir l’écrivain essayer en vain de parler de son roman (!) dans l’émission de Frédéric Taddéï Ce soir (ou jamais!) (19 octobre).

Dans l’épilogue de Rhésus, intitulé « D’après moi » on comprend qu’écrire pour Héléna Marienské c’est oublier avec jubilation la pesanteur du moi (« je non-suis avec passion », écrit-elle) :

Mais que d’efforts pour vivre interminablement avec moi. Je m’amadoue, pourtant, me leurre et m’apprivoise, je me compose un reflet flatté de moi qui serait acceptable. Soulagement, pendant les quelques instants où je coïncide avec ce moi mieux. Mais crotte et purin, le moi est là, gros bloc, et le reflet bientôt se brise comme un miroir à l’impact du granit lancé à toute force, et je tombe tête en bas sur un sol en ciment. Le crâne s’ouvre et à sa suite le corps se fend en deux. La colonne vertébrale, seule, reste pointée vers le ciel, cocasse paratonnerre de quel orage ? Je ne sais, tandis que s’effondrent avec symétrie mon moi gauche et mon moi droit. Vite la mort, que je me repose de toutes ces avanies. Mais sitôt qu’il a touché terre, mon corps recouvre sors unité, l’esprit suit, et le tour est joué.
Je suis sans cesse encombré d’un moi qui n’est pas celui que j’aurais emporté, si l’on m’avait donné le choix. On m’a fait une méchante blague.
Les spécialistes du moi ont apporté à ce cas critique quelques améliorations. Qu’ils en soient ici remerciés. Mais las ! Las ! Cautère et jambe de bois… tout cela n’a pas tenu devant la vie.
Le pire est qu’on ne me plaint pas, bien au contraire, rares sont les consolateurs. On pense sans doute que je suis satisfaite du paquet. On n’imagine pas cette fâcherie de toujours, ces réconciliations sans lendemain. Cours fermés à toutes les compassions, cours de pierre ! Je sais, les mouches souffrent aussi. Les plaint-on ?
On n’imagine pas les nuits difficiles, les abattements, les désespoirs. Comment imaginerait-on ce misérable fatras puisque je sourie? Car j’ai été dotée d’un moi au regard affable. Il semble tout heureux, tout béatement satisfait de lui et de son sort. Le masque du bonheur fut livré en même temps que le sujet malingre et souffreteux qu’il dissimule. Il est si étroitement collé à la peau que l’arracher serait sans doute dangereux. Reste donc le moi qui fait risette et ferait presque le malin, mettrait du baume sur les plaies du monde…
Certains donc louchent vers moi, m’imaginent enviable, et m’envient. Comme la jalousie confère à la méchanceté l’efficace d’un virus, ils se déchainent par hordes, et m’accablent. On m’ôterait volontiers, dans la mêlée, tout le fruit de mon travail, on m’amputerait de mes muscles ou de mes avoirs, on me déglinguerait bien la gueule, quitte à ne pas être poli. Je dois montrer les dents, ce qui m’afflige car je ne me suis guère remise des imperfections de ma denture, qui égalent presque celles de mon âme.
Je me trouve engagée dans des combats que je n’aurais pas voulus mais nécessaires a ma survie sociale. C’est épuisant et grotesque. Encore que je ne crache pas sur les joutes, après tout, comme diversion. Et donc, à la première alerte, je sors les oriflammes et les artilleries, prête à toutes les batailles.

Mais parfois, pour éviter tous les embarras afférents au moi et les épuisements de la guerre, je cesse d’être moi. Je non-suis alors avec passion. Je deviens platane, écorce, ongle, forêt, odeur, tubercule ou biscuit, état, lumière, chaleur. Le moi lumière tiède est extatique, et je ne le quitte qu’à regret. Autre moi que je voudrais ne jamais quitter : le moi musique, prélude et fugue, mais le bruit rond des gouttes de pluie sur le zinc du toit est presque aussi bien.
Je suis souvent envahie par tout autre que moi. Ce tout autre s’infiltre par la bouche et les oreilles, sans doute même par la peau, car je suis poreuse. Les manoeuvres d’approche ne m’alertent guère, je vois venir sans crainte ce qui va dominer le moi chétif, l’occuper corps et âme, tendrement l’asservir, lui ôter toute force et tout désir d’agir hors de son emprise. Ainsi fit Rhésus.

Héléna Marienské, Rhésus (P.O.L, 2006, p. 311-314)