des poissons rouges dans un bocal

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L’élégance du hérisson (Gallimard, 2006) de Muriel Barbery est un beau livre, drôle, émouvant, acide parfois, écrit dans une langue très inventive qui mérite son Prix Georges Brassens. Dans le microcosme de la cage d’escalier d’un immeuble de la rue de Grenelle, les voix alternées de deux narratrices (la concierge qui cultive une apparence revêche et inculte alors qu’elle est très érudite et passionnée de lecture et de cinéma et une adolescente surdouée bien décidée à se suicider le jour de ses 13 ans) brossent une satire sociale toute en nuances ; toutes deux sont solitaires et totalement opaques pour leur entourage :

Elle a l’élégance du hérison : à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. (p. 153)

Muriel Barbery est née le 28 mai 1969.
Elle a publié en 2000 un premier roman : Une gourmandise (Gallimard) (qui vient d’être repris en Folio)

On peut consulter, pour voir quelques unes des images évoquées dans le roman, son blog qui n’en est pas vraiment un… et en profiter pour jeter un oeil au site intéressant de Stéphane Barbery, son mari.

Deux citations plus longues (les deux passages des chapitres 1 et 3 où l’on fait la connaissance des deux narratrices) pour se faire une idée :

Qui sème le désir
— Marx change totalement ma vision du monde, m’a déclaré ce matin le petit Pallières qui ne m’adresse d’ordinaire jamais la parole. Antoine Pallières, héritier prospère d’une vieille dynastie industrielle, est le fils d’un de mes huit employeurs. Dernière éructation de la grande bourgeoisie d’affaires — laquelle ne se reproduit que par hoquets propres et sans vices —, il rayonnait pourtant de sa découverte et me la narrait par réflexe, sans même songer que je puisse y entendre quelque chose. Que peuvent comprendre les masses laborieuses à l’œuvre de Marx ? La lecture en est ardue, la langue soutenue, la prose subtile, la thèse complexe.
Et c’est alors que je manque de me trahir stupidement.
— Devriez lire l’Idéologie allemande, je lui dis, à ce crétin en duffle-coat vert sapin.
Pour comprendre Marx et comprendre pourquoi il a tort, il faut lire l’Idéologie allemande. C’est le socle anthropologique à partir duquel se bâtiront toutes les exhortations à un monde nouveau et sur lequel est vissée une certitude maîtresse : les hommes, qui se perdent de désirer, feraient bien de s’en tenir à leurs besoins. Dans un monde où l‘hubris du désir sera muselée pourra naître une organisation sociale neuve, lavée des luttes, des oppressions et des hiérarchies délétères.
— Qui sème le désir récolte l’oppression, suis-je tout près de murmurer comme si seul mon chat m’écoutait.
Mais Antoine Pallières, dont la répugnante et embryonnaire moustache n’emporte avec elle rien de félin, me regarde, incertain de mes paroles étranges. Comme toujours, je suis sauvée par l’incapacité qu’ont les êtres à croire à ce qui fait exploser les cadres de leurs petites habitudes mentales. Une concierge ne lit pas l’Idéologie allemande et serait conséquemment bien incapable de citer la onzième thèse sur Feuerbach. De surcroît, une concierge qui lit Marx lorgne forcément vers la subversion, vendue à un diable qui s’appelle CGT. Qu’elle puisse le lire pour l’élévation de l’esprit est une incongruité qu’aucun bourgeois ne forme.
— Direz bien le bonjour à votre maman, je marmonne en lui fermant la porte au nez et en espérant que la dysphonie des deux phrases sera recouverte par la force de préjugés millénaires. (p. 13-14)

Pensée profonde n° 1
Poursuivre les étoiles
Dans le bocal à poissons
Rouges finir
Apparemment, de temps en temps, les adultes prennent le temps de s’asseoir et de contempler le désastre qu’est leur vie. Alors ils se lamentent sans comprendre et, comme des mouches qui se cognent toujours à la même vitre, ils s’agitent, ils souffrent, ils dépérissent, ils dépriment et ils s’interrogent sur l’engrenage qui les a conduits là où ils ne voulaient pas aller. Les plus intelligents en font même une religion : ah, la méprisable vacuité de l’existence bourgeoise ! Il y a des cyniques dans ce genre qui dînent à la table de papa « Que sont nos rêves de jeunesse devenus ? » demandent-ils d’un air désabusé et satisfait. « Ils se sont envolés et la vie est une chienne. » Je déteste cette fausse lucidité de la maturité. La vérité, c’est qu’ils sont comme les autres, des gamins qui ne comprennent pas ce qui leur est arrivé et qui jouent aux gros durs alors qu’ils ont envie de pleurer.
C’est pourtant simple à comprendre. Ce qui ne va pas, c’est que les enfants croient aux discours des adultes et que, devenus adultes, ils se vengent en trompant leurs propres enfants. « La vie a un sens que les grandes personnes détiennent » est le mensonge universel auquel tout le monde est obligé de croire. Quand, à l’âge adulte, on comprend que c’est faux, il est trop tard. Le mystère reste intact mais toute l’énergie disponible a depuis longtemps été gaspillée en activités stupides. Il ne reste plus qu’à s’anesthésier comme on peut en tentant de se masquer le fait qu’on ne trouve aucun sens à sa vie et on trompe ses propres enfants pour tenter de mieux se convaincre soi-même.
Parmi les personnes que ma famille fréquente, toutes ont suivi la même voie : une jeunesse à essayer de rentabiliser son intelligence, à presser comme un citron le filon des études et à s’assurer une position d’élite et puis toute une vie à se demander avec ahurissement pourquoi de tels espoirs ont débouché sur une existence aussi vaine. Les gens croient poursuivre les étoiles et ils finissent comme des poissons rouges dans un bocal. Je me demande s’il ne serait pas plus simple d’enseigner dès le départ aux enfants que la vie est absurde. Cela ôterait quelques bons moments à l’enfance mais ça ferait gagner un temps considérable à l’adulte – sans compter qu’on s’épargnerait au moins un traumatisme, celui du bocal. (p. 19-20)