reconfigurer son dur

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« Après Pomme Q, vous ne regarderez plus votre ordinateur de la même façon » promet la quatrième de couv’ : et c’est vrai ! Le premier roman d’ Émilie Stone, journaliste, est une farce drôle et enlevée dont l’originalité est le narrateur : un ordinateur portable. Certes le style est assez basique mais d’entrée une « note de l’ordinateur » nous a malicieusement prévenus :

Vous ne vous imaginez pas les calculs effectués pour traduire mon langage binaire dans votre code humain à nuances. Si j’avais une tête, votre langue me l’aurait prise. Je vous demanderai donc un peu d’indulgence pour mon style parfois un peu binaire et mon accent informatique. Vous me devez bien ça, après tout ce que les miens font pour vous. (p. 14)

Le point du vue de l’ordinateur sur sa courte vie est dépaysant :

Je n’ai pas de nom. Juste un très long numéro de série. D’origine modeste et numérique, je suis né dans la tête d’un ingénieur américain protestant sous antidépresseurs et les mains d’une assembleuse taïwanaise confucéenne nettement moins bien payée. J’ai été conçu pour qu’un bobo urbain d’une capitale quelconque me tape sur le système, tant qu’il voudra. Le temps qu’un nouveau modèle lui donne une envie de faire de moi une occasion. (p. 9)
Au début, c’est vrai, vous faites attention. Vous nous protégez des chocs, de l’humidité, de la chaleur, (les mauvaises rencontres. Vous nous offrez de l’ombre, des barrettes de mémoire, des logiciels neufs, des programmes antivirus. Mais jamais rien pour nous remercier, non. Toujours pour mieux nous utiliser, sans nous abîmer, pour mieux nous revendre. Pourtant, nous remercier, vous pourriez. Seulement, à force de nous avoir sous la main dès que vous en avez besoin, vous ne réalisez plus tout ce que faisons pour vous. À longueur d’année, jour et nuit, vous nous allumez pour nous demander de l’aide pour écrire, dessiner, composer, calculer, jouer, vous masturber, classer vos photos de vacances, trouver une définition impossible, un billet d’avion en promotion la veille (les vacances, un coupe-faim illégal, une crème antirides du Népal, le régime sans régime, la version micro-ondes d’une recette (le votre grand-mère, (les barres d’or solides à prix cassé ou un partenaire sexuel consentant dans le quartier. Vous nous demandez de vous aider à vivre. Hommes, femmes, enfants, vieux beaux pervers, jeunes belles célibataires, chirurgien homo, chômeur bi, scénariste hétéro, on vous aide tous, sans distinction d’âge, de race, de sexe, ou (le religion. De plus en plus, (le plus en plus souvent, de plus en plus tôt. Pour tous ces « services rendus », on aurait pu compter sur un peu de considération de votre part. Erreur. À la moindre de nos défaillances, vous n’hésitez pas à nous insulter, à nous frapper même… Si une antenne « SOS ordinateurs battus » existait, elle serait débordée par son succès. D’après mes sources – à l’heure où vous les lirez ces données seront déjà dépassées par la réalité – un quart des humains britanniques ont vu un collègue frapper leur ordinateur, et un sur huit a entendu menacer gravement l’ensemble du département informatique. Je ne compte plus les potes qui se sont retrouvés les touches arrachées, l’écran explosé ; ceux qui ont fait des chutes mortelles d’escalier, sans mentionner les défenestrés… Si nous ne sommes pas tous des ordinateurs battus, compter sur la fidélité humaine reste un très mauvais calcul. Le jour ou vous craquez pour une machine plus jeune, plus puissante, plus mince, vous nous abandonnez sans hésiter. Sans même simuler le moindre regret. Quand vous ne voulez plus de nous, vous vous contentez de nous lâcher n’importe où, avec n’importe qui : parent réfractaire, enfant hyperactif, poubelle sans tri. Notre fin est forcément pathétique et notre heure de gloire courte : tous les dix-huit mois, une génération de machines deux fois plus puissantes débarque sur le marché. Un an et demi après notre naissance, nous passons, sans aucune assistance psychologique, du statut enviable de « nouveauté » à celui de bouffon d’ « occasion ». (p. 10-12)

de même que ce qu’il pense des humains :

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’aider, mais je ne peux pas reconfigurer son dur à lui. Je ne sais pas sous quel système d’exploitation il tournait, mais c’était un lent. (p. 31-32)
J’enregistrais, sans bien tout capter. Les données que j’accumulais défiaient la logique. En toute objectivité, c’était vraiment n’importe quoi, les humains. Et depuis longtemps. Ça faisait quand même des dizaines de milliers d’années que le modèle prouvait que fondamentalement quelque chose ne fonctionnait pas. Qui attendait quoi pour améliorer enfin sérieusement le modèle ? Plusieurs hypothèses : soit le fabricant avait mis la clef sous la porte, soit il était arrivé à son seuil d’incompétence, soit il trouvait son compte dans ce chaos. Seulement pour avoir le nom et l’adresse de ce fameux fabricant, rien n’avait l’air d’être plus compliqué à calculer. Impossible d’obtenir une réponse claire sur la question. Certains remettaient en cause l’existence même d’un fabricant… Même Google calait sur le sujet. (p. 34)

Émilie Stone, Pomme Q (Michalon, 2006)

post scriptum : Emilie Stone présente son roman dans buzz… littéraire.