réseau de correspondances

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Dans Les jeunes filles en fleurs, Proust, parlant des repas qu’il prend avec sa grand-mère dans la salle à manger du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec, écrit ceci :
« Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l’idée que j’étais sur la pointe extrême de la terre, je m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d’y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours ou y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l’Océan, au temps des Cimmeriens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer ».
Avant d’aller plus loin dans l’étude de ce texte étonnant, ce que l’on peut tout de suite noter c’est à quel point une telle description illustre la définition proposée par Chklovski, c’est à dire que par le travail de la langue un poisson bouilli posé sur un plat est soudain arraché à son contexte dans le monde quotidien (les couteaux, les fourchettes, un déjeuner vers 1900 dans la salle à manger d’un hôtel) pour être transporté dans un cadre aux tout autres dimensions.
Les mots que Proust a choisis pour en parler (et notons encore au passage la sélection qu’ils constituent, car pas plus qu’il ne nous précise son espèce, Proust ne nous dit ni la couleur de sa peau, ni sa forme particulière, ni sa saveur, etc. …), les mots, donc, employés (convoqués) pour cette description (soit : vaste, monstre, marin, époques primitives, vie, afflux, Cimmérien, innombrable, vertèbres, bleu, rose, construit, nature, plan, architecture, cathédrale, mer), ont le pouvoir de susciter soudain dans cette banale salle à manger de Palace tout un ensemble de majestueuses résonances ou harmoniques mettant en jeu les concepts de préhistoire, de biologie et de structure qui font que, soudain nous prenons conscience que cet objet n’est pas un accident isolé mais un élément de cette immense et rigoureuse organisation dans l’espace et le temps qu’est le monde auquel il est étroitement lié par tout un réseau de correspondances qui font de lui un véritable monument.
Assis avec Proust, sa grand-mère et une marquise bavarde à cette table d’un grand hôtel normand, nous sommes soudain pénétrés, comme devant une peinture de Cézanne ou de Rubens, par ce sentiment pour ainsi dire cosmique que tout dans la nature se commande, est organisation, dépendances, rapports.
(…) ce que nous montre Proust (et en ceci il apparait comme le grand écrivain révolutionnaire du XXe siècle, l’écrivain véritablement sub-versif, c’est-à-dire renversant sens dessus-dessous l’optique romanesque traditionnelle), c’est le prodigieux dynamisme de la description qui, littéralement, projette autour d’elle, comme une pieuvre, des tentacules dans toutes les directions, sélectionne et convoque des matériaux, les assemble, les organise.

Claude Simon, « Roman, description et action » (Conférence, 1980, p. 17-18)