tableaux détachés

chabrol_madame_bovary.jpg

Dans plusieurs entretiens et textes théoriques, Claude Simon cite (de mémoire précise-t-il) un passage de Madame Bovary, par exemple :

Il y a à ce sujet dans Madame Bovary une toute petite phrase d’une importance capitale, et qui a présidé à tout un aspect de l’évolution du roman contemporain. C’est celle-ci : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons, s’échappait à la fois, d’un seul coup (comme les mille pièces d’un feu d’artifices). Elle aperçut nettement et par tableaux détachés , son père, Léon, le cabinet de Lheureux ; leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues ». Comme vous le voyez, il introduit là pour la première fois dans le roman les notions de simultanéité et de discontinuité. (entretien Knapp, 1970)

Nous ne percevons le monde, je crois, que par fragments. Curieusement deux écrivains aussi différents que Tolstoï et Flaubert l’ont senti. Dans Guerre et Paix Tolstoï dit : Un homme en bonne santé perçoit, sent et se remémore en un seul instant un nombre de choses incalculable. Et Flaubert dit de madame Bovary (je cite de mémoire) : « Elle revit en un seul instant, comme les milles pièces d’un feu d’artifice, son père, sa chambre, le cabinet de Lheureux, par fragments détachés et par combinaisons. Par combinaisons ! » (entretien Lebrun, 1989)

J’ai, il y a quelques années, à l’occasion d’un colloque sur Proust, entendu avec stupeur (stupeur partagée par Barthes qui était présent et qui a, du coup, renoncé à prendre la parole) un éminent essayiste dire que Proust aurait, comme par une sorte de perversité maligne, « fragmenté le réel » pour déconcerter son lecteur. Or c’est exactement l’inverse : Proust a réussi à ordonner et «cristalliser» en un seul bloc cohérent tous ces petits fragments de « réalité » que nous sommes seulement capables d’appréhender et de retenir. Avant lui, Flaubert décrivant l’afflux de souvenirs qui submerge Emma malade « par tableaux détachés, d’un seul coup et comme les mille pièces d’un feu d’artifice » avait pressenti cette combinatoire. (entretien Calle, 1993)

ou encore dans son Discours de Stockholm.

Or dans le texte définitif de Madame Bovary, point de « fragments » ni de « tableaux détachés » :

Elle resta perdue de stupeur, et n’ayant plus conscience d’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent d’immenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu’il y avait dans sa tête de réminiscences, d’idées, s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d’une manière confuse, il est vrai; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.
La nuit tombait, des corneilles volaient.
Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l’air comme des balles fulminantes en s’aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d’eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard.
Alors sa situation, telle qu’un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d’héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l’allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, III, 8

Dans la concordance en ligne, des « tableaux » (dans d’autres passages) mais toujours pas de « tableaux détachés ». On les retrouve, en revanche, dans les manuscrits de la séquence 196 (ainsi que d’autres séquences, d’ailleurs, comme si cette expression était une sorte d’indication scénaristique) : les « tableaux détachés » apparaissent dans le folio 194v, sont encore présents dans le folio 191v, mais raturés dans le folio 185. Dans la Pléiade Claude Simon, une note précise que l’écrivain cite une édition spécifique : Madame Bovary, nouvelle version précédée des scénarios inédits (texte établi par Jean Pommier et Gabrielle Leleu, Corti, 1949, p. 597).