le confort douillet de la virtualité

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Wu Li monte à la tribune d’un pas décidé. Il attend que le silence se fasse et débute son intervention en rappelant les terribles contraintes qui ont déclenché le basculement dans NSV. Il cite l’environnement défaillant, la rareté de l’eau, la pénurie de matières premières et le climat mortifère qui ont conduit à une réduction drastique de l’industrie, de l’agriculture intensive, des transports et du tourisme. Il rappelle que cette récession violente avait pu s’opérer sans trop de dégâts, parce que la finance et les places boursières avaient depuis longtemps avancé dans la virtualité des échanges. Il était clair que les flux financiers pouvaient aussi bien reposer sur des idées et des représentations que sur des produits tangibles et palpables. Les médias en accord avec les gouvernants avaient pris le parti d’encourager les univers virtuels alors en vogue, et notamment NSV qui, avec trois cents millions de recrues en deux ans, était apparu comme un moyen efficace d’apaiser les tensions sociales induites par les nouvelles conditions de vie. Des politiques volontaristes avaient été menées de concert dans tous les pays du monde pour offrir à tous un accès à la Toile et un Revenu minimum garanti (Rmg) dont le montant relativement faible était assorti de rations alimentaires équilibrées et d’objets de nécessité qu’il suffisait d’aller retirer dans les entrepôts de regroupement ouverts en grand nombre à cet effet. Le dépannage des écrans était gratuit, ainsi que les médicaments et les calmants fournis à la demande. C’était le service de survie dû aux citoyens du monde, les contenus variaient en fonction des régions, mais partout l’écran en était le fer de lance.
(…) Il entame le deuxième volet de son discours en évoquant la gestion des individus. La question est cruciale : à ce jour, ce sont 20 % d’actifs qui nourrissent et font vivre la planète, et l’objectif est de descendre à 15 %. Il rappelle la fameuse prédiction du forum de Davos qui, dès 1996, envisageait l’activité de 10 % de la population et se demandait comment distraire et occuper les 90 % de vivants inutiles. L’enjeu de NSV, rappelle Wu Li, est de laisser les ego librement s’exprimer, tout en apaisant le monde réel incapable de supporter leur démesure. Il commente rapidement l’échec des expériences marxistes qui toutes avaient négligé la tyrannie du besoin de reconnaissance et le goût fondamental pour la domination de l’autre. Il vante l’efficacité de NSV en la matière, mais concède qu’il y a de nombreux conflits locaux qui n’arrivent à aucune solution. Le fait de ramener les guerres à une question d’ego démesurés fait frémir une partie de l’auditoire, mais Wu Li continue à enfoncer cette idée. Pour les hauts fonctionnaires de la Société des Nations, les rencontres annuelles sont le moyen de faire passer les idées désagréables à entendre.
(…) Wu Li passe l’après-midi à vanter les mérites de NSV. C’est la forme idéale et aboutie, dit-il, du capitalisme ultra-libéral : on vend des produits virtuels qu’on n’a pas à fabriquer, qu’on n’a pas à maintenir, qu’on n’a pas à recycler ! Les services publics ont été réduits, le nombre des écoles et des universités a été divisé par mille, on se contente d’éduquer, la formation est l’apanage des 20 % de la population qui auront à faire vivre les autres, mais cela pose aussi des problèmes car la sélection marche mal. Ce point doit être examiné en atelier. Dans la longue liste des avantages, Wu Li évoque aussi le fait que la virtualité permet les combats pour le pouvoir et les luttes d’influences et d’images. Elle comble les besoins de possession, les quêtes de reconnaissance et de puissance, les désirs de paraître… Bref, tout ce qui nourrit les instincts et leurs déchaînements est canalisé avec finalement beaucoup de succès. Les individus peuvent s’affronter, les instincts se décharger, l’humaine condition se poursuivre, et rien n’empêche quelqu’un d’aller se confronter à la vraie vie. La liberté est totale, rien n’est interdit, mais tout est simplement impossible. La préservation du climat et la raréfaction des ressources, conclut Wu Li, ont amené les experts internationaux à évaluer à cinq cents millions le nombre d’humains pouvant vivre sur la planète suivant le modèle occidental du XXe siècle… La lutte pour être dans ces cinq cents millions de privilégiés, qui promettait d’être féroce, ne l’a pas été, et ce n’est pas le moindre succès de NSV ! Au contraire, au fil des années, on voit de plus en plus de personnes déserter la réalité pour rejoindre le confort douillet de la virtualité… C’est également sur le long terme une cause d’inquiétude.

Alain Monnier, Notre Seconde vie (Flammarion, 2007, p. 106-110)

Cela, c’est l’explication théorique, mais Notre seconde vie est surtout un roman drôle et troublant, où Alain Monnier délaisse Parpot pour faire s’entrecroiser dans le Second Life de demain les vies de toute une série de personnages, munis ou pas d’un avatar, mais tous attachants. À lire par exemple pour savoir ce qui se passe quand Œdipe couche avec Marylin Monroe, et ce que Jean-Patrick Capdevielle vient faire là.

Voir en ligne :
– le site d’Alain Monnier
– un entretien sur Notre seconde vie (Le Matin)
– et aussi le blog SLObserver : un billet où Alain Monnier raconte ses premiers pas dans SL