néoténie et anature

Dans Machine-esprit (Odile Jacob, 2001), Alain Prochiantz reprend cette idée de la plasticité du cerveau humain, qui « est l’objet d’une reconstruction permanente permise par le renouvellement des neurones, la modification de leurs arborisations, la naissance et la mort des synapses ». Il revient sur l’histoire de la formation du cerveau, des arthropodes aux vertébrés, et insiste sur ce qui fait la différence du cerveau humain : la néoténie, le maintien de propriétés embryonnaires tout au long de l’existence. Cela lui permet d’une part de démontrer que la théorie computationnelle de l’esprit d’un Alan Turing, par exemple, est aujourd’hui dépassée (le cerveau n’est pas un ordinateur), mais également de constater le fossé qui sépare l’homme des autres êtres vivants.

[…] on ne peut qu’insister non seulement sur l’invention du langage mais aussi sur l’augmentation sans précédent de la surface corticale dévolue aux fonctions associatives ou cognitives, le ralentissement du vieillissement cérébral ou le maintien, chez l’adulte, d’une véritable neurogenèse. Tout nous conduit à proposer que Homo sapiens représente une espèce unique qui, à la suite de quelques mutations, aura pour ainsi dire creusé, en matière d’individuation, un écart considérable avec ses cousins les plus proches, les autres primates.
Au-delà de cette constatation, on pourra s’essayer à tirer quelques enseignements de notre définition de l’individu humain. Si on pousse la logique du raisonnement à son terme, chaque individu est non seulement unique, mais à chaque instant différent de ce qu’il fut l’instant précédent et de ce qu’il sera dans l’instant qui suit. À l’inverse d’une machine, il s’inscrit dans la durée d’une histoire, bref, il n’est jamais parfaitement défini en tant qu’objet, en l’occurrence objet biologique permanent. Le sentiment de permanence qui habite l’individu humain, la conscience d’être qu’il associe à la possiblité de pouvoir se nommer, à celle d’être nommé, bref à dire « je suis moi et tu es toi », ne correspond donc pas à la seule réalité de l’objet biologique. Il y a donc nécessairement dans l’étude de l’Homme quelque chose qui échappe au réductionnisme biologique.
(p. 167-168)

Le cerveau est une organisation vivante apte non seulement à modifier le monde, mais aussi à s’y adapter. […] il est dans la nature de l’Homme de s’être séparé de la nature, d’être véritablement et définitivement anature.
Ce trait évolutif est très récent puisque, fortement lié au langage qui multiplie les possibilités de prise de pouvoir symbolique sur le monde, il est apparu il y a quelque deux cent mille ans seulement. Rien ne dit d’ailleurs qu’il constitue un avantage à long terme et certains pourront y voir, telles les défenses des mamouths, un hypertélisme évolutif qui conduira l’espèce humaine à sa perte. Mais c’est là notre condition et comme il n’y a pas de marche en arrière dans l’évolution, il nous appartient d’en tirer les conséquences philosophiques et de nous montrer critiques dès lors qu’on nous demande de nous soumettre à un ordre naturel, quand notre seule référence est – qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en lamente – un ordre social humain, contingent et historiquement déterminé dans tous les domaines.
[…] Il serait alors peut-être fondé de nous demander si l’insistance à minimiser la singularité de notre espèce et sa solitude insensée – pour la dissoudre dans un cosmos ou dans un fleuve du vivant qui lui donnerait un sens – ne correspond pas à une résurgence du sentiment religieux fondé sur un patriotisme de la nature et, en quelque sorte, au nom de l’idéal démocratique étendu à la sphère du non-humain, à une nouvelle mouture de l’éternelle alliance du sabre et du goupillon ? (p. 177-180)