puzzle divin

Bernard Debré éclaire également son propos en mettant en parallèle la science et les mythes, dont on s’aperçoit que – dans toutes les religions – ils fonctionnent fort bien comme métaphores – et comme récits fondateurs – du clonage reproductif.

Inséparables des récits retraçant la création du monde – de la cosmogonie égyptienne à la Genèse biblique en passant par la théogonie grecque fixée par Hésiode -, la conception de l’enfant puis sa naissance sont, dans toutes les religions, des moments d’une incroyable puissance émotionnelle doublée d’une étrange prescience : celle de la découverte fondamentale du xxe siècle de la génétique moderne, formidable instrument de déchiffreraient du puzzle divin, décomposé naguère en autant d’épopées mystérieuses qu’il existait de traditions, et recomposé soudain sous la forme d’un alphabet permettant de comprendre chaque mot du poème, qu’il s’agisse du règne humain, animal ou végétal !
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Cette prescience, c’est celle qui, dans la plupart les textes sacrés, assigne à certaines fécondations mythiques des voies qui n’ont rien à envier à nos modernes « manipulations génétiques » à base de conceptions extra-utérines et de clonage reproductif !
Sans parler du dogme chrétien de l’Immaculée Conception, Bouddha n’a-t-il pas été engendré par une femme que transperça, en rêve, une défense d’éléphant ? Abraham n’est-il pas devenu père à quatre-vingt-dix-neuf ans ? Dix mille ans avant l’invention de l’insémination
post mortem, la mythologie égyptienne n’admet-elle pas la fécondation d’Isis par un Osiris mort, coupé en quatre morceaux ? Et que dire de la conception d’Aphrodite, née de la mer dans laquelle étaient tombées quelques gouttes du sang d’Ouranos fils de la Terre mutilé par son fils Cronos ? Ou d’Athéna, née toute armée du crâne de Zeus qui, instruit des mésaventures d’Ouranos, voulait échapper au parricide en devenant, à la fois, le père et la mère de son enfant? Et voici, inscrit dans la plus ancienne mémoire de l’humanité, le rêve de l’autoreproduction….
Dans la mythologie grecque – mais aussi dans la tradition mongole, qui fait de Gengis Khan le descendant d’une biche et d’un loup gris – dieux ou demi-dieux naissent aussi d’accouplements bizarres entre hommes et bêtes (le Minotaure, bien sûr, fils monstrueux de la reine Pasiphaé et d’un taureau, mais aussi Échidna, moitié femme moitié serpent qui, en s’unissant à Typhon, donna naissance à tant d’autres monstres, comme Cerbère, l’hydre de Lerne, ou le lion de Némée). On aurait tort, cependant, d’oublier l’Ancien Testament et spécialement la Genèse, qui fait allusion, juste avant le Déluge, à un monde peuplé de créatures monstrueuses (géants, êtres hybrides de toutes sortes, comme le Léviathan du Livre de Job) suggérant un immense désordre (Tohu Bohu) d’où serait née la colère de Dieu et sa décision de ne préserver, à bord de l’arche de Noé, que les espèces qu’il avait choisies, les autres se trouvant impitoyablement exterminées (
Genèse, VI, 7).
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On oublie en effet que, dans la mythologie grecque, le monde lui-même procède d’un seul être primordial, et non de deux : Chaos, qui donnera naissance à Gaia (la terre) puis à Éros (l’amour).
Ce triptyque fondamental étant constitué, voici venir encore quatre naissances sans fécondation, autant dire des clones de leurs géniteurs : Erebe (l’obscurité) et Nyx (la nuit) issues de Chaos ; mais aussi Ouranos (le ciel) et Pontos (l’eau) nés de Gaia.
C’est seulement alors que commence l’ère de la fécondation classique, opérée par la rencontre fusionnelle du masculin et du féminin – en l’espèce Gala et Ouranos, qui, bien qu’étant mère et fils, donneront ensemble naissance aux Titans, aux Cyclopes et aux Hécatonchires (les monstres aux cent bras) -, sans que prennent fin pour autant les générations spontanées !
Parmi les fécondations « classiques », citons Océan et Téthys donnant naissance aux Fleuves et aux Océanides ; Cronos et Rhéa faisant naître Déméter, Hestia, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus ; ou encore Hypérion et Théia engendrant Séléné (la Lune), Hélios (le Soleil), et Éos (l’Aurore)…
Mais que de « clonages » encore, même après l’union originelle d’Ouranos et de Gala ! Non seulement, nous l’avons dit, Ouranos engendrera seul Aphrodite, et Zeus, Athéna, mais Gala se passera de partenaire pour donner naissance aux Géants et aux Érinyes (les déesses de la vengeance qui, dans le monde romain, deviendront les Furies), non sans s’être unie avec son fils Portos pour créer Thaunias, Phorcys, Céto, Eurybia et Nérée…
Dans les grands textes grecs, la confusion du même et de l’autre est partout : quand elle n’est pas le fruit d’une naissance autogène, elle est l’oeuvre des dieux, qui se plaisent à créer l’illusion pour piéger les hommes. Sans parler de Narcisse, amoureux de son reflet, le théâtre grec nous offre un bel exemple de cette omniprésence du clone dans l’imaginaire antique : la guerre de Troie, selon Euripide, n’aurait été provoquée que par une fausse Hélène, inventée par Héra pour piéger Pâris !
Dans la pièce du même nom, Hélène peut ainsi plaider non coupable : car ce n’est pas elle qui se serait laissé séduire et enlever par Pâris mais son clone (eidôlon, idole), façonné à son image pour prendre les hommes au piège de leur vanité !
En fait, plaide Euripide, Hermès a transporté la véritable Hélène en Égypte, à la cour de Protée, où elle aurait passé les dix années de la guerre, en attendant le retour de Ménélas, son mari bien-aimé !
Et que dire de la religion égyptienne et de ses « statues vivantes » capables de s’animer selon les rites magiques qu’on leur applique ! Comme l’écrit la philosophe Isabelle Rieusset-Lemarié, auteur d’un essai passionnant sur le clonage , nous sommes ici « au coeur de l’idéologie de clonage qui prétend qu’il suffit de reproduire un organisme vivant à l’identique pour lui conférer l’immortalité ».
Plus tard, c’est la littérature romaine, parcourue de fantômes, d’ombres ou de sosies, utilisés bien souvent dans l’unique objectif de tromper (qu’on songe seulement aux Métamorphoses d’Ovide !), qui va inscrire l’imaginaire du clone au plus profond de notre culture, relayée par la religion chrétienne. La Genèse, après tout, ne contient-elle pas le récit d’une duplication : Ève étant née de la côte d’Adam, la création d’un clone à partir d’une cellule somatique n’est pas loin ! Les Raëliens s’en souviendront quand ils prétendront avoir fait naître leur premier clone humain, baptisé du nom de la première femme…

Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l’homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 28-30 et p. 146-149)