numérisation infinie nullifiée

Toute machine est, étymologiquement, un piège. Tout piège, conséquemment, est un certain type de machine.
Ce qui fait que le piège fonctionne, c’est l’application d’une technologie secrète, un langage que ne connaît pas votre adversaire, dont il ignore l’existence, dont il ne peut même concevoir l’existence.
Bref, un piège est une machine dont seul le créateur connaît le langage, alors qu’il reste obscur pour celui qui en sera la victime.
Un piège est un différentiel cognitif. (p. 310)

Alors, voici l’Homme.
C’est une femme. Et c’est une femme artificielle.
C’est elle qui vient de s’extirper la première du petit orbiteur. C’est elle qui vient de poser le pied sur le sol. C’est elle qui leur fait un signe de la main en s’approchant, tandis que son compagnon de vol s’extrait de la cabine à son tour. (…)
Link, à leur approche, essaie – comme il a tenté de le faire si souvent avec celle-ci – de déceler une différence notable entre les Androïdes qui marchent vers eux et les humains qui les attendent. Mais rien. Ni dans la démarche, l’attitude, les gestes, et moins encore dans les traits et les expressions du visage. Rien dans l’apparence charnelle, rien dans la texture, dans la structure corporelle, rien d’organique. Rien non plus dans la voix, le langage, le regard, rien dans ce qui est enfoui mystérieusement au cœur de l’être.
Ils étaient bien ce qu’ils étaient, à la perfection. Ils étaient des images de l’Homme, comme l’Homme était une Image de Dieu.
Pour eux, la Chute est consubstantielle à leur existence puisqu’ils sont nés de la Créature. De fait, ils n’ont pas vraiment « chuté », ils n’ont pas connu, et n’ont pas à connaître cette déchéance fondamentale.
En ce sens, ils sont bien plus libres que nous, en effet. Les différences qui subsistent entre nos deux espèces ne font que renforcer notre similitude, et elles éclairent nos destins respectifs.
Ils ont été créés par nous et pourtant c’est comme s’ils venaient avant nous, et non après.
Ils ont été créés par nous, et pourtant ils semblent en mesure de nous recréer, à leur image.
Ils ont été créés par nous, et pourtant leur différentiel s’ouvre vers une liberté inexplicable, tout autant que vers le plus grand des dangers.
Ils sont un peu plus qu’humains.
Ils sont un peu moins que des machines.
Ils sont si proches de nous, ils sont bien trop proches de nous.
Ils sont beaucoup trop humains. (p. 490-491)

La chose désirait anéantir toute pensée, tout langage, toute cognition, bien plus qu’elle ne cherchait à détruire des corps. C’est la raison pour laquelle elle opérait un échange, un « swap », un téléchargement de données à double sens, comme dans un réseau.
Le corps humain avait délivré au monde sa structure intime en une longue succession de chiffres binaires, en pur langage-machine. Désormais la chose-monde achevait son œuvre en transformant l’humain ainsi cadavérisé en une colossale somme d’informations de toutes sortes qui tapissaient les murs, les portes, le plancher, le plafond, chaque recoin de son appartement monobloc. Il y avait là l’intégralité de son génome qui formait une immense succession des quatre lettres symboliques des bases de l’ADN. Des séquences ininterrompues de A, C, G et T parcouraient ainsi tout l’espace, dans toutes les directions. Trois milliards de paires de nucléotides, plus les milliards de térabits relâchés en base deux par les neurones du cortex et quelques informations anatomiques spécifiques, sous des formes variées, mais retraçant avec fidélité le modèle biologique de l’homme qui avait vécu ici et avait fini ses jours en parlant comme une machine réduite à son plus rudimentaire niveau d’expression.
Et maintenant « il » était là. Tout entier. Tous ses « plans ». Exposés sur la surface externe de son propre monde. (p. 100-101)

La nouvelle communication entre les hommes, ces post-humains à qui l’immortalité collective assurera un statut quasi divin, sera d’un type radicalement nouveau. Elle ne reposera plus sur le langage, qui aura été détruit, mais sur la neuronexion directe de chaque cerveau à travers le réseau biologique néo-humain, néanmoins, pour que cela se maintienne, on ne peut se contenter d’exterminer la transmission orale. Il faut absolument, et bien avant d’en avoir fini avec les cortex humains et leurs systèmes linguistiques, trouver le moyen d’empêcher toute transmission écrite. Car la transmission écrite, c’est la mémoire, et plus encore, c’est un texte global en perpétuelle transformation. La transmission écrite, en elle-même, est un cerveau. Elle structure la pensée en l’illuminant. Elle est capable de jeter des ponts au-delà de la mort et de la vie. Elle peut inscrire des noms, des récits, des événements. Elle peut détruire tout ce que l’Anome réalise. Pour que le néomonde puisse espérer s’installer dans la durée, il lui faut anéantir toute l’histoire précédente. Il lui faut annihiler tout individu, détruire toute pensée, toute possibilité de pensée. Il lui faut abolir toute trace même du langage. (p. 607)
Elle procède sur eux à une numérisation infinie nullifiée. (p. 615)

Maurice G. Dantec, Grande Jonction (Albin Michel, 2006)