aussi beaux qu’ils sont

« Je voudrais bien ne pas peindre de monstres et pourtant, de l’avis général, c’est à cela que mes tableaux aboutissent. Si je rends les gens laids, ce n’est pas exprès : j’aimerais les montrer aussi beaux qu’ils le sont. », c’est l’exergue, signée Francis Bacon, de La collecte des monstres. Dans ces courtes nouvelles très noires, Emmanuelle Urien évoque avec tendresse et horreur des personnages qui souvent tuent ou se tuent et qui pourtant nous ressemblent : ils sont simplement enfermés dans une trajectoire obligée, une ligne de fuite tracée d’avance ; comme le rappelle la sinistre « Ligne de fuite » (p. 133-142) d’une femme qui a assassiné mari et enfants lorsque ses yeux se sont ouverts sur le monde, les lignes de fuites doivent être plurielles !

urien_collecte_des_monstres.jpg

Quand j’ai quitté Sophie, nous avions tous les deux vingt ans, et nous étions faits l’un pour l’autre. Une alliance neuve au doigt, nous projetions d’être heureux ensemble. Cet idéal ordinaire ne laissait pas plus de place au doute qu’à l’imagination. C’était le temps de la douceur et de l’inconscience. Nos voix étaient posées, jamais je ne haussais le ton, et Sophie murmurait du vent dans mes oreilles. De là où je suis maintenant, je n’entends plus rien de ce que nous nous disions, comme si c’était sans importance, ou que rien ne s’était dit. Il me semble désormais que nous étions aussi muets qu’au cinéma, et moins réels encore. Quand je repense à nous, je vois deux grosses poupées molles et souriantes qui se tiennent par la main, se fixant avec la même expression imbécile, ignorantes du monde alors que c’est lui qui les tient, qui à son gré les lie ou les sépare, les déchire et les éventre. J’imagine soudain Sophie grande ouverte, un sourire peint sur le visage et la laine en bouchon qui s’échappe de ses entrailles inertes.

Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 27-28)

Personne n’a cru à mon innocence. Même ma mère, qui jusque-là n’avait jamais rien eu à me reprocher, s’est crue obligée d’adhérer à cet amalgame : dans les cités, les jeunes sont tous des délinquants. Il n’y avait pas de raison, après tout, que son grand fils, si brillant par ailleurs, échappe à cette règle poisseuse. Mon frère avait douze ans, il trouvait trop cool l’idée que son frangin fasse de la taule, ça manquait dans la famille, pour un peu on nous aurait regardés de travers, c’est pas beau de faire mentir les statistiques. Avoir un frère à l’ombre, ça le faisait rêver, ce con, alors il n’a pas cherché à me défendre. Mon avocat lui-même, au lieu de m’écouter, mitonnait dans son coin une plaidoirie à base d’excuses, arguant qu’une contrition affichée était le meilleur moyen de diminuer ma peine. Sur ce point, il n’avait pas tort, en effet. Sauf que j’étais innocent, et que dans mon dossier ils ont écrit coupable.
(…) La bombe a explosé à vingt-trois heures précises ce dimanche-là. Adieu racaille, cette fois je méritais ce mot inscrit sur mon dossier et dans l’esprit de tous. L’engin dissimulé sous le toboggan a tué sur le coup les dealers, leurs clients, mon petit frère, qui n’aurait jamais dû être là, et moi aussi, bien sûr ; parce que maintenant, je suis comme eux : coupable.

Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 58-59 et 61)

Emmanuelle Urien est née en 1970 à Angers.
Elle a publié en 2006 deux autres recueils de nouvelles :
Court, noir, sans sucre (L’être minuscule, 2005)
Toute humanité mise à part (Quadrature, 2006)

Son site nous raconte avec humour sa vie et nous présente son œuvre (quelques nouvelles à lire en ligne).
On peut aussi lire en ligne cet entretien (avril 2006) et celui-là (2007).