en croisant le regard de quelqu’un

Asthmes (Seuil, 2007) de Sophie Maurer est un beau roman très visuel – pas visuel comme un film mais plutôt comme une série de clichés ou de tableaux : s’y succèdent dix personnages à bout de souffle, dont les solitudes se dévoilent en quelques pages, avec, en guise de transition, les brefs instants où leurs regards se croisent, par exemple :

Il fallait ne pas regarder cette enfant brune arrêtée en plein milieu du trottoir et se retenir de voir qu’elle avait l’air terrassée par sa propre fureur. Il fallait juste continuer de marcher.
Des temps après, pourtant, quand plus rien ne demeurerait de la ville honnie, ni de la fille quittée, ni des adieux époumonés, hormis le sentiment flou d’une perte sourde, il se souviendrait de cette seconde où ses yeux avaient croisé ceux de la petite fille. Sur l’instant, bien sûr, il ne comprit pas que ce regard lui fermait un monde et qu’à jamais il serait pour quelque chose dans ce qui enrageait l’enfant. Il sentit juste comme un coup. Plus tard, sur un banc en bas des tours, pour le raconter et se faire comprendre, il finirait par dire un peu tristement : un jour en Europe, je suis devenu adulte.
***
La petite fille le vit de loin et ne bougea plus. Il avait l’air de courir sans le vouloir, comme elle avait l’impression de le faire depuis toujours. Et puis il était trop grand, si grand qu’il pourrait l’emmener, au moins lui, il aurait la farce. Mais évidemment, il ne ralentir même pas. Pour le punir au moins un peu, avant qu’il ne la dépasse, elle le regarda juste en y mettant toute la colère dont elle avait encore le courage. Depuis onze ans qu’elle attendait, elle savait qu’il n’allait pas revenir vers elle et que ça ne viendrait peut-être jamais. La seule chose certaine, c’était le prochain coup. (p. 25-26)

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ou :

Elle s’en rendait compte en découvrant son visage au détour d’une vitrine, dans un miroir rapidement croisé, une portière de voiture, elle voyait alors les traits froncés, tendus autour des veux, de la bouche, le visage tout entier concentré sur une question sourde mais sans rapport avec le monde autour ni avec aucun autre. Parfois, en passant comme ça devant un café, en croisant le regard de quelqu’un derrière la vitre, comme celui de la vieille qui l’observait maintenant, peut-être depuis un moment, peut-être même depuis qu’elle était apparue au bout de la rue, elle se rendait compte qu’elle devait simplement avoir l’air de ce qu’elle était, une naufragée véritable.
***
La jeune femme lui semblait aussi âgée qu’elle, et ce n’était pas peu dire. Elle les repérait au loin, les vieux d’avance. Ça lui donnait toujours envie de les secouer par les pieds, attends au moins, tu te traîneras bien assez tôt, crois-moi, mais elle savait qu’il fallait toujours se méfier avec les gens en ruine, parfois une simple pichenette pouvait faire s’effondrer des pans entiers, et elle ne voulait rien de tel. Elle détourna les yeux de la rue derrière la vitre et regarda ses mains sur la table, c’était sa manière à elle de se rapprocher encore un peu des affaiblis, quand elle fixait les veinules soulevant la peau en mille bourrelets bleuis, elle pensait chaque fois d’accord, je suis avec vous, nous fermentons, rien de plus. Quatre-vingt-un ans la veille, elle se le répétait depuis l’aube, abasourdie.
Devant un baby, que seuls certains serveurs savent encore apporter avant onze heures sans hausser les sourcils, elle pensait c’est suffisant, j’imagine, à dire désormais qui je suis.
A l’intérieur, elle constatait le règne de la charogne déjà, et de moments rongés n’ayant plus rien à dire à ceux qui pourraient écouter. Elle pouvait raconter bien sûr, mais les mots eux-mêmes semblaient jaunis et cornés. Tout ce quelle recueillait, c’est ce dont personne ne veut : de l’indulgence. Son impatience devant la mort, même ça, ils ne le prenaient pas au sérieux, allons maman. Leur Monde n’était plus le sien, tout simplement, mais ils ne voulaient pas le comprendre. Quand elle était beaucoup plus jeune, elle aussi avait pensé : mais enfin, la vie, même comme ça, c’est toujours ça de pris, non ? Non. (p. 84-86)

Sophie Maurer est née en 1976, elle vit à Paris et enseigne à Langues O’ et Science-po.

Trois autres billets pour compléter :
Second FloreStrictement confidentielChez Michel