je suis illisible

prigent.jpeg

Drôle de compagnie

Je suis de ces écrivains qu’on dit difficiles, voire illisibles.

Ce n’est pas être en mauvaise compagnie.

Compagnie disparate, d’ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque (il préférait « être incompris plutôt que d’être approuvé ») que Tristan Tzara (qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »). Les uns ont cultivé un hermétisme savant (Scève, Mallarmé). D’autres ont chiffré narquoisement l’obscène (Rabelais, Rimbaud). D’autres encore ont fait de la surprise scandaleuse du « nouveau » une valeur en soi : punching-ball ducassien sur les Grandes-Têtes-Molles, plumes de plomb des futuristes, poétique au marteau des dadaïstes, imprécations à la Péret ou mirlitonades coprolaliques à la Cravan.
Je suis de ceux qui aiment ces auteurs que le monde culturel de leur temps (le nôtre, par exemple) considère comme gentiment délirants, drôlement macaroniques voire carrément incompréhensibles.
J’aime en somme ceux qui n’ont pas vraiment « réussi » – ou plutôt ceux dont la réussite se mesure d’une certaine manière à leur ratage anthume : ceux, bien sûr, qu’a ignorés la masse des lecteurs de leur temps ; mais aussi (ce sont souvent les mêmes) ceux qui n’ont pas réussi leur « œuvre », si l’on entend par œuvre cette sorte de totalité progressivement accomplie, homogénéisée et clôturée, dans laquelle l’histoire littéraire et l’hagiographie patrimoniale peuvent reconnaître la trace d’un destin comme toujours-déjà verni d’exemplarité.
J’aime par-dessus tout des œuvres qui ont fait œuvre de l’impossibilité de faire œuvre : la trace suspendue laissée par Lautréamont et par Rimbaud, la graphomanie inachevable d’Aimable Jayet, de Jules Doudin ou de Jeanne Tripier, l’espace lacunaire où semble finir par s’évaporer la poésie de Hölderlin et ce chantier désordonné, perpétuellement replâtré et définitivement non clos que sont des entreprises comme celles de Jarry, Cingria ou de Khlebnikov.
Je suis même de ceux qui inclinent à penser que c’est en ces auteurs-là que la littérature vit sa vie puisque c’est par eux qu’en elle-même éternellement elle se change. Je crois que la littérature, au plus essentiel, si essence d’elle il y a, c’est le trobar clus d’Arnaut Daniel ou de Raimbaut d’Orange, la virtuosité pince-sans-rire des Grands Rhétoriqueurs, les mondes renversés de Saint-Amant ou de Théophile, les scansions démantibulées de Corbière, les inscapes condensés d’Hopkins, la langue inouïe de Wolfson, les spéculations étymologiques de Biély ou de Brisset, les mécaniques ironiquement désaffectées de Roussel, les créations verbales de Villon, de Lewis Carroll, de Clément Pansaers ou de Michaux (aujourd’hui celles d’Oskar Pastior, de Patrick Beurard ou de Pierre Le Pillouër), les pictogrammes grinçants de Maurice Roche, le journal labyrinthique d’Arno Schmidt, l’énergie abstraite qu’impose la matière phonique redistribuée et traitée vocalement par Kurt Schwitters, Gherasim Luca ou Bernard Heidsieck.

C’est une bibliothèque.
Il en est de pire.
Je suis de ceux qui l’aiment plus qu’aucune autre.

Salut, les faciles !

(…) En fait, si je n’arrive pas à cesser d’aimer les difficiles c’est parce que les faciles, les accueillants, les consommables sur place, les collé au possible, les bien-humains, les clairs-sachants, les vites-poignants et les petits charmants, je les trouve généralement, au bout du compte, trop lisibles, trop évidemment lisibles : insipides et insignifiants. Je n’y entends pas résonner grand-chose du chaos d’angoisses, de désirs, d’expériences contradictoires, misérables et intenses à la fois, où va, tant bien que mal, comme toute vie, ma vie.

Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996, premier chapitre : « Je suis illisible »)

Le prix Louis Guilloux a été décerné à Christian Prigent pour Demain je meurs (POL, 2007). C’est l’occasion de le (re)lire et de le découvrir à partir les pages que lui consacrent :
son éditeur POL
Remue.net
Sitaudis
Libr-critique
Le Terrier
et de lire, aussi, les archives de l’aventure de la revue TXT (1969-1993), avec de nombreux textes de Prigent.