choses légères qui consolent de la mélancolie

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Ils m’amusent, les grands voyageurs, quand je les entends déblatérer sur les enchantements des pérégrinations autour du monde. Ils donnent l’impression de s’en aller jouer à saute frontières en sifflotant, la tête légère, la semelle aérienne, l’humeur badine. Tu parles Charles. Comme s’ils n’éprouvaient ni regret ni déchirement à quitter leur maison, leur chambre, leur lit, leurs pantoufles, la tiédeur des draps qui portent encore l’empreinte de leurs rêves et de leurs doux aveuglements nocturnes.
Bien sûr, je n’ignore pas que le voyage procure quelque félicité. Le dépaysement, la nouveauté, les pagnes de raphia, les paréos, les sampans, les jonques, les baobabs, le Popocatépetl, le pétrel à bec rouge : j’admets les ravissements et les étonnements que procure une fréquentation de l’étranger vu de près. Mais ce sont là des gourmandises qu’on ne déguste qu’une fois sur place. Le départ est une autre paire de manches.
C’est là qu’on éprouve la pesanteur de notre condition. On n’y échappe pas. Personne ne s’en va le cœur léger. Quoi qu’on en ait, s’extirper du douillet des jours n’est jamais une partie de plaisir. Le vague à l’âme monte, la mélancolie gagne, on craint de se noyer dans une tristesse. C’est comme si le cœur se mettait à bégayer. Les plus jobards trompent leur angoisse en plastronnant devant des quidams de rencontre de manière à reculer l’instant de la solitude, les plus minutieux piègent leur inquiétude en s’y reprenant à dix fois pour boucler des bagages qu’ils vont redéfaire dès qu’ils auront cru en être venus à bout, et les plus honnêtes ne trompent ni ne piègent rien, tout occupés qu’ils sont à se ronger les ongles et les sangs. (p. 134)

Dans les bons bistrots comme le Barnabé, la lumière commande le temps. À proximité de la vitrine et de la porte, la clarté se montre propice à la hâte, aux petits verres sur le pouce et aux propos vigoureux. Plus on s’enfonce dans la salle, en suivant un éclairage qui hésite et se met à chuchoter, plus on pénètre dans une sorte d’épaisseur du silence, au sein d’une atmosphère brune qu’éclairent à peine quelques appliques placées au-dessus de la vieille banquette grenat. Les minutes s’allongent, une vague torpeur s’installe, les mots pèsent plus lourd.
Le Barnabé est un bistrot qui sait la vertu des ombres et le respect qu’on leur doit.
Je m’asseyais à une table du fond. Je commandais un chocolat chaud. Je laissais mes pensées dériver.
On songe très bien en écoutant des âneries de comptoir. Je prêtais l’oreille à quelques déclarations, je grappillais des mots, je prenais mon temps, je savourais des brins d’existence. (p. 212-213)

Il m’a dit vous connaissez l’histoire du type qui voulait apporter un peu d’animation dans la vie de son poisson rouge ? Parce que, entre nous, c’est plutôt mélancolique, une existence de poisson rouge. Les fausses algues, les bulles d’air, même les faux galions engloutis en plastique, ça va bien un moment, mais on en a vite fait le tour. Alors le type, pour lui changer les idées, à son poisson, il lui a installé une piscine miniature au fond de son bocal. C’est con, non ?
Je n’étais pas d’accord. Il y avait une idée, dans cette histoire. On en a débattu pendant un moment et puis voilà, j’ai fini mon verre, j’ai salué tout le monde bien poliment, j’ai poussé la porte du Barnabé, je suis sorti dans la rue. Le soleil était installé dans le ciel comme chez lui. J’ai levé la tête pour qu’il me caresse un peu la peau et je suis rentré chez moi afin de commencer à préparer mon départ.
J’étais bien décidé à m’en construire une, de piscine, au fond de mon aquarium. Et de belles dimensions, encore, pour y jouir enfin de mes aises, au moins un peu. Et si possible beaucoup. (fin, p. 243-244)

Jean-Noël Blanc, La petite piscine au fond de l’aquarium (Joëlle Losfeld, 2007)

C’est le premier livre de Jean-Noël Blanc que je lis (pourtant sa bibliographie est déjà longue) : j’en ai beaucoup aimé l’humour qui oscille entre le léger et le terrible, le caustique et le jeu de mot facile, dans une veine très oulipienne, les variations narratives et le montage serré de courts fragments aux titres facétieux, doublement structurés grâce à des sous-titres génériques très poétiques, par exemple : « (mots qui réjouissent le cœur – n°1) », « (moments qu’on ne parvient pas à oublier – n°7) », « (choses légères qui consolent de la mélancolie – n°13) » ou juste « (ça va ? – n°3).

On trouve en ligne des notices sur Jean-Noël Blanc, né en 1945 à Saint-Etienne, ici, ou , et un bel article de Jean-Claude Lebrun, « Jean-Noël Blanc La langue au travail » (L’Humanité, 12 avril 2007).