une entreprise qui vous semble au-dessus de vos forces

Vous renoncez à partir avec les rennes après Noël. Vous n’arrivez pas à vous représenter quelle autre forme pourrait prendre votre fuite. En attendant, vous grandissez. (p. 68)

Vous apprenez que chez les animaux, il existe une très grande variété d’organisations sociales et sexuelles. Le mâle ne part pas toujours à la chasse, la femelle n’attend pas toujours son retour, les petits ne sont pas toujours sous la protection des mères, les pères ne sont pas toujours indifférents, les couples ne restent pas toujours ensemble, le groupe n’est pas toujours un recours et une aide, les mâles ne se battent pas nécessairement pour monter la femelle, les femelles ne se battent pas nécessairement pour choisir le mâle, les mâles ne sont pas forcément dominants, les femelles ne sont pas forcément dominées, la menace ne vient pas toujours des ennemis, la vie n’est pas forcément un cadeau et il faut toujours se défendre. (…)
Vous allez l’apprendre, c’est ce que vous apprenez en premier, il faut toujours se défendre. Vous vous défendez. (p. 75)

Vous voudriez être quelqu’un d’autre mais vous ne savez pas comment vous y prendre. Quant à être vous-même, c’est une entreprise qui vous semble au-dessus de vos forces. (p. 108)

Vous ne bronchez pas, vous ne soufflez pas, vous ne râlez pas, vous lisez, vous écrivez, vous remplissez des copies, vous passez des examens et des concours, vous étudiez sans effort, vous êtes à côté, derrière, sur le bord, vous êtes vague, vous êtes légère, vous êtes insaisissable, vous êtes nonchalante, vous traversez l’existence comme s’il s’agissait d’un nuage, d’une fine buée, d’une matière cotonneuse et sans résistance, vous vivez en somnambule, vous êtes anesthésiée, vous êtes endormie, vous êtes assommée, rien ne peut vous réveiller. Vous apprenez qu’on peut être ensemble et séparés. Vous vous absentez. (p. 122)

Vous êtes étonnée, vous êtes désarmée, vous ne maîtrisez rien, vous ne contrôlez rien, vous vous passionnez, vous vous énervez, vous vous engagez, vous vous impatientez. Après des décennies de rétention, de contention et de déni de votre part, vous n’avez plus le temps de vous justifier ou d’attendre. Vous lâchez ce que vous avez retenu pendant tant d’années, vous l’exprimez. Vous découvrez la colère. Elle monte en vous. Elle vous accompagne. Elle vous soutient. Elle vous aide. Vous vous appuyez sur elle. Elle vous tient en vie et en éveil. (p. 205)

Olivia Rosenthal, Que font les rennes après noël ? (Verticales, 2010)

… juste pour dire que j’espère que le prix Femina sera décerné aujourd’hui à ce beau livre qui s’interroge, de manière à la fois très personnelle et universelle, sur la domestication des humains.

::: un entretien avec Sylvain Bourmeau