Comment organiser une bibliothèque publique (1981)

  1. Les catalogues seront subdivisés au maximum : on veillera à séparer le catalogue des livres de celui des revues, et ceux-ci du catalogue par matières, ainsi que les ouvrages d’acquisition récente des ouvrages d’acquisition plus ancienne. Si possible, l’orthographe de ces deux derniers catalogues sera différente ; par exemple, le mot hiérarchie prendra un H initial dans les acquisitions récentes et un I dans les acquisitions anciennes ; dans les acquisitions récentes, Tchaïkovski s’écrira avec Č, tandis que les acquisitions anciennes l’écriront à la française, avec Tch.
  2. Les matières seront définies par le bibliothécaire. Les livres ne porteront pas sur le colophon une indication sur les sujets sous lesquels ils sont répertoriés.
  3. Les cotes seront intranscriptibles, si possible interminables, afin que le lecteur n’ait jamais la place d’inscrire sur sa fiche la dernière indication qu’il croit sans importance ; ainsi, le magasinier pourra lui restituer la fiche incomplète pour qu’il la remplisse à nouveau.
  4. Le temps d’attente entre demande et remise des livres sera très long.
  5. On ne donnera jamais plus d’un ouvrage à la fois.
  6. Les livres demandés au moyen d’une fiche et remis par le magasinier ne pourront être emportés en salle de consultation ; ainsi, il faudra partager sa vie en deux temps fondamentaux, celui de la lecture et celui de la consultation. La bibliothèque découragera la lecture croisée de plusieurs livres, cela risquant de provoquer de dangereux strabismes.
  7. Autant que faire se peut, les photocopieuses brilleront par leur absence ; au cas où il en existerait une, son accès sera une entreprise longue et laborieuse, son coût sera supérieur à celui des papeteries, et tout tirage limité à deux ou trois pages.
  8. Le bibliothécaire considérera le lecteur comme un ennemi, un fainéant (sinon, il serait au travail), un voleur potentiel.
  9. Le bureau de renseignements sera inaccessible aux lecteurs.
  10. Tout sera mis en œuvre pour décourager le prêt.
  11. Le prêt inter-bibliothèques sera impossible, ou en tout cas il prendra des mois. Mieux vaut garantir l’impossibilité de connaître le contenu des autres bibliothèques.
  12. En conséquence de tout ce qui précède, les vols seront très faciles.
  13. Les horaires coïncideront absolument avec ceux du travail, établis après accord préalable avec les syndicats : fermeture totale le samedi, le dimanche, le soir et aux heures des repas. Le pire ennemi de la bibliothèque est l’étudiant salarié ; son meilleur ami, l’érudit local, celui qui a sa bibliothèque personnelle, n’a donc aucun besoin de venir à la bibliothèque et qui, à sa mort, léguera tous ses livres.
  14. Il sera impossible de se restaurer à l’intérieur de la bibliothèque, de quelque manière que ce soit ; il sera tout aussi impossible de se restaurer à l’extérieur de la bibliothèque sans avoir déposé au préalable tous les livres reçus en prêt, si bien qu’on sera obligé de les redemander après être allé prendre un café.
  15. Il sera impossible de réserver son livre pour le lendemain.
  16. Il sera impossible de savoir qui a emprunté le livre manquant.
  17. Autant que faire se peut, pas de toilettes.
  18. Idéalement, l’usager devrait être interdit de bibliothèque ; en admettant qu’il puisse y pénétrer – jouissant de manière pointilleuse et antipathique d’un droit obtenu en vertu des principes de 89 mais qui reste encore étranger à la sensibilité collective -, en tout état de cause il ne doit et ne devra jamais, sauf à traverser rapidement les salles de consultation, avoir accès aux arcanes des travées.

NOTE RÉSERVÉE. L’ensemble du personnel sera physiquement diminué car il est du devoir d’un service public d’offrir des emplois aux citoyens porteurs d’un handicap (on étudie actuellement l’extension d’une telle obligation au Corps des Pompiers). Avant tout, le bibliothécaire idéal devra boiter afin d’allonger le temps s’écoulant entre le prélèvement d’une fiche de demande, la descente aux souterrains et le retour. Quant au personnel chargé de grimper aux échelles donnant accès aux rayonnages les plus élevés, à huit mètres de haut, il est fortement recommandé de remplacer leur bras manquant par une prothèse munie d’un crochet, et ce pour d’évidentes raisons de sécurité. Le personnel totalement dépourvu de membres supérieurs remettra l’ouvrage en le tenant entre les dents (une telle disposition risque toutefois d’empêcher la remise de volumes supérieurs au format in octavo).

Umberto ECO. Comment voyager avec un saumon. Nouveaux pastiches et postiches. (Grasset, 1997, p. 183-185)