mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

les vertus du mimétisme

Posted on | novembre 2, 2007 | Commentaires fermés

Dans une société de grande civilisation, il est essentiel pour la cruauté, pour la haine et la domination si elles veulent se maintenir, de se camoufler, retrouvant les vertus du mimétisme.
Le camouflage en leur contraire sera le plus courant. C’est en effet par là, prétendant parler seulement au nom des autres, que le haineux pourra le mieux démoraliser, mater, paralyser. C’est de ce côté que tu devras t’attendre à le rencontrer.

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1971, Poésie Gallimard, p. 21)

quantité d'autres

Posted on | novembre 1, 2007 | Commentaires fermés

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La pierre n’a pas reçu en partage la respiration. Elle s’en passe. C’est à la gravitation surtout qu’elle a affaire.
Toi, c’est beaucoup plus aux « autres » que tu auras affaire, à quantité d’autres. Considère en conséquence tes compagnons de séjour avec discrimination, traitant les roches d’une façon, le bois, les plantes, les vers, les microbes d’une autre façon, et les animaux et les hommes d’une autre façon encore, sans jamais te confondre avec les uns et les autres, surtout pas avec ces créatures à qui la parole semble avoir été donnée principalement afin d’arriver à se mêler au plus grand nombre, au milieu duquel, croyant comprendre et être compris, quoique à peine compris et immensément incompréhensifs, ils se sentent à l’aise, réjouis, dilatés.

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1971, Poésie Gallimard, p. 23-24)

dessiner l’écoulement du temps

Posted on | octobre 26, 2007 | Commentaires fermés

 

Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls. Ou encore, en plus restreint, ce qui apparaît lorsque, le soir venu, repasse (en plus court et en sourdine) le film impressionné qui a subi le jour.

Henri Michaux, « Dessiner l’écoulement du temps », Passages (1957, Gallimard, Tel, p. 129) (Gallimard, Pléiade, II, p. 371)

 

je me chiffonne

Posted on | octobre 15, 2007 | Commentaires fermés

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J’ai rarement rencontré dans ma vie des gens qui avaient besoin comme moi d’être regonflés à chaque instant.
On ne m’invite plus dans le monde. Après une heure ou deux (où je témoigne d’une tenue au moins égale à la moyenne), voilà que je me chiffonne. Je m’affaisse, je n’y suis presque plus, mon veston s’aplatit sur mon pantalon aplati.
Alors, les personnes présentes s’occupent à des jeux de société. On va vite chercher le nécessaire. L’un me traverse de sa lance, ou bien il use d’un sabre. (On trouve hélas ! des panoplies dans tous les appartements.) L’autre m’assène joyeusement de gros coups de massue avec une bouteille de vin de Moselle, ou avec un de ces gros doubles litres de chianti, comme il y en a ; une personne charmante me donne de vifs coups de ses hauts talons ; son rire est flûté, on la suit avec intérêt et sa robe va et vient, légère. Tout le monde est plein d’entrain.
Cependant, je me suis regonflé. Je me brosse vite les habits de la main, et je m’en vais mécontent. Et tous de pouffer de rire derrière la porte.
Des gens comme moi, ça doit vivre en ermite, c’est préférable.

Henri Michaux, « Un chiffon » , Mes propriétés (1930), dans La Nuit remue (Poésie Gallimard, p. 104-105)

en somme une infirmité

Posted on | octobre 11, 2007 | Commentaires fermés

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Le style, cette commodité à se camper et à camper le monde, serait l’homme ? Cette suspecte acquisition dont, à l’écrivain qui se réjouit, on fait compliment ? Son prétendu don va coller à lui, le sclérosant sourdement. Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché sa totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité.
Tâche d’en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre.

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1971, Poésie Gallimard, p. 33)

versez la sauce énigmatique

Posted on | septembre 30, 2007 | Commentaires fermés

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POUR UN ART POÉTIQUE
(suite)

Prenez un mot prenez-en deux
faites-les cuir’ comme des œufs
prenez un petit bout de sens
puis un grand morceau d’innocence
faites chauffer à petit feu
au petit feu de la technique
versez la sauce énigmatique
saupoudrez de quelques étoiles
poivrez et puis mettez les voiles

où voulez-vous en venir ?
À écrire
Vraiment ? à écrire ??

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,
Œuvres complètes, 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 270)

un poète du soir

Posted on | septembre 29, 2007 | Commentaires fermés

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TOUJOURS LE TRAVAIL

je serai courageux
je me lèverai à la première heure pour écrire des poèmes
à onze heures du matin j’en aurai produit au moins un
avant dix heures même
lever laver petit déjeuner et hop à la selle
en selle sur Pégase dans le ptit air frumeux de l’aube
j’aperçois pourtant là-bas les mains à la charrue
qui déjà se reposent pour casser la croûte
ils sont debout depuis quatre heures du matin – eux
faut pas être frileux pour semer le blé qui
alimentera le poète

moi le suis plutôt un poète du soir
j’exhale ma journée en vers mesurés ou pas
et si par fortune il m’arrive d’écrire le matin
il est midi au moins – voyons voir
qu’est-ce que je disais – il est une heure et demie
déjà
déjà

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,
Œuvres complètes, 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 295-296)

j'aime pas les autres

Posted on | septembre 28, 2007 | Commentaires fermés

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C’est des gens bizarres, les autres. Vous pensez qu’ils sont comme vous. Et pas du tout. Ils sont comme les autres. J’aime pas les autres. (p. 11)

Pour moi, c’est une véritable révélation : il est plus intéressant et plus gratifiant de raconter la vie que de la vivre. Je serai écrivain.
À partir de là, après avoir bénéficié d’un mois de lecture intensive pour cause d’immobilisation forcée (il paraît que l’immobilisation forcée est à l’origine de la plupart des vocations d’écrivain), je vais prendre doucement l’habitude de me promener en touriste dans ma propre vie. Cela me jouera plus d’un mauvais tour. Mais je parviendrai presque toujours à en tirer quelque plaisir a posteriori, par une habile transmutation des choses et des êtres, y compris de l’auteur lui-même. (p. 38-39)

C’est tout les autres, ça. Jamais complètement d’accord avec vous. Toujours à s’efforcer de penser le contraire de ce que vous pensez. Par pure bêtise, si vous voulez mon avis. (p. 46-47)

Les autres ne se mettent jamais à la place des autres. (p. 77)

À la Grande École, je ne fus pas toujours très à l’aise non plus. Toutes les grandes écoles ont aussi un côté petite école. La vie en général pareillement, d’ailleurs. Encore aujourd’hui, j’ai l’impression de n’être jamais vraiment sorti de la petite école. Et les professeurs ne sont pas toujours à votre goût, les élèves non plus. Les filles continuent à se comporter de manière étrange. (p. 79)

Le service militaire, c’est que des autres. (p. 91)

Surtout pas devenir monarque ou président. Il faut être le dernier des crétins assoiffé de pouvoir et de falbalas pour postuler à de telles responsabilités. Le seul bon président serait quelqu’un qui ne voudrait pour rien au monde devenir président. Encore faudrait-il réussir à le convaincre. (p. 122)

Jacques A. Bertrand, J’aime pas les autres (Julliard, 2007)

Entre légèreté et gravité, entre roman d’apprentissage et récit autobiographique, l’auteur de Tristesse de la Balance, se veut « funambul(e) sans balancier, sur la corde de la coincidentia oppositorum » (p. 77).

Jacques A. Bertrand est né en 1946 à Annonay, en Ardèche, où il vit ; il est l’un des « Papous dans la tête » de l’excellente émission de Françoise Treussard sur France-Culture, dont les archives sont disponibles en ligne.

balafre légère tracée dans le temps

Posted on | septembre 27, 2007 | Commentaires fermés

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De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler « la vision sans commentaire ». (…) ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ?

Roland Barthes, L’Empire des Signes (1970) (Flammarion, Champs, p. 109)

saison mentale

Posted on | septembre 26, 2007 | Commentaires fermés

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Cet automne-ci
pourquoi donc dois-je vieillir ?
oiseau dans les nuages.

kono aki wa
nande toshiyoru
kumo ni tori

Bashô Matsuo (1644–1694)
Cent onze haïku de Bashô (Verdier, 2002, Traduction de Joan Titus-Carmel)

de Bashô, j’aime aussi beaucoup celui-ci :
(mais je ne parviens pas à décider quelle traduction je préfère — c’est le problème avec la poésie étrangère !)

Parfois des nuages
Viennent reposer ceux qui
Contemplent la lune

(dans la même édition)

Aux admirateurs de lune
Les nuages parfois
Offrent une pause

(Anthologie du poème court japonais, Poésie Gallimard, 2002, traduction Corinne Atlan et Zéno Bianu)

et encore :

De temps en temps les nuages
Nous reposent
De tant regarder la lune

ou même :

Parfois les nuages
reposent les gens
d’admirer la lune

Les nuages
donnent un répit
Aux contemplateurs de lune

« go backkeep looking »
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