cette sacrée corde raide
Posted on | juin 3, 2011 | Commentaires fermés
Je n’écris pas pour les carabins. Ceux là savent qu’il ne se passe rien alors qu’un phénomène biologique comme les autres. De même que les militaires de métier savent qu’une maison coupée en deux, c’est une maison qui a reçu une bombe et que des tas de types morts, c’est tout simplement le résultat d’une concentration d’artillerie. Très bien. Ces gens savent ou sont censés savoir tant de choses qu’ils sont capables de tout résoudre sans aucun mystère. Vous essayez tant bien que mal de continuer sur cette sacrée corde raide, manquant de vous casser la gueule à chaque pas et ces types vous expliquent qu’il n’y a en réalité aucun danger, ni aucune difficulté, si vous connaissez les lois de l’équilibre. On les trouve dans tous les manuels.
Claude Simon, La Corde raide (Sagittaire, 1947, p. 60)
deus ex machina
Posted on | juin 3, 2011 | Commentaires fermés
Si je ne peux accorder crédit à ce deus ex machina qui fait trop opportunément se rencontrer ou se manquer les personnages d’un récit, en revanche, il m’apparaît tout à fait crédible, parce que dans l’ordre sensible des choses, que Proust soit soudain transporté de la cour de l’Hôtel des Guermantes sur le parvis de Saint-Marc à Venise par la sensation de deux pavés inégaux sous son pied, crédible aussi que Molly Blum soit entraînée dans des rêveries érotiques par l’évocation des fruits juteux qu’elle se propose d’acheter le lendemain au marché, crédible encore que le malheureux Benjy de Faulkner hurle de souffrance lorsqu’il entend les joueurs de golf crier le mot « caddie », et tout cela parce qu’entre ces choses, ces réminiscences, ces sensations, existe une évidente communauté de qualités, autrement dit une certaine harmonie, qui, dans ces exemples, est le fait d’associations, d’assonances, mais peut aussi résulter, comme en peinture ou en musique, de contrastes, d’oppositions ou de dissonances.
Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 22)
carrefours de sens
Posted on | juin 3, 2011 | Commentaires fermés
Plus ou moins consciemment, par suite des imperfections de sa perception puis de sa mémoire, l’écrivain sélectionne subjectivement, choisit, élimine, mais aussi valorise entre cent ou mille quelques éléments d’un spectacle (…)
S’il s’est produit une cassure, un changement radical dans l’histoire de l’art, c’est lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en recevaient.
« Un homme en bonne santé, écrit Tolstoï, pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. » Cette remarque est à rapprocher de ces phrases de Flaubert, à propos d’Emma Bovary : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons s’échappait à la fois, d’un seul coup, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle aperçut nettement et par tableaux détachés son père, Léon, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues. » (…)
C’est bien là que réside l’un des paradoxes de l’écriture : la description de ce que l’on pourrait appeler un « paysage intérieur » apparemment statique, et dont la principale caractéristique est que rien n’y est proche ni lointain, se révèle être elle-même non pas statique mais au contraire dynamique : forcé par la configuration linéaire de la langue d’énumérer les unes après les autres les composantes de ce paysage (ce qui est déjà procéder à un choix préférentiel, à une valorisation subjective de certaines d’entre elles par rapport aux autres), l’écrivain, dès qu’il commence à tracer un mot sur le papier, touche aussitôt à ce prodigieux ensemble, ce prodigieux réseau de rapports établis dans et par cette langue qui, comme on l’a dit, « parle déjà avant nous » au moyen de ce qu’on appelle ses « figures », autrement dit les tropes , les métonymies et les métaphores dont aucune n’est l’effet du hasard mais au contraire partie constitutive de la connaissance du monde et des choses peu à peu acquises par l’homme.
Et si, suivant Chlovski, on s’accorde à définir le « fait littéraire » comme « le transfert d’un objet de sa perception habituelle dans la sphère d’une nouvelle perception », comment l’écrivain chercherait-il à déceler les mécanismes qui font s’associer en lui ce « nombre incalculable » de « tableaux » apparemment « détachés » qui le constitue en tant qu’ être sensible, sinon dans cette langue qui le constitue en tant qu’ être pensant et parlant et au sein de laquelle, dans sa sagesse et sa logique, nous sont déjà proposés d’innombrables transferts ou transports de sens ? Les mots, selon Lacan, ne sont pas seulement « signes » mais nœuds de significations ou encore, comme je l’ai écrit dans ma courte préface à Orion aveugle, carrefours de sens, de sorte que déjà par son vocabulaire la langue offre la possibilité de « combinaisons » en « nombre incalculable », grâce à quoi cette « aventure du récit » dans laquelle s’engage à ses risques et périls l’écrivain paraît finalement plus fiable que ces récits plus ou moins arbitraires que nous propose le roman naturaliste avec une assurance d’autant plus impérieuse qu’il sait la fragilité et la très discutable valeur de des moyens.
Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 26-28)
fonds commun
Posted on | juin 3, 2011 | Commentaires fermés
C’est à la recherche de ce jeu que l’on pourrait peut-être concevoir un engagement de l’écriture, qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci. Le chemin suivi sera alors, on s’en doute, bien différent de celui du romancier qui, à partir d’un « commencement », arrive à une « fin ». Cet autre, frayé à grand-peine par un explorateur dans une contrée inconnue (s’égarant, revenant sur ses pas, guidé – ou trompé – par la ressemblance de certains lieux pourtant différents ou, au contraire, les différents aspects du même lieu), cet autre se recoupe fréquemment, repasse par des carrefours déjà traversés, et il peut même arriver (c’est le plus logique) qu’à la fin de cette investigation dans le présent des images et des émotions dont aucune n’est plus loin ni plus près que l’autre (car les mots possèdent ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars dans le temps des horloges et l’espace mesurable), il peut arriver que l’on soit ramené à la base de départ, seulement plus riche d’avoir indiqué quelques directions, jeté quelques passerelles, être peut-être parvenu, par l’approfondissement acharné du particulier et sans prétendre avoir tout dit, à ce « fonds commun » où chacun pourra reconnaitre un peu – ou beaucoup – de lui-même.
Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 30-31)
pseudo génétique
Posted on | novembre 13, 2007 | Commentaires fermés
Ayant signé hier un commentaire de mon pseudo habituel, « cgat », mon interlocuteur m’a à ma grande surprise répondu que ce pseudo évoquait pour lui « ces gars, comme dans la marine » ! à chacun ses fantasmes et les pompons ne font pas partie des miens, mais cela m’inquiète un peu : de grâce, commentateurs, commentatrices, dites-moi à quoi vous fait penser mon pseudo ?
Sans même attendre vos réponses (mais en comptant tout de même sur elles !) je vous inflige l’explication (un peu tortueuse j’en conviens) qui est la mienne.
Premier signifié de ce signifiant particulier : CG sont mes initiales, et AT vaut pour @
Deuxième signifié (puisque comme dirait ce cher Roland Barthes « Le Signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe ») : C G A et T sont les lettres qui désignent les composants de la molécule d’ADN (vous savez, comme dans « Gattaca, bienvenue à »).
L’ADN, ou acide désoxyribonucléique, est une macromolécule formée par deux chaînes qui s’enroulent l’une autour de l’autre pour former la fameuse double hélice, chaînes dans la composition desquelles entrent notamment quatre base azotées, l’adénine (A), la thymine (T), la cytosine (C) et la guanine (G), qui sont en quelque sorte les « lettres » dont les différentes combinaisons successives composent le code ou « livre » génétique.
Il me plaît, il m’a toujours plu depuis que je l’ai appris, que mes initiales fassent partie de ces lettres singulières … à priori, donc, rien à voir avec les pompons ni les gars de la marine.
une créature faite de matière
Posted on | novembre 11, 2007 | Commentaires fermés
Je suis né en 1961. La science-fiction me passionne depuis mon plus jeune âge, et j’ai lu la plupart de ses classiques durant ma jeunesse. J’ai étudié les mathématiques à l’université et un peu flirté avec la réalisation de films amateurs, mais j’étais vraiment un mauvais réalisateur. J’ai fini par travailler comme analyste programmeur durant une bonne dizaine d’années. Depuis 1990, je suis écrivain à temps plein.
Tout ce qui touche aux sciences me passionne, mais je pense que les sujets qui éveillent le plus ma curiosité se situent à l’intersection entre les domaines de la science et de la spéculation philosophique : des choses telles que la nature de l’expérience consciente et la nature fondamentale de la réalité. À mon avis, notre plus grande découverte de ces trois cents dernières années tient dans la prise de conscience que l’homme est une créature faite de matière, et que cette matière qui nous compose obéit aux mêmes lois physiques que n’importe quoi d’autre dans l’univers. Dans un sens, mon œuvre parle presque exclusivement de cela.Réponse à la question « Pouvez-vous, en quelques mots, vous présenter à nos lecteurs ? », Entretien avec Denis Labbé, dans Bifrost, 45, janvier 2007, p. 138
Le deuxième volume de l’intégrale des nouvelles de l’australien Greg Egan, l’un des plus passionnants auteurs de science-fiction d’aujourd’hui, vient de paraître sous le titre Radieux aux éditions du Bélial.
à voir en ligne :
- le site de Greg Egan
- d’autres liens dans mon billet de l’an dernier sur le premier volume de nouvelles, Axiomatique (Bélial, 2006)
et, sur Radieux, les critiques de Mille feuilles et du Cafard cosmique.
le grand hôtel garni de l’univers
Posted on | novembre 10, 2007 | Commentaires fermés
Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie, c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte, et de détester les autres coins, en vert ou en noir, m’a paru toujours étroite, bornée, et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’Univers.
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 26 août 1846
ne pas laisser de trace
Posted on | novembre 5, 2007 | Commentaires fermés
Plus tu auras réussi à écrire (si tu écris), plus éloigné tu seras de l’accomplissement du pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace.
Quelle satisfaction la vaudrait ? Écrivain, tu fais tout le contraire, laborieusement le contraire !
Henri Michaux, Poteaux d’angle (1971, Poésie Gallimard, p. 57)
la sottise de te montrer
Posted on | novembre 4, 2007 | Commentaires fermés
Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.
Henri Michaux, Poteaux d’angle (1971, Poésie Gallimard, p. 36)
si la souffrance
Posted on | novembre 3, 2007 | Commentaires fermés
Si la souffrance dégageait une énergie importante, directement utilisable, quel technicien hésiterait à ordonner de la capter, et à faire construire à cet effet des installations ?
Avec des mots de « progrès, de promotion, de besoin de la collectivité » il fermerait la bouche aux malheureux et recueillerait l’approbation de ceux qui à travers tout entendent diriger. Tu peux en être certain.
Henri Michaux, Poteaux d’angle (1971, Poésie Gallimard, p. 20)
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