le statut de l’auteur

Pique-nique dans ma tête est un roman plus complexe que les deux précédents, Animos et Un monde cadeau (dont j’avais beaucoup aimé le côté ovni), notamment par les interrogations sur le statut de l’auteur qu’il met en scène de manière drôle et poignante : l’obligation de confidence faite à l’écrivain (en nos temps de surexposition de l’intime) ne va pas forcément de soi.

Vous voulez dire : l’état d’esprit du narrateur ? me demande Damiana Legowisko, son regard légèrement gauchi trahissant l’amorce d’une impatience contenue. Je pense alors à un lecteur. Un lecteur possible. Un lecteur que je n’atteindrai sans doute jamais. Je fixe mes mains sans répondre. Vous ne trouvez pas qu’un roman, je veux dire un vrai roman, devrait plus se préoccuper de l’état d’esprit du lecteur que celui du narrateur? finit par émettre cette jeune femme, avec une moue qui transforme son beau visage en face de goule frappée par les stigmates de

Écoutez, je ne suis sûr de rien, rétorqué-je fraîchement. Je vois bien que l’attention de Damiana amorce un déclin irrémédiable. Je le sens. Son pied droit s’agite continûment dans sa tong. Et puis ses yeux. Les yeux de Damiana. Aux reflets bleu vert. Damiana ou Tiphaine, peu importe. Des yeux couleur noisette. Couleur vert d’eau. Délicatement injectés. Comme des racines qui résistent au vent. Des yeux que ses paupières constrictives réduisent peu à peu. Des yeux qui détachent une à une leurs pattes du

Il y a le cri de ce petit garçon. Je ne sais pas pourquoi, mais il me redonne espoir. En même temps, dis-je, ce changement d’humeur du narrateur, il faudrait simplement trouver un moyen de. Je cherche un mot qui claque. Il faudrait trouver le moyen de le faire vivre au lecteur. Ah ? dit la jeune femme, fronçant ses beaux sourcils. Mais je vois bien que le cceur n’y est pas. Tout en Damiana respire l’espoir déçu : cette narine légèrement incurvée, ce mouvement nerveux de l’encolure, ce minuscule coup de genou dans le vide… Tout cela crée, je le sens bien, un vide dans l’espace du roman. Et cette façon de rejeter sans cesse ses cheveux en arrière. Avec un petit geste du pouce et de l’index : hop ! Un geste qui en dit long sur son état d’exaspération. Il faudrait qu’au moment où le texte dérape, le lecteur se sente lui-même déraper, poursuis-je, m’attachant à me retenir fortement à sa crinière. Ah ? émet-elle d’entre ses lèvres. Se grattant sans façon un coin du naseau. Du bout de l’ongle de l’auriculaire. Son nez, ses yeux. Ses antennes de chair retournant se loger dans sa tête. Un peu comme, vous savez, dans ce passage de

De Proust ? coupe-t-elle. Je crois un instant qu’elle va se lever et paf ! tout planter là. Oui, oui, dans ce passage de Proust où, comment dire, l’auteur, ou le narrateur si vous préférez, rejoint fugitivement le lecteur, comme si – Proust ce n’est pas un peu, intervient-elle. Mais je passe outre : Ce passage extraordinaire où le narrateur se dirige en – Je veux dire convoquer Proust, proteste-t-elle. Proust faut pas pousser mémé dans les

Mais je n’écoute pas : Le narrateur se dirige calèche vers un bled, Dumesnil, je crois. Et là : crac ! Il aperçoit trois arbres sur le bas-côté de la route. Trois arbres qu’il n’a jamais vus auparavant, mais dont l’aspect et l’ordonnancement lui paraissent si familiers, suscitent un lui un tel sentiment de réalité, si vous voulez, qu’il éprouve par contraste l’impression étrange d’avoir toujours vécu dans un univers de fiction, ce qui est un comble, quand on y songe. Pour un narrateur, je veux dire. Vous ne trouvez pas ? Ouais oh moi, répond Damiana. Mais je ne relève pas. Je suis tout à ma démonstration : Un peu, poursuit Proust par la voix de son narrateur, un peu comme lorsqu’on croit se réveiller d’un rêve en apercevant fortuitement un objet bien réel par-dessus le livre que l’on est en train de

Oh moi, vous savez, coupe Damiana, dont le pied clac clac clac bouge frénétiquement dans sa tong. Le réel, la fiction, poursuit-elle. La fiction du réel, surenchérit-elle. Le statut de l’auteur hein, ironise-t-elle. Clac clac clac. Je regarde son pied. Je ressens nettement l’effet d’un rétrécissement. Le point de vue du narrateur hein, moque-t-elle. Le le le point de vue du point de vue du narrateur hein, abîme-t-elle. Et Lycée de Versailles. Clac clac clac. La descente sur Hudimesnil. Tout ça. Clac clac clac. Tous les khâgneux de France et de Navarre font leur délice de cette. Clac clac clac. Je sens nettement l’effet d’un encerclement. De cette prise de tête. Clac clac clac. Quoique l’expression de « Pont aux ânes » soit plus juste. Je pose ma main sur le banc de pierre. Sans vouloir vous vexer, hein. Je pose l’autre main sur ce mur. Ce mur qui m’enserre. Ce mur qui m’étouffe. Je ne vous vexe pas en disant ça ? Je fixe mes chaussures. Vexé ? Moi ? Je sens que vont venir les toussotements. Les regards gênés. Allons, allons. Moi ? Vexé ? À mon âge ? Je sens qu’au bout du compte, Damiana me demandera Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ? Et puis il y avait eu cette remarque de ma femme. Parce qu’à force de parler à tort et à travers, m’avait-elle dit un jour. À force de tourner sans cesse autour du

Ma femme, debout, au bout du jardin. Devisant avec ce type, là. Ce Verquin. Ce type tout sourire, qui me fusille du regard. Je ne vous ai pas vexé au moins? s’enquiert de nouveau Damiana Legowisko. Et son pied cesse brusquement de s’agiter. Moi? Vexé? Non non. Son pied qui se tord bizarrement dans sa tong. Bon. Parce que. Il ne faudrait pas que vous. J’insiste : Non non, au contraire. Bon, dit-elle, et à part ça, je veux dire à part vous passionner pour l’écriture, vous

D’un bond, je suis sur mes pieds. Je pointe mon doigt sur ma braguette. Je dis: Oh ! oh ! Je dis : C’est-à-dire que. J’esquisse un sourire douloureux : Je j’ai cette envie. Cette envie pressante. À force de parler, à force de te hausser hein, m’avait dit un jour ma femme. Ah bon, me répond Damiana Legowisko.

(…)

Pas seulement la volonté, continue imperturbablement ma femme. Le courage, évoque-t-elle. Le courage d’aller jusqu’au bout de

Dans ce roman, il y aurait cet enfant, dis-je. Cet enfant maigre. Ce petit szmugler. Il symboliserait en quelque sorte le fils que. Le fils que nous

Mais ma femme n’écoute pas. Bien plus que du courage, poursuit-elle. Une sincérité. Une sincérité vraie. L’honnêteté d’écrire quelque chose de vraiment personnel, insiste-t-elle, me regardant fixement. Comme on regarde un gosse. Un gosse un peu niais. Quelque chose qui te concerne. Quelque chose qui t’appartienne. D’un geste las, un geste que je connais bien, elle désigne la chemise cartonnée à la couverture jaune et les livres qui s’empilent à côté du lit : Pas un truc piqué à droite à gauche. Tes histoires de ghetto, là. De szmuglers. Tes histoires de pendus, de photographes – et je ne sais quoi d’autre. Des histoires volées. Des prétextes. Des échappatoires. Morbides en plus. Des histoires

Macabres ? Oui, macabres, répond ma femme. Et puis complaisantes en un sens, ajoute-t-elle. Contournées. Des prétextes, poursuit-elle. Des prétextes pour ne rien dire, des prétextes pour ne rien

Je veux m’insurger. Tout du moins protester. Il y aurait cette chose à dire au contraire, dis-je mollement. Un moment ou à un autre dans le roman, il y aurait cette chose à

Mais enfin quelle chose à dire ? s’écrie ma femme. Dire que tu as eu tort, c’est ça ? éclate-t-elle. Je sens nettement comme un encerclement. Dire que tu as eu tort d’insister pour que je le perde notre fils, c’est ça ? J’ai les tempes qui bourdonnent. C’EST ÇA ? hurle-t-elle. Je ne sais que répondre. Je suis pris de vertige.

Jean-François Paillard, Pique-nique dans ma tête (Rouergue, 2006,
p. 105-108 et p. 215-216)