plus jamais ?

En écoutant les journalistes, le philosophe Slavoj Zizek se pose quant à lui une autre question essentielle :

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Que penser alors de cette phrase dont l’écho se propage partout : « Rien ne sera plus jamais comme avant le 11 Septembre » ? Cette phrase, et c’est significatif, n’est jamais développée plus avant : c’est un geste vide qui essaie de dire quelque chose de « profond » sans vraiment savoir ce qu’il veut dire. « Vraiment ? », est-on tenté de répondre. Et si, précisément, rien d’épochal n’était arrivé le 11 Septembre ? Et si, comme semble le démontrer le regain massif du patriotisme américain, l’expérience bouleversante du 11 Septembre avait en dernière analyse servi de dispositif mis au service de l’hégémonie américaine visant un « retour à l’essentiel », nue réaffirmation de ses coordonnées idéologiques de base contre le mouvement antimondialiste et autres tentations critiques ? Je devrais peut-être préciser cette proposition en introduisant la temporalité du futur antérieur. Le 11 Septembre, l’occasion a été offerte aux États-Unis d’Amérique de comprendre de quel genre de monde ils faisaient partie. Ils auraient pu la saisir : il n’en a rien été. Ils ont choisi au contraire de réaffirmer leurs engagements idéologiques traditionnels, sans aucun sentiment de responsabilité ou de culpabilité à l’égard du tiers-monde paupérisé : nous sommes les victimes ! (p. 79)

L’alternative est donc la suivante : les Américains vont-ils décider de renforcer plus encore leur sphère ou prendre le risque d’en franchir les limites ? Soit l’Amérique va persister – jusqu’à radicaliser même l’attitude profondément immorale consistant à dire « Pourquoi cela devait-il nous arriver ? Ces choses-là n’arrivent pas chez nous ! » et redoubler d’agressivité à l’encontre du Dehors menaçant -, bref persister dans son passage à l’acte paranoïaque. Soit l’Amérique va finalement se risquer à franchir le pas, traverser l’écran fantasmatique qui la sépare du Monde du Dehors, assumer son appartenance au Monde Réel, opérant cette transition longtemps attendue de « Une chose pareille ne devrait pas arriver ici ! » à « Une chose pareille ne devrait arriver nulle part ! ». C’est la vraie leçon de ces attaques : la seule manière de s’assurer qu’elles ne se produiront plus ici consiste à empêcher qu’elles se produisent partout ailleurs. Bref, l’Amérique devrait apprendre humblement à accepter sa propre vulnérabilité. Et considérer le châtiment des responsables non comme une vengeance exaltante mais comme un triste devoir. Au lieu de cela, elle réaffirme puissamment son rôle de gendarme mondial, comme si les causes du ressentiment à son endroit ne provenaient pas de son excès mais de son manque de pouvoir. (p. 82-83)

Le même processus de déréalisation s’est poursuivi après l’effondrement du World Trade Center : quand bien même le nombre des victimes (trois mille) ne cessait d’être répété, il était frappant de constater la quasi-absence d’images du carnage humain qui avait eu lieu : ni corps démembrés, ni sang, ni visages désespérés de victimes en train de mourir… tout cela contrastant totalement avec la couverture médiatique des catastrophes du tiers-monde où toute la question consiste, au contraire, à faire un scoop de chaque détail macabre : les Somaliens affamés, les femmes bosniaques violées, les hommes égorgés. Ces plans sont toujours précédés d’un avertissement précisant que « ces images pourraient heurter la sensibilité des enfants » : avertissement que nous n’avons jamais vu dans les journaux rendant compte de l’effondrement du World Trade Center. N’est-ce pas une preuve supplémentaire de la manière dont, même dans ce moment tragique, la distance est maintenue entre eux et nous, entre leur réalité et la nôtre ? L’horreur réelle arrive là-bas et non ici. (p. 34-35)

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Matrix (1999), le grand succès des frères Wachowski, a porté cette logique à son comble : la réalité matérielle dont nous faisons tous l’expérience et que nous avons sous les yeux n’est en fait qu’une réalité virtuelle générée et coordonnée par un énorme mégaordinateur auquel nous sommes tous reliés ; lorsque le héros (interprété par Keanu Reeves) se réveille dans la « vraie réalité », il ne voit plus qu’un paysage dévasté et recouvert de ruines calcinées : les restes de Chicago après une guerre planétaire. Morpheus, le chef de la résistance, lui réserve alors une salutation ironique : « Bienvenue dans le désert du réel. » Quelque chose du même ordre n’a-t-il pas eu lieu à New York le 11 Septembre ? Ses habitants ont été confrontés au « désert du réel ». Et, corrompus que nous sommes par Hollywood, le paysage et les images des tours qui s’effondraient ne pouvaient pas ne pas nous rappeler les scènes les plus haletantes des superproductions catastrophes. Lorsqu’on entend que ces attaques ont été un choc absolument inattendu, que l’Inimaginable, l’Impossible s’est produit, on devrait rappeler l’autre catastrophe inaugurale, celle du début du xxe siècle, le naufrage du Titanic. Là aussi ce fut un choc. Pourtant, la possibilité d’un tel événement avait déjà été envisagée par l’imaginaire idéologique, du fait que le Titanic était le symbole de la puissance de la civilisation industrielle du XIXe siècle. N’en va-t-il pas de même pour ces attaques ? Les médias ne nous ont pas seulement assommés sans répit avec les risques de menace terroriste, cette menace était libidinalement investie. Il suffit de se souvenir de toute une série de films, de New York 1997 à lndependence Day, pour comprendre la comparaison récurrente entre ces attaques terroristes et les films catastrophes hollywoodiens : l’impensable, qui a eu lieu, était un objet (le fantasme, et la plus grande surprise est qu’il soit arrivé à l’Amérique ce qu’elle fantasmait. Le dernier épisode de ce nouage entre Hollywood et la guerre contre le terrorisme s’est produit lorsque le Pentagone a décidé de faire appel à Hollywood. Au début du mois d’octobre 2001, la presse a signalé qu’un groupe de scénaristes et de réalisateurs de Hollywood, spécialistes des films catastrophes, avait été formé à l’initiative du Pentagone dans le but d’imaginer des scénarios possibles d’attaques terroristes ainsi que les moyens d’y remédier. Il semblerait d’ailleurs que cette collaboration se soit poursuivie : une série de rencontres entre les conseillers de la Maison Blanche et les producteurs de Hollywood ont eu lieu au début du mois de novembre 2001 afin de coordonner l’effort de guerre et de mettre au point la manière dont Hollywood pourrait aider la « guerre contre le terrorisme » en délivrant le bon message idéologique, non seulement aux Améri-cains mais aussi aux spectateurs du monde entier. Dernière preuve empirique que Hollywood fonctionne comme un «appareil idéologique d’État ». Il faudrait donc renverser la lecture classique selon laquelle l’effondrement du World Trade Center signifierait que le réel a fait intrusion dans notre sphère imaginaire et l’a fait éclater. Bien au contraire, c’est avant que le World Trade Center ne s’effondre que nous vivions dans une réalité sociale où nous ne percevions pas les horreurs du tiers-monde comme partie intégrante de la réalité (la nôtre) mais uniquement sous forme d’apparitions spectrales télévisées. Ce qui a eu lieu le 11 Septembre, c’est l’entrée de cet écran fantasmatique dans notre réalité. La réalité n’a pas fait irruption dans l’image : c’est l’image qui a fait irruption dans notre réalité (c’est-à-dire les coordonnées symboliques qui déterminent ce que nous percevons comme étant la réalité) et l’a fait éclater. Que la sortie de nombreux blockbusters comportant des scènes pouvant faire penser à l’effondrement du World Trade Center (immeubles en flammes, attaqués, actions terroristes…) ait été ajournée après le 11 Septembre (ou tout simplement que ces films aient été mis au placard) devrait être interprété comme la tentative de « refouler » l’arrière-plan fantasmatique sans lequel cet événement n’aurait pas eu une telle portée. Il ne s’agit pas ici de jouer le jeu pseudo-postmoderne qui réduirait l’effondrement des tours à un nouveau spectacle médiatique, à une variante catastrophique des snuff movies pornographiques ; non, la question que nous aurions dû nous poser en regardant les écrans de télévision le 11 Septembre est tout simplement celle-ci : où avons-nous déjà vu cela mille fois ? Que les attaques du 11 Septembre aient été la matière même des fantasmes populaires bien avant qu’elles n’aient vraiment eu lieu nous permet d’aborder un autre exemple illustrant la logique complexe des rêves. Il est facile d’expliquer que les pauvres du monde entier rêvent de devenir américains. Mais de quoi rêvent donc les riches Américains englués dans leur bien-être matériel ? D’une catastrophe globale qui mettrait leurs vies en morceaux. Pourquoi ? C’est ce dont s’occupe la psychanalyse : expliquer pourquoi, en dépit d’un bien-être matériel, nous sommes hantés par des visions cauchemardesques et catastrophiques. (p. 36-39)

Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (2002) (Flammarion, 2005)