c’est le cerveau qui est mis en scène

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Je ne résiste pas à citer également la suite du propos de Deleuze, qui concerne le cinéma de Stanley Kubrick :

La formule d’Antonioni ne vaut que pour lui, c’est lui qui l’invente. Les corps ne sont pas destinés à l’usure, pas plus que le cerveau à la nouveauté. Mais, ce qui compte, c’est la possibilité d’un cinéma du cerveau qui regroupe toutes les puissances, autant que le cinéma du corps les groupait aussi : c’est alors deux styles différents, et dont la différence elle-même ne cesse de varier, cinéma du corps chez Godard et cinéma du cerveau chez Resnais, cinéma du corps chez Cassavetes et cinéma du cerveau chez Kubrick. Il n’y a pas moins de pensée dans le corps que de choc et de violence dans le cerveau. Il n’y a pas moins de sentiment dans l’un et dans l’autre. Le cerveau commande au corps qui n’en est qu’une excroissance, mais aussi le corps commande au cerveau qui n’en est qu’une partie : dans les deux cas, ce ne seront pas les mêmes attitudes corporelles ni le même gestus cérébral. D’où la spécificité d’un cinéma du cerveau, par rapport à celle du cinéma des corps. Si l’on considère l’œuvre de Kubrick, on voit à quel point c’est le cerveau qui est mis en scène. Les attitudes de corps atteignent à un maximum de violence, mais elles dépendent du cerveau. C’est que, chez Kubrick, le monde lui-même est un cerveau, il y a identité du cerveau et du monde, tels la grande table circulaire et lumineuse de « Docteur Folamour », l’ordinateur géant de « 2001 l’odyssée de l’espace », l’hôtel Overlook de « Shining ». La pierre noire de « 2001 » préside aussi bien aux états cosmiques qu’aux stades cérébraux : elle est l’âme des trois corps, terre, soleil et lune, mais aussi le germe des trois cerveaux, animal, humain, machinique. Si Kubrick renouvelle le thème du voyage initiatique, c’est parce que tout voyage dans le monde est une exploration du cerveau. Le monde-cerveau, c’est « L’orange mécanique », ou encore un jeu d’échecs sphérique où le général peut calculer ses chances de promotion d’après le rapport des soldats tués et des positions conquises (« Les sentiers de la gloire »). Mais si le calcul rate, si l’ordinateur se détraque, c’est parce que le cerveau n’est pas plus un système raisonnable que le monde un système rationnel. L’identité du monde et du cerveau, l’automate, ne forme pas un tout, mais plutôt une limite, une membrane qui met en contact un dehors et un dedans, les rend présents l’un à l’autre, les confronte ou les affronte. Le dedans, c’est la psychologie, le passé, l’involution, toute une psychologie des profondeurs qui mine le cerveau. Le dehors, c’est la cosmologie des galaxies, le futur, l’évolution, tout un surnaturel qui fait exploser le monde. Les deux forces sont des forces de mort qui s’étreignent, s’échangent, et deviennent indiscernables à la limite. La folle violence d’Alex, dans « Orange mécanique », est la force du dehors avant de passer au service d’un ordre intérieur dément. Dans « L’odyssée de l’espace », l’automate se détraque du dedans, avant d’être lobotomisé par l’astronaute qui pénètre du dehors. Et, dans « Shining », comment décider de ce qui vient du dedans et de ce qui vient du dehors, perceptions extrasensorielles ou projections hallucinatoires ? Le monde-cerveau est strictement inséparable des forces de mort qui percent la membrane dans les deux sens. À moins qu’une réconciliation ne s’opère dans une autre dimension, une régénérescence de la membrane qui pacifierait le dehors et le dedans, et recréerait un monde-cerveau comme un tout dans l’harmonie des sphères. À la fin de « L’odyssée de l’espace », c’est suivant une quatrième dimension que la sphère du fœtus et la sphère de la terre ont une chance d’entrer dans un nouveau rapport incommensurable, inconnu, qui convertirait la mort en une nouvelle vie.

Gilles Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2 (Minuit, 1985, p. 267-268)