les potentialités futures du cerveau couleur

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Très intéressant aussi ce que Gilles Deleuze écrit au sujet de Michelangelo Antonioni :

« Donnez-moi donc un corps » : c’est la formule du renversement philosophique. Le corps n’est plus l’obstacle qui sépare la pensée d’elle-même, ce qu’elle doit surmonter pour arriver à penser. C’est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre à l’impensé, c’est-à-dire à la vie. Non pas que le corps pense, mais, obstiné, têtu, il force à penser, et force à penser ce qui se dérobe à la pensée, la vie. On ne fera plus comparaître la vie devant les catégories de la pensée, on jettera la pensée dans les catégories de la vie. Les catégories de la vie, ce sont précisément les attitudes du corps, ses postures. « Nous ne savons même pas ce que peut un corps » : dans son sommeil, dans son ivresse, dans ses efforts et ses résistances. Penser, c’est apprendre ce que peut un corps non-pensant, sa capacité, ses attitudes ou postures. C’est par le corps (et non plus par l’intermédiaire du corps) que le cinéma noue ses noces avec l’esprit, avec la pensée. « Donnez-nous donc un corps », c’est d’abord monter la caméra sur un corps quotidien. Le corps n’est jamais au présent, il contient l’avant et l’après, la fatigue, l’attente. La fatigue, l’attente, même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n’est allé plus loin qu’Antonioni dans ce sens. Sa méthode : l’intérieur par le comportement, non plus l’expérience, mais « ce qui reste des expériences passées », « ce qui vient après, quand tout a été dit », une telle méthode passe nécessairement par les attitudes ou postures du corps. C’est une image-temps, la série du temps. L’attitude quotidienne, c’est ce qui met l’avant et l’après dans le corps, le temps dans le corps, le corps comme révélateur du terme. L’attitude du corps met la pensée en rapport avec le temps comme avec ce dehors infiniment plus lointain que le monde extérieur. Peut-être la fatigue est-elle la première et la dernière attitude, parce qu’elle contient à la fois l’avant et l’après : ce que Blanchot dit, c’est aussi ce qu’Antonioni montre, non pas du tout le drame de la communication, mais l’immense fatigue du corps, la fatigue qu’il y a sous « Le cri », et qui propose à la pensée « quelque chose à incommuniquer », l’« impensé », la vie. (p. 246-247)

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Antonioni serait l’exemple parfait d’une double composition. On a souvent voulu trouver l’unité de son œuvre dans les thèmes tout faits de la solitude et de l’incommunicabilité, comme caractéristiques de la misère du monde moderne. Pourtant, selon lui, nous marchons de deux pas très différents, un pour le corps, un pour le cerveau. Dans un beau texte il explique que notre connaissance n’hésite pas à se renouveler, à affronter de grandes mutations, tandis que notre morale et nos sentiments restent prisonniers de valeurs inadaptées, de mythes auxquelles plus personne ne croit, et ne trouvent pour se libérer que de pauvres expédients, cyniques, érotiques ou névrotiques. Antonioni ne critique pas le monde moderne, aux possibilités duquel il « croit » profondément : il critique dans le monde la coexistence d’un cerveau moderne et d’un corps fatigué, usé, névrosé. Si bien que son œuvre passe fondamentalement par un dualisme qui correspond aux deux aspects de l’image-temps : un cinéma du corps, qui met tout le poids du passé dans le corps, toutes les fatigues du monde et la névrose moderne ; mais aussi un cinéma du cerveau, qui découvre la créativité du monde, ses couleurs suscitées par un nouvel espace-temps, ses puissances multipliées par les cerveaux artificiels. Si Antonioni est un grand coloriste, c’est parce qu’il a toujours cru aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler toute notre connaissance cérébrale. Ce n’est pas un auteur qui gémit sur l’impossibilité de communiquer dans le monde. Simplement, le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le peuplent sont encore insipides et incolores. Le monde attend ses habitants, qui sont encore perdus dans la névrose. Mais c’est une raison de plus pour faire attention au corps, pour en scruter les fatigues et les névroses, pour en tirer des teintes. L’unité de l’œuvre d’Antonioni, c’est la confrontation du corps-personnage avec sa lassitude et son passé, et du cerveau-couleur avec toutes ses potentialités futures, mais les deux composant un seul et même monde, le nôtre, ses espoirs et son désespoir. (p. 266- 267)

Gilles Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2 (Minuit, 1985)

C’est l’occasion de signaler que l’on peut écouter en ligne la voix au débit inimitable de Gilles Deleuze : dans ce cours il parle d’Antonioni.