lignes de fuite
Posted on | octobre 9, 2006 | Commentaires fermés
Il ne faut pas chercher si une idée est juste ou vraie. Il faudrait chercher une tout autre idée, ailleurs, dans un autre domaine, telle qu’entre les deux quelque chose passe, qui n’est ni dans l’une ni dans l’autre. (…) les choses, les gens, sont composés de lignes très diverses, et (…) ils ne savent pas nécessairement sur quelle ligne d’eux-mêmes ils sont, ni où faire passer la ligne qu’ils sont en train de tracer : bref il y a toute une géographie dans les gens, avec des lignes dures, des lignes souples, des lignes de fuite, etc.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion, Champs, 1996, p. 16-17)
ça remue dans le net
Posted on | octobre 6, 2006 | Commentaires fermés
Qu’on se le dise : remue.net, site pionnier de l’internet littéraire s’il en est, adopte une nouvelle page d’accueil à la fois plus dépouillée et plus interactive. On la doit au très inventif Julien Kirch, qui est aussi le webmestre du si fascinant Désordre de Philippe De Jonckheere.
A lire (par exemple, car il faut tout lire) : pour filer la métaphore « Désordres » de J.B. Pontalis, pour l’amour des bibliothèques le dossier « bibliothèque(s) en littérature(s) », et, pas seulement pour le remercier de me citer, la page du fondateur de remue.net, François Bon, sur l’internet littéraire : « le livre et internet, vous suivez ».
François Bon qui d’ailleurs a également réorganisé tiers livre, son blog|journal personnel, en y enchâssant la belle page d’ombre oeil noir.
mâcher du papier
Posted on | octobre 4, 2006 | Commentaires fermés
Le livre de Christophe Bataille, Quartier général du bruit (Grasset, 2006), qui évoque de manière à la fois elliptique et percutante la figure complexe de Bernard Grasset dans la période de l’avant-guerre
« Ce portrait je l’avais vu et caressé mille fois – l’oeil de Proust, la bouche de Hitler, et cette peau de cadavre qui semblait tendre la toile, la pièce, les murs, la rue, toute l’industrie, jusqu’à nos pauvres mains qui l’imploraient … » (p. 47)
rappelle que les livres sont aussi du papier (que le narrateur, Kobald – le Diable – « mâche » continûment), les écrivains des narcisses, l’édition un commerce (« Que voulez-vous c’est la perfection du marché. Le commerce transmute la littérature. Nouvelle alliance. », p. 90), les prix littéraires un combat (« on travaillait au couteau, à la baïonnette, on dansait aux tranchées de l’art et du commerce. », p. 108) … et que – non – ce n’était pas mieux avant.
Christophe Bataille, né en 1971, est éditeur chez Grasset depuis 1997.
Il est l’auteur de 5 autres romans :
Anmam (Arléa, 1933) Prix du premier roman et Prix des Deux Magots
Absinthe (Arléa, 1994)
Le maître des heures (Grasset, 1997)
Vive l’enfer (Grasset, 1999)
J’envie la félicité des bêtes (Grasset, 2002)
dans la télévision 3
Posted on | octobre 3, 2006 | Commentaires fermés
Ce n’est pas parce que vous êtes mort que vous avez le droit de ne plus avoir d’avis. C’est très très grave, écoutez-moi. La préparation du temps de cerveau humain disponible étrangle les ritournelles, Monsieur Deleuze, vous m’entendez, l’Ogre joue des cartes reines et l’hippocampe s’agenouille. Quant au néocortex, lui il s’oublie au reptilien. Je dis : la perte du territoire. Et puis je ne crie pas, j’explique.
Une solution, oui, parfaitement. Mais parce que vous connaissez des plateaux toutes les langues et les abécédaires, bordel de merde, Monsieur Deleuze, vous allez m’aider oui ou non. Évidemment que je panique. Sinon je ne serais pas là, agenouillée en plein courant d’air, toute barbouillée d’H5N1. Vous pensez peut-être que ça m’amuse les têtes de poulets en collier, vous croyez que je trouve ça seyant d’avoir des plumes dans les naseaux et des bouts d’abats sous les ongles, en fait vous n’êtes pas si malin. Ne boudez pas, c’est pas le moment.
(…) Le problème le voilà : il porte plus haut et fort que tout, le chant de la télévision. Il s’est infiltré cordes et notes, il s’est lové à la luette, l’hémisphère gauche s’est fait d’abandon argileux, l’hippocampe est docile, les synapses en curée. Je ne crois plus aux ténèbres mais aux supermarchés dont les baffles diffusent une révolution qui porte le nom de Jenifer. Endemol, ça ne doit rien vous dire. Le téléréalisme non plus. En France il n’y a eu, tout du moins pour l’instant, qu’un bon paquet de dépressions nerveuses et puis bien sûr un viol, mais dans le reste du monde on en est au huitième suicide. Huit ex-candidats qui se flinguent, je vous promets que ça fait sens et que ça n’intéresse personne. Évidemment que j’y ai pensé, mais Foucault a clamsé en juin 84, que voulez-vous qu’il pige à cette histoire de fou, il me faudrait des heures pour le mettre au parfum et pas mal de billets que je ne peux pas sortir. Je vous ai dit que je n’avais pas le choix.
Le téléréalisme, oui c’est bien ce que j’ai dit. J’aurais préféré un autre mot, un tout fait par quelqu’un si possible un penseur mais je n’en ai pas trouvé. Baudrillard, lui, il dit ready-madisation, mais ça n’a rien à voir et ça ne m’est pas utile, parce que les oiseaux morts, entre nous, il s’en fout. Loana, oui, c’est ça. Jusqu’à la une du Monde, cet été-là, c’est vrai, quelqu’un a calculé je crois que les coupures de presse faisaient dans les cinq kilos, je dis peut-être des bêtises mais il me semble que c’est ça. Dites-moi c’est très bizarre, comment ce fait-il que. Il passe par M’Batah ou par un de ses confrères, je demande juste au cas où, parce que ça doit douillet. Il vous a raconté aussi la sollerserie, eh bien c’était dans Le Monde, elle va vous plaire, je pense. À l’époque Philippe Sollers avait déclaré : Kenza a un minois d écrivain. Ils se sont vus à la Closerie mais finalement elle a préféré le journalisme.
Dans la merde, c’est bien ce que je vous dis, c’est pour ça que je vous ai fait venir, ce n’est pas mon boulot d’inventer ne serait-ce qu’un syndrome. Vous êtes vraiment déconnecté ou bien vous le faites exprès. Les morts et les vivants dont le travail consiste à produire de la pensée, ils ne m’ont conseillé, au mieux, que des boules Quies. Le téléréalisme, ils ne se rendent pas compte, ils lisent Télérama mais juste les pages culture, ils ne l’allument jamais, la télévision. À part pour les JT, les films de cul ou les débats qui. En général c’est BHL, et Finkielkraut. Vous avez raison, oui, c’est vrai, j’aurais dû commencer par là, vous auriez mieux compris tout de suite.
À cause du territoire et de tous ces sales restes, vous me manquez beaucoup, vraiment, Monsieur Deleuze. Je suis déjà, je sais, dans la télévision. Je suis en elle à elle, ma ritournelle est engloutie je suis dans le ventre de l’Ogre, picotements peau rougie allergie sucs gastriques. Je n’ai plus aucun territoire, je ne suis plus rien sinon une ligne ou un chapitre, de la fiction collective un fébrile prolongement.
Chloé Delaume, J’habite dans la télévision (Verticales, 2006, p. 114-117)
dans la télévision 2
Posted on | octobre 3, 2006 | Commentaires fermés
Chloé Delaume est bien coiffée … et dans son dernier livre, J’habite dans la télévision (Verticales, 2006), la narratrice finit absorbée par la télévision devant laquelle elle s’était voulue « sentinelle » tentant de comprendre comment l’ « ogre » s’y prend pour rendre nos cerveaux « disponibles ».
La juxtaposition très réussie de documents et de chiffres, d’extraits d’émissions, de descriptions neurologiques, d’adresses ironiques au lecteur, de récits tragicomiques des métamorphoses corporelles de la narratrice, de prophéties apocalyptiques et de scènes hilarantes (la rencontre avec l’esprit de Gilles Deleuze par l’intermédiaire du marabout M’Batah!) finit par dresser un état des lieux … édifiant.
à voir en ligne :
- le site et le blog de Chloé Delaume (et ce qu’elle dit de son livre)
- son blog de la forumancière pour France 5 où elle est chroniqueuse d’Arrêt sur images,
- un article de Fabienne Swiatly pour Remue.net.
mutations
Posted on | octobre 1, 2006 | Commentaires fermés
Pour changer d’air, saluons la publication par les éditions du Bélial d‘Axiomatique, un recueil de 18 nouvelles, dont dix inédites en France, de Greg Egan ; ce recueil sera suivi en mai 2007 d’un second, Luminous, puis en 2008 d’un troisième, sans équivalent en langue anglaise, réunissant ses textes les plus récents.
Quatre des romans de Greg Egan ont été traduits et publiés en France :
Isolation (Quarantine, 1992) (Denoël, « Lune d’encre », 2000, Livre de Poche, 2003)
La cité des permutants (Permutation city, 1994) (Robert Laffont, « Ailleurs et demain », 1996, Livre de poche, 2000)
L’énigme de l’univers (Distress, 1995) (Robert Laffont, « Ailleurs et demain », 1997, Livre de poche, 2001)
Téranésie (Teranesia, 2000) (Robert Laffont, « Ailleurs et Demain », 2001, Livre de poche, 2006).
Ces textes passionnants explorent les théories scientifiques actuelles (des neurosciences à la physique quantique, de l’informatique à l’astrophysique) et spéculent sur le meilleur et sur le pire de ce que l’homme est en mesure de devenir demain (ou après-demain).
Greg Egan nous dit-on est né en 1961 à Perth en Australie. Diplômé de Mathématiques, il partage aujourd’hui son temps entre la programmation informatique et l’écriture.
C’est à peu près tout ce que l’on sait sur cet auteur qui reste très discret et dont le nom est peut-être bien un pseudonyme (essayez de couper-coller les 2 premières lettres de son prénom et les 2 premières lettres de son nom puis les 2 dernières lettres de son prénom et de son nom …)
On peut consulter en ligne son site personnel.
Le site Quarante-Deux offre une bibliographie complète, sept courtes nouvelles traduites en français et deux articles critiques de Gérard Klein.
On trouve aussi des notices bio-bibliographiques en français sur les sites Le Cafard cosmique et Chronos. Enfin j’en avais aussi parlé là à l’occasion de la parution d’un article concernant son oeuvre dans la revue Critique.
écrire pour penser
Posted on | septembre 28, 2006 | Commentaires fermés
Le dernier essai de Georges Picard est tout aussi atypique et subjectif que les précédents et son titre, Tout le monde devrait écrire (Corti, 2006), encore plus accrocheur. Il ne faut pas s’y arrêter et découvrir ce texte plein de nuances et de passion, d’humour et d’esprit de résistance, sur la lecture et l’écriture. J’ai aimé notamment la façon dont Georges Picard décrit la cristallisation dans les mots de la « vapeur cérébrale » de la pensée, par exemple :
Pour moi dont la parole est embarrassée, ordinairement hésitante, exceptionnellement explosive et excessive, une pensée riche ou fine ne peut trouver une forme adéquate en dehors de l’écriture. Comme beaucoup, je pourrais aller jusqu’à soutenir que c’est l’écriture qui appelle, stimule et formalise ma pensée. Écrire pour penser plutôt que penser pour écrire : étrange retournement des priorités dans les domaines didactiques, mais positionnement naturel, me semble-t-il, en littérature. Si l’on considère qu’une pensée sans forme n’est qu’une intuition à la limite de l’impalpable, une sorte de vapeur cérébrale, on conçoit aisément l’inéluctabilité de la verbalisation (ou, en tout cas, de la formalisation qui permet de parler de pensée plastique ou musicale). La seule concession, qui n’est pas mince, consiste à accepter l’idée que le lecteur pense en lisant, comme le voyageur vole métaphoriquement en prenant l’avion. Je lis, donc je pense, mais ma pensée est un clignotement le long d’une autre. Pour être au clair avec soi-même, pour savoir de quoi sa propre pensée est réellement capable, l’épreuve de l’écriture me paraît cruciale. Peut-être publie-t-on trop, mais il n’est pas sûr que l’on écrive suffisamment. Tout le monde devrait écrire pour soi dans la concentration et la solitude : un bon moyen de savoir ce que l’on sait et d’entrevoir ce que l’on ignore sur le mécanisme de son cerveau, sur son pouvoir de captation et d’interprétation des stimuli extérieurs. (p. 11-12)
(…) Pourquoi cette – presque – ascèse solitaire ? Pour faire parler en soi la voix personnelle qui se dérobe dans les rapports sociaux. Pour faire remonter à la surface de la conscience organisatrice des éléments mentaux éparpillés, non fixés, magma inconscient et semi-conscient de savoirs que l’on ne sait pas posséder (par savoirs, je n’entends pas des connaissances érudites ; je parle de savoirs du corps, de traces de sensibilité, de bribes de mémorisation… ). (p. 91-92)
On peut lire aussi, au sujet de ce livre un article de Pascale Arguedas.
blogs et jeunes écrivains
Posted on | septembre 26, 2006 | Commentaires fermés
Chloé Delaume corrige son affirmation un peu hâtive ( "Des fois j’ai l’impression qu’en dehors de vingt personnes il ne se passe rien." ) qui, relayée par le blog la littérature de manière tronquée, avait soulevé diverses réactions, par exemple ici, là ou ou là : ces opinions très diverses et les nombreux commentaires qu’elles suscitent (lorsque les commentaires sont ouverts et le restent!) démontrent qu’il y a encore quelques autres jeunes écrivains.
jeux de masques
Posted on | septembre 24, 2006 | Commentaires fermés
Est à la mode le blog littéraire mystère : après l’auteur masqué, voici l’éditeur masqué … on peut également avec Berlol préférer le concombre.
plus jamais ?
Posted on | septembre 11, 2006 | Commentaires fermés
En écoutant les journalistes, le philosophe Slavoj Zizek se pose quant à lui une autre question essentielle :
Que penser alors de cette phrase dont l’écho se propage partout : « Rien ne sera plus jamais comme avant le 11 Septembre » ? Cette phrase, et c’est significatif, n’est jamais développée plus avant : c’est un geste vide qui essaie de dire quelque chose de « profond » sans vraiment savoir ce qu’il veut dire. « Vraiment ? », est-on tenté de répondre. Et si, précisément, rien d’épochal n’était arrivé le 11 Septembre ? Et si, comme semble le démontrer le regain massif du patriotisme américain, l’expérience bouleversante du 11 Septembre avait en dernière analyse servi de dispositif mis au service de l’hégémonie américaine visant un « retour à l’essentiel », nue réaffirmation de ses coordonnées idéologiques de base contre le mouvement antimondialiste et autres tentations critiques ? Je devrais peut-être préciser cette proposition en introduisant la temporalité du futur antérieur. Le 11 Septembre, l’occasion a été offerte aux États-Unis d’Amérique de comprendre de quel genre de monde ils faisaient partie. Ils auraient pu la saisir : il n’en a rien été. Ils ont choisi au contraire de réaffirmer leurs engagements idéologiques traditionnels, sans aucun sentiment de responsabilité ou de culpabilité à l’égard du tiers-monde paupérisé : nous sommes les victimes ! (p. 79)
L’alternative est donc la suivante : les Américains vont-ils décider de renforcer plus encore leur sphère ou prendre le risque d’en franchir les limites ? Soit l’Amérique va persister – jusqu’à radicaliser même l’attitude profondément immorale consistant à dire « Pourquoi cela devait-il nous arriver ? Ces choses-là n’arrivent pas chez nous ! » et redoubler d’agressivité à l’encontre du Dehors menaçant -, bref persister dans son passage à l’acte paranoïaque. Soit l’Amérique va finalement se risquer à franchir le pas, traverser l’écran fantasmatique qui la sépare du Monde du Dehors, assumer son appartenance au Monde Réel, opérant cette transition longtemps attendue de « Une chose pareille ne devrait pas arriver ici ! » à « Une chose pareille ne devrait arriver nulle part ! ». C’est la vraie leçon de ces attaques : la seule manière de s’assurer qu’elles ne se produiront plus ici consiste à empêcher qu’elles se produisent partout ailleurs. Bref, l’Amérique devrait apprendre humblement à accepter sa propre vulnérabilité. Et considérer le châtiment des responsables non comme une vengeance exaltante mais comme un triste devoir. Au lieu de cela, elle réaffirme puissamment son rôle de gendarme mondial, comme si les causes du ressentiment à son endroit ne provenaient pas de son excès mais de son manque de pouvoir. (p. 82-83)
Le même processus de déréalisation s’est poursuivi après l’effondrement du World Trade Center : quand bien même le nombre des victimes (trois mille) ne cessait d’être répété, il était frappant de constater la quasi-absence d’images du carnage humain qui avait eu lieu : ni corps démembrés, ni sang, ni visages désespérés de victimes en train de mourir… tout cela contrastant totalement avec la couverture médiatique des catastrophes du tiers-monde où toute la question consiste, au contraire, à faire un scoop de chaque détail macabre : les Somaliens affamés, les femmes bosniaques violées, les hommes égorgés. Ces plans sont toujours précédés d’un avertissement précisant que « ces images pourraient heurter la sensibilité des enfants » : avertissement que nous n’avons jamais vu dans les journaux rendant compte de l’effondrement du World Trade Center. N’est-ce pas une preuve supplémentaire de la manière dont, même dans ce moment tragique, la distance est maintenue entre eux et nous, entre leur réalité et la nôtre ? L’horreur réelle arrive là-bas et non ici. (p. 34-35)
Matrix (1999), le grand succès des frères Wachowski, a porté cette logique à son comble : la réalité matérielle dont nous faisons tous l’expérience et que nous avons sous les yeux n’est en fait qu’une réalité virtuelle générée et coordonnée par un énorme mégaordinateur auquel nous sommes tous reliés ; lorsque le héros (interprété par Keanu Reeves) se réveille dans la « vraie réalité », il ne voit plus qu’un paysage dévasté et recouvert de ruines calcinées : les restes de Chicago après une guerre planétaire. Morpheus, le chef de la résistance, lui réserve alors une salutation ironique : « Bienvenue dans le désert du réel. » Quelque chose du même ordre n’a-t-il pas eu lieu à New York le 11 Septembre ? Ses habitants ont été confrontés au « désert du réel ». Et, corrompus que nous sommes par Hollywood, le paysage et les images des tours qui s’effondraient ne pouvaient pas ne pas nous rappeler les scènes les plus haletantes des superproductions catastrophes. Lorsqu’on entend que ces attaques ont été un choc absolument inattendu, que l’Inimaginable, l’Impossible s’est produit, on devrait rappeler l’autre catastrophe inaugurale, celle du début du xxe siècle, le naufrage du Titanic. Là aussi ce fut un choc. Pourtant, la possibilité d’un tel événement avait déjà été envisagée par l’imaginaire idéologique, du fait que le Titanic était le symbole de la puissance de la civilisation industrielle du XIXe siècle. N’en va-t-il pas de même pour ces attaques ? Les médias ne nous ont pas seulement assommés sans répit avec les risques de menace terroriste, cette menace était libidinalement investie. Il suffit de se souvenir de toute une série de films, de New York 1997 à lndependence Day, pour comprendre la comparaison récurrente entre ces attaques terroristes et les films catastrophes hollywoodiens : l’impensable, qui a eu lieu, était un objet (le fantasme, et la plus grande surprise est qu’il soit arrivé à l’Amérique ce qu’elle fantasmait. Le dernier épisode de ce nouage entre Hollywood et la guerre contre le terrorisme s’est produit lorsque le Pentagone a décidé de faire appel à Hollywood. Au début du mois d’octobre 2001, la presse a signalé qu’un groupe de scénaristes et de réalisateurs de Hollywood, spécialistes des films catastrophes, avait été formé à l’initiative du Pentagone dans le but d’imaginer des scénarios possibles d’attaques terroristes ainsi que les moyens d’y remédier. Il semblerait d’ailleurs que cette collaboration se soit poursuivie : une série de rencontres entre les conseillers de la Maison Blanche et les producteurs de Hollywood ont eu lieu au début du mois de novembre 2001 afin de coordonner l’effort de guerre et de mettre au point la manière dont Hollywood pourrait aider la « guerre contre le terrorisme » en délivrant le bon message idéologique, non seulement aux Améri-cains mais aussi aux spectateurs du monde entier. Dernière preuve empirique que Hollywood fonctionne comme un «appareil idéologique d’État ». Il faudrait donc renverser la lecture classique selon laquelle l’effondrement du World Trade Center signifierait que le réel a fait intrusion dans notre sphère imaginaire et l’a fait éclater. Bien au contraire, c’est avant que le World Trade Center ne s’effondre que nous vivions dans une réalité sociale où nous ne percevions pas les horreurs du tiers-monde comme partie intégrante de la réalité (la nôtre) mais uniquement sous forme d’apparitions spectrales télévisées. Ce qui a eu lieu le 11 Septembre, c’est l’entrée de cet écran fantasmatique dans notre réalité. La réalité n’a pas fait irruption dans l’image : c’est l’image qui a fait irruption dans notre réalité (c’est-à-dire les coordonnées symboliques qui déterminent ce que nous percevons comme étant la réalité) et l’a fait éclater. Que la sortie de nombreux blockbusters comportant des scènes pouvant faire penser à l’effondrement du World Trade Center (immeubles en flammes, attaqués, actions terroristes…) ait été ajournée après le 11 Septembre (ou tout simplement que ces films aient été mis au placard) devrait être interprété comme la tentative de « refouler » l’arrière-plan fantasmatique sans lequel cet événement n’aurait pas eu une telle portée. Il ne s’agit pas ici de jouer le jeu pseudo-postmoderne qui réduirait l’effondrement des tours à un nouveau spectacle médiatique, à une variante catastrophique des snuff movies pornographiques ; non, la question que nous aurions dû nous poser en regardant les écrans de télévision le 11 Septembre est tout simplement celle-ci : où avons-nous déjà vu cela mille fois ? Que les attaques du 11 Septembre aient été la matière même des fantasmes populaires bien avant qu’elles n’aient vraiment eu lieu nous permet d’aborder un autre exemple illustrant la logique complexe des rêves. Il est facile d’expliquer que les pauvres du monde entier rêvent de devenir américains. Mais de quoi rêvent donc les riches Américains englués dans leur bien-être matériel ? D’une catastrophe globale qui mettrait leurs vies en morceaux. Pourquoi ? C’est ce dont s’occupe la psychanalyse : expliquer pourquoi, en dépit d’un bien-être matériel, nous sommes hantés par des visions cauchemardesques et catastrophiques. (p. 36-39)
Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (2002) (Flammarion, 2005)
« go back — keep looking »