il doit y avoir maldonne
Posted on | mars 9, 2006 | Commentaires fermés
Il doit y avoir maldonne.
L’humanité vient de faire, en quelques années, plusieurs pas décisifs sur la voie de la maîtrise technique du vivant. Ces succès ne sont pourtant pas unanimement célébrés comme autant de progrès illustrant l’intelligence et l’ingéniosité de l’être humain. Bien que les efforts des chercheurs se concentrent sur le meilleur parti à tirer de leurs résultats pour le mieux-être général, on n’entend guère que discours d’épouvante et alertes solennelles. Un tel en vient à s’interroger sur le caractère inhumain de la science ; pour tel autre, la difficulté serait même pour les hommes de lui survivre. Après avoir été idolâtrée pendant des décennies, la science se voit maintenant dénoncée comme détentrice d’un pouvoir maléfique. Et voici qu’on fait de tous côtés l’éloge de la peur comme de la seule voie vers la sagesse face à des désastres annoncés comme inévitables. Nombre de nos philosophes semblent affectés de ce qu’on pourrait appeler le « complexe de Cassandre ».
Tel est l’incipit du livre de Dominique Lecourt, Humain, post humain. La technique et la vie (PUF, 2003, 146 p.).
Je partage tout à fait l’agacement de ce philosophe des sciences devant la frilosité de notre société, et, plus grave, de nos élites intellectuelles face aux mutations qui attendent inévitablement l’humanité. Entrer à reculons (et en se voilant avec application la face) dans le futur me paraît la meilleure solution pour que celui-ci ressemble aux cauchemars annoncés. Ouvrir les yeux (encore!) sur les opportunités d’évolution qui nous seront offertes, tout en restant lucide sur leurs dérives possibles, est peut-être au contraire la meilleure manière de les faire advenir et de les rendre profitables. En outre je ne trouve pas (mais alors vraiment pas!) que la réalité actuelle soit si belle qu’il faille absolument n’y rien changer.
Je n’ai pourtant pas le profil du geek adolescent qui ne lit que de la sf : je suis une femme, parisienne, la quarantaine, de culture littéraire classique (mais qui aime aussi la sf). Cependant les progrès actuels de la science et de la technologie me fascinent, tout autant que me désole la peur et l’incompréhension qu’ils suscitent chez mes contemporains et dans mon entourage amical et professionnel.
C’est la raison d’être de ce blog d’adulte chiant (comme ils disent, les ados) : réfléchir, explorer, tâtonner, rêver, mêler ce que je sais de l’art et de la science, lire et citer, poser en non spécialiste des questions qui m’intéressent, et au passage préciser mes connaissances, souvent trop approximatives.
regards
Posted on | mars 8, 2006 | Commentaires fermés
Je me souviens aussi des regards … des yeux de la Catherine d’Alexandrie du Caravage, de l’autoportrait du Dürer, du Christ rescuscité de Bramante, de la Maja, nue ou vêtue, de l’Amazone de Manet, des portraits de Raphaël, des nains des bouffons des servantes et des petites princesses de Velasquez …
- ce regard là, celui d’Un bar aux Folies-Bergères est peint par Manet : il est à Londres (Gallerie Courtauld) pas à Madrid -
… ce sont souvent des regards dans des visages qui accrochent le mien dans un tableau. C’est sans doute la raison pour laquelle je ressens souvent moins d’émotion devant les tableaux vides d’humains ou abstraits.
Je rattache, peut-être à tort, cette importance des regards dans la peinture au comportement des bébés d’hommes : avant même de voir vraiment, leurs yeux qui voient flou se tournent vers les visages et vers les yeux dans les visages. En naissant le bébé bouge la tête, cligne des yeux, plisse le front, cherche un regard humain, s’y plonge et trouve l’apaisement si ce regard est réceptif. Ce comportement stéréotypé est sans doute un instinct qui le rend capable de communiquer dès que possible afin d’être protégé et nourri. Pendant les premiers mois, le bébé continue d’être attiré surtout par les yeux ouverts et qui le regardent, et durant toute la vie, le cerveau humain traite différemment les visages et les autres objets.
Avec quels yeux des intelligences artificielles verraient-elles ? et, sans l’instinct du nouveau né, seront-elles sensibles aux regards dans les visages et dans les tableaux ? d’ailleurs iront-elles au musée ?
lumière des ménines
Posted on | mars 7, 2006 | Commentaires fermés
Il y a quelques semaines j’ai passé quelques jours à Madrid, pour voir enfin en vrai quelques tableaux de prédilection : Velasquez, Durer, Bosch, Ghirlandaio, Carpaccio, etc.
Je me souviens … de l’éblouissement, de la perte des repères devant l’explosion colorée du Jardin des délices en vrai en grand … de l’air (faussement ?) confus de la classe de maternelle assise devant un Velasquez que son institutrice réprimandait pour son manque de respect envers le grand artiste … des longues plages de contemplation dans la fondation Thyssen-Bornemisza quasi déserte … du côté gore du Saturne dévorant ses enfants sapé par l’hilarité d’un jeune couple de japonais se photographiant mutuellement en train de faire semblant de dévorer leurs enfants … de cette surprenante Sainte famille si gaie et humaine du même Goya plus jeune …

et des Ménines …
ce tableau de Diego Velasquez (1656) qui a fait couler tellement d’encre qu’on se demande comment oser encore en parler : » Le temps n’épuise pas les Ménines, il les enrichit « , écrit Daniel Arasse dans On n’y voit rien.
Ce tableau qui pourtant surprend, par sa lumière particulière que les reproductions ne capturent jamais, ce tableau à la fois beaucoup plus sombre, obscur, ténébreux que je ne l’imaginais mais également intensément lumineux, irisé, radieux.
On s’est beaucoup interrogé sur le miroir au fond à gauche (qui n’en est peut-être pas un) où se reflète (mais pas selon les règles de la perspective) le couple royal : mon sentiment en face de ce tableau est qu’il est tout entier un reflet dans un miroir ? et dans ce cas où est le spectateur ? où suis-je ?
Ou peut-être cette scène est-elle la métaphore de la magie de la mémoire, pour qu’iradie ainsi en son centre cette petite princesse boudeuse et pas très belle mais si grave, comme si elle portait sur ses épaules » l’édifice immense du souvenir » ?
pensée échappée
Posted on | mars 6, 2006 | Commentaires fermés
Hasard donne les pensées, et hasard les ôte ; point d’art pour conserver ni pour acquérir.
Pensée échappée, je la voulais écrire ; j’écris, au lieu, qu’elle m’est échappée.
Blaise Pascal, Les Pensées, VI, » Les Philosophes «
éloge de l'oisiveté
Posted on | mars 5, 2006 | Commentaires fermés
Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m’en reprocher encore une. J’ai dit que l’oisiveté des cercles me les rendait insupportables, et me voilà recherchant la solitude uniquement pour m’y livrer à l’oisiveté. C’est pourtant ainsi que je suis ; s’il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien ; mais il y en a si peu que c’est par-là précisément que je suis toujours moi. L’oisiveté des cercles est tuante parce qu’elle est de nécessité. Celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté. Dans une compagnie il m’est cruel de ne rien faire, parce que j’en suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n’osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j’en ai envie, n’osant pas même rêver ; avant à la fois tout l’ennui de l’oisiveté et tout le tourment de la contrainte ; obligé d’être attentif à toutes les sottises qui se disent et à tous les compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de l’oisiveté ? C’est un travail de forçat.
L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale et ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d’un radoteur qui bat la campagne tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n’en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre XII
la fin du travail
Posted on | mars 3, 2006 | Commentaires fermés
Mais il n’y a pas que la sf … et en ce début de troisième millénaire de plus en plus d’écrivains mélangent les genres pour importer dans un format romanesque plus classique des réflexions sur les mutations technologiques et ce qu’elles impliquent : James Flint, Douglas Coupland, Haruki Murakami, David Mitchell, mais aussi, en France, Philippe Vasset, Michel Houellebecq ou Valérie Tong Cuong par exemple.
Dans Ferdinand et les iconoclastes, publié chez Grasset en 2003 et qui vient de sortir en poche, cette dernière imagine un jeune génie de la finance qui, lassé de travailler, conçoit pour le remplacer un clone virtuel, une machine assistée par un réseau d’ordinateurs, qui réussit au delà de ses espérances.
Ce roman permet à Valérie Tong Cuong de s’interroger et de nous interroger sur un problème de société étroitement lié au perfectionnement des technologies.
Ces technologies sont nées en grande partie du désir de libérer l’homme de taches pénibles, de limiter le temps qu’il est obligé de passer à travailler. Leur évolution accélérée conduit donc naturellement et inéluctablement vers la fin du travail.
Ce n’est pas une catastrophe ! mais une chance pour l’humanité. Encore faut-il pour cela qu’elle l’accepte et se transforme en conséquence.
Il semble qu’un certain nombre d’hommes et de femmes soient en train de le comprendre. Mais, comme souvent, le sommet de la société, les politiques et dirigeants de tout poil, refusent de reconnaître la fin du travail (par aveuglement, conditionnement, calcul ?) et s’obstinent à inventer des taches inutiles pour faire baisser des taux de chômage qui ne baissent pas.
ayas de science-fiction
Posted on | mars 1, 2006 | Commentaires fermés
La possibilité pour l’homme d’être bientôt capable de créer des êtres doués d’une intelligence dite artificielle lui fait peur.
La littérature (de science-fiction essentiellement, mais pas seulement) est peut-être le lieu où cette question est posée avec le plus de pertinence, car au lieu de s’en tenir à des généralités, les auteurs de fictions doivent confronter les théories ou les intuitions qu’ils peuvent avoir sur le sujet à des personnages et à des situations qu’il sont tenus de rendre réalistes.
Lorsqu’il s’agit d’imaginer ce que pourrait être un monde futur où l’homme aurait à composer avec des êtres qui le surpasserait en intelligence et en complexité, beaucoup préfèrent – sans doute car c’est plus facile – surfer sur les craintes. Certains le font avec talent, comme récemment en France Jean-Michel Truong et son Successeur de pierre.

Littérature, films et séries de science-fiction ont cependant aussi créé un certain nombre de personnages plus complexes et plus nuancés, comme le savoureux Data, l’androïde de Star Trek Next Generation, le caustique Francis de L’Âge de Cristal, h2g2, le robot dépressif du Guide Galactique de Douglas Adams, les ayas (Gloria et ses filles) serviables mais facétieuses des Futurs mystères de Paris de Roland C. Wagner, ou Macno, le « casse-couilles » libertaire des éditions Baleine.
D’autres auteurs ont élaboré tout un monde autour de cette notion, tels Greg Egan dans la Cité des permutants ou plus encore Iain M. Banks, dont le cycle de la Culture est peuplé de vaisseaux et de drones aux noms métaphoriques qui observent avec un attendrissement mêlé d’agacement les humains un peu limités mais tellement amusants et surprenants parfois qui vivent à leurs côtés.
intelligence artificielle
Posted on | février 28, 2006 | Commentaires fermés
Si comme l’écrit Proust ci-dessus (pardon ci-dessous, le blog c’est comme les mangas ça se lit à l’envers) « avoir un corps, c’est la grande menace pour l’esprit », il est en ce début du 21e siècle un espoir de refuge hors du corps pour l’esprit : l’intelligence artificielle. Les progrès technologiques de la robotique, bien qu’encore décevants et balbutiants, n’en sont pas moins très rapides.
Pour les francophones non-scientifiques qui souhaitent se tenir au courant, il existe une ressource incontournable sur le sujet, le site foisonnant et passionnant créé en 2000 par Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin : Automates intelligents.
La rubrique Biblionet, notamment, propose des articles très détaillés sur un grand nombre d’ouvrages francophones ou anglophones qui traitent de l’intelligence artificielle, de neurosciences, de nanotechnologies et de pas mal d’autres sujets voisins.
Depuis peu la même équipe propose également deux blogs : Le Blog d’automates intelligents et Philoscience.
L’ensemble est très riche, presque trop riche, et l’on désespère de trouver le temps de lire tout ce qui nous est proposé et de suivre tous les liens.
nouvelle renaissance
Posted on | février 27, 2006 | Commentaires fermés
Appelant de leurs voeux une « nouvelle renaissance », ceux qui rêvent de mutations pour l’humain citent souvent le De la dignité de l’homme du jeune italien Pic de la Mirandole (1463-1494), qui, pour avoir voulu fonder les bases d’une philosophie nouvelle sur la faculté donnée à l’homme de choisir son propre destin, disparut prématurément.
[...] à l’homme naissant, le Père a donné des semences de toute sorte et les germes de toute espèce de vie. Ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront en lui : végétatifs, il le feront devenir plante ; sensibles, ils feront de lui une bête ; rationnels, ils le hisseront au rang d’être céleste ; intellectifs, ils feront de lui un ange et un fils de Dieu. Et si, sans se contenter du sort d’aucune créature, il se recueille au centre de son unité, formant avec Dieu un seul esprit, dans la solitaire opacité du Père dressé au-dessus de toutes choses, il aura sur toutes la préséance. [...] Qu’une sorte d’ambition sacrée envahisse notre esprit et fasse qu’insatisfaits de la médiocrité, nous aspirions aux sommets et travaillions de toutes nos forces à les atteindre (puisque nous le pouvons, si nous le voulons).
Pour qui souhaite se reporter à la source, les excellentes éditions de l’éclat proposent parmi leurs livres en accès libre (ou lyber), le texte du discours De la dignité de l’homme en latin, accompagné d’une traduction française, d’une préface, d’une biographie et de notes.
Le simple fait que ce texte – et pas mal d’autres – soit ainsi accessible en ligne est sans aucun doute l’une des conditions des mutations présentes et futures de la pensée humaine.
humain, transhumain, posthumain
Posted on | février 26, 2006 | Commentaires fermés
Les progrès des techniques et des sciences se sont considérablement accélérés depuis quelques dizaines d’années. Ils ont déjà transformé la nature (que certains voudraient immuable) de l’homme et la transformeront sans aucun doute encore. Beaucoup le déplorent et, anticipant des mutations cauchemardesques et apocalyptiques, conjurent (en pure perte) les scientifiques de cesser d’expérimenter, voire de réfléchir.
D’autres, très minoritaires (surtout en France), souhaitent que les progrès soient accélérés et accompagnés d’une véritable réflexion philosophique. Ils appellent de leurs vœux une mutation profonde de l’humanité, l’avènement d’une posthumanité qui, convenons-en, n’aurait aucun mal à être meilleure que l’humanité actuelle.
Dans Les utopies posthumaines (Omniscience, 2005), Rémi Sussan brosse un tableau chronologique à la fois très fouillé et très clair, critique et bienveillant, des rêves d’avenirs optimistes qu’ont pu faire les hommes, des années 30 à notre début de troisième millénaire, à propos des mutations à venir.
Cet essai très stimulant montre bien notamment comment la réflexion philosophique sur le devenir de l’humain s’est très souvent réfugiée dans les livres de science-fiction, genre malheureusement méprisé par trop d’intellectuels.
Concernant le livre de Rémi Sussan, on peut consulter :
- son blog, Le temps du posthumain,
- son Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur (dans La Spirale)
ainsi que trois interviews :
- par Laurent Courau pour La Spirale,
- par Eric Holstein pour ActuSF
- et par Max pour Le Cafard cosmique