cette question de déménagement
Posted on | septembre 11, 2007 | Commentaires fermés
XLI. Le port
Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.
(…)
XLVIII. Any where out of the world – N’importe ou hors du monde
Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. (…)
Baudelaire, Petits poèmes en prose (1869)
le mont Fuji tout proche
Posted on | septembre 9, 2007 | Commentaires fermés
La question revint, et se précisa, ce qu’il fichait là, dans la ville ? Si c’était d’un japon champêtre qu’il s’était amouraché, avec ses monts brumeux et ses sentiers déserts, ses bords de mer et ses pruniers, que ne battait-il la campagne ? La cherté des transports et la médiocrité de sa débrouillardise étaient-elles de simples prétextes ? Non, non, non, se répondait- il, et même si je savais conduire, sillonner le pays en Twingo n’aurait pas pour moi le moindre charme. La nature au japon était encore très belle, il n’en doutait pas une seconde, il en doutait si peu qu’il l’imaginait aisément, il l’imaginait si bien que la voir était superflu. Son esprit était ainsi fait que de savoir le mont Fuji tout proche le dispensait d’en faire l’ascension. Sans compter la probabilité d’une déception proportionnée, le regret de ne pas l’avoir fait était presque aussi délicieux que la vision du mont Fuji elle-même, il en aurait mis sa main au feu. Du reste, c’était le début de l’été, l’époque des cerisiers en fleur était passée, s’il avait voulu se vautrer dans son rêve, il serait parti fin avril, ou bien à l’automne, et pour Kyôto de préférence, en vue d’y voir rougir les temples et de traîner dans les feuilles mortes – aux accents discrets d’un shamisen. Il n’avait pas prémédité longuement ce voyage. Sur un coup de tête, il s’était vu y engloutir de risibles économies.
Quinze jours plus tôt, il ne pensait pas du tout à fuir. (p. 43-44)Tu es content de ton séjour ?
Je ne voudrais pas exagérer, mais je ne me rappelle pas m’être jamais senti aussi … aussi léger.
Et en y repensant il n’aurait pu dire mieux, ou plus que ça, cette sensation de légèreté. Inappréciable, quand tout d’ordinaire lui semblait peser des tonnes, son passé, sa peur de la mort, la moindre chose qu’on attendait de lui, son corps, les choses, la vie, quoi, tout ce qu’il n’avait pas choisi. Propos d’ivrogne, peut-être, peut-être pas, il se sentait réellement changé, heureusement déboussolé, démagnétisé. Ce qu’il avait pu mariner – quand il suffisait de tourner la tête, d’un pas de côté. Chez lui c’était encore la nuit, il ferait jour lorsqu’il s’y poserait. Le wagon était presque vide, étincelant de propreté, il glissait dans un silence parfait. Ernst s’était installé dans le sens contraire de la marche, afin de ne pas perdre une miette de tout ce qu’il quittait. Dix jours loin de soi, c’était un début, s’il en tirait trois minutes de musique, ce serait le bout du monde, ce serait bien. Au diable les symphonies. La banlieue s’étira et ses centaines de maisons grises et de jardinets identiques, puis ce furent les rizières, les forêts touffues de l’aller qui se balançaient doucement dans le vent. (p. 108-109)Didier da Silva, Hoffmann à Tôkyô (Naïve, 2007)
d'aise, il soupira
Posted on | septembre 8, 2007 | Commentaires fermés
Ce n’était pas un stylite dans son désert, ni un ermite dans sa forêt, il était à Tôkyô par un bel après-midi de juin et, soit volonté soit caprice, il hurlait ces simples mots : Rien à foutre de la réalité. Il s’appelait E.T.A. Hoffmann, comme le poète, ses amis l’appelaient Ernst ou Theodor, jamais Amadeus, c’était trop ridicule.
Comme il s’exprimait en français et qu’il hurlait intérieurement, il n’attirait pas l’attention. Il avait beau s’être juché sur un banc du square dit de la Place du Chien, celui-ci faisant face à l’entrée du métro le plus fréquenté, il n’y avait pas de chance qu’il suscite autre chose que l’indifférence la plus absolue, du reste les Japonais se fichent des Occidentaux comme de leur premier hamburger. Des flots d’adultes cravatés et de jeunes gens peroxydés le croisaient sans lui jeter un seul regard et cette solitude le ravissait, elle augmentait sa joie d’avoir trouvé une phrase qui soit à la fois un sésame, une devise, un programme. Rien à foutre de la réalité. Rien à foutre de la réalité ? À cheval sur les frontières de l’inaudible, son murmure ne souffrait pas de la concurrence des cris, appels, jingles et musiquettes des proches rues commerçantes. Il se situait dans une autre sphère, celle de sa conscience, silencieuse en dehors de moments de panique, d’épisodes migraineux.
Il en eut bientôt assez d’être debout. Sans interrompre sa psalmodie, il prit le parti bourgeois mais commode de s’asseoir sur le banc, il était fait pour ça, et le temps pas moins doué passa, passa, si bien que le soir tomba.
Dans l’intervalle, Peu me chaut la réalité fut préféré et adopté, la répétition du mot foutre se révélant pénible, à l’usage. (p. 13-14)L’avait frappé, en y mettant le pied, que tout semblait converger là. La circularité des lieux n’est pas seule en cause, le grand carrefour de Shibuya – le square n’en occupe qu’une dixième partie, d’ailleurs excentrée – ne propose rien de moins, dirait-on, que d’occulter le reste du monde. Il paraît peu probable, par exemple, qu’au-delà de cette arène de hauts immeubles high-tech se maintienne la vaste blague qu’on connaît sous le nom d’Europe. Il n’y croit plus. Ce n’est ni si enviable ni si vrai que cette tiédeur grise qu’il boit à longs traits, que l’élégance des mots, signes, lignes, partout continuée, que la grâce tranquille de milliers de personnes traversant un théâtre de verre, de fibre optique, d’acier coloré. Ernst feint de penser qu’il n’a pas de passé et la ruse fonctionne, dans ce décor infiniment urbain et très résolument moderne il ne se sent plus une contradiction, ici coexistent, pacifiés, le néon Sprite et l’idéogramme séculaire, l’hystérie consumériste et l’ambigu sourire princier d’une lycéenne translucide. Il s’éprouve quantité négligeable, paquet d’histoires mortes, témoin, enfant, idiot, c’est loin d’être désagréable. (p. 16-17)
Les sushis étaient quelconques, le thé vert insipide avec ostentation. Il y avait une paix si grande dans ce décor impersonnel, ces échoppes désertes, ce repas médiocre, à l’écart du milieu de nulle part, à cent lieues de sa célèbre beauté. À demain temples et jardins, lotus et pagodes, l’extase au surlendemain. On voit plus nettement son âme dans des espaces qui n’en ont pas.
Il considéra son âme. Elle avait disparu. D’aise, il soupira. (p. 24)C’est une chose apparemment commune, de l’eau tombant du ciel. Mais si c’est une eau tiède et douce, qu’elle tombe en gouttes fines et régulières et diffuse une lumière grise, rehaussée d’un blanc frémissant sur le contour des objets qu’elle frappe, et qu’elle nimbe subitement la statue d’un shôgun comme il passe devant les hautes murailles de Chiyoda-ku, c’est une chose folle, inconcevable.
Ernst n’a pas dormi depuis près de quarante-huit heures, la désinvolture avec laquelle son cerveau associe d’habitude le mot de pluie à ce phénomène n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le prodige demeure et sa stupéfaction s’accroît, les ombres aussi et l’éclat qui les frange, l’effet produit est tout à fait semblable aux premiers scintillements du cinématographe.
Il n’y avait pas, dans un périmètre immédiat, âme qui vive. Un corbeau vint se poser sur la tête du shôgun, qui du coup n’eut plus l’air si sévère, Ernst allait en sourire. Statue, pluie et corbeau, ces trois éléments combinés ne formaient pas une vision datable. Cette incertitude, d’autant plus saisissante qu’elle prenait place en un temps, le matin, que son corps ne reconnaissait pas, pour lui c’était obstinément la nuit, fut la source dans le cœur de ce corps d’une émotion intense, comme la confirmation extérieure de ce qui, depuis deux jours, tenait lieu plus haut de pensée. Sans qu’il y soit pour rien, la réalité se diluait et pour finir se niait. C’était trop d’étrangeté d’un coup. (p. 33-34)Didier da Silva, Hoffmann à Tôkyô (Naïve, 2007)
Didier da Silva est né en 1973 dans les Bouches-du-Rhône.
Hoffmann à Tôkyô est son premier roman ; c’est le récit délicat et impressionniste, entre drôlerie et contemplation, de la manière dont un narrateur parvient (en dépit d’un manque total de méthode) à dissoudre sa déprime dans un Japon plus rêvé que réel.
tout à fait libérée
Posted on | septembre 6, 2007 | Commentaires fermés
Je m’appelle Suzanne, j’ai cinquante-deux ans. Cela fait bien trente-cinq ans que je travaille. Douze ans dans ce bureau. Et voilà qu’on me voit assise sans bouger sur un banc à huit heures du soir.
Et ça fait combien de temps que je me suis mariée ? dit Suzanne. Cela fait bien trente ans. Oui. Cela fera trente ans. Il y aura trente ans l’an prochain que je me suis mariée, vingt ans que j’habite cette ville. Et qu’est-ce que cela fait si je reste assise maintenant sans bouger, ce que tout le monde peut voir, sans compter se demander, une femme sur un banc, à huit heures du soir sur un banc, toute seule et assise sur un banc, le banc de la rue Montalbert, si déserte à huit heures du soir. Qu’est-ce que cela fait donc, le banc de la rue Montalbert est presque sur mon chemin, il est donc naturel que je m’assoie puisque je suis si lasse. (p. 11)Et puisque je suis là, dit Suzanne.
De plus en plus assise.
Et puisqu’il faut sécher.
Mon manteau tout mouillé. Je ne suis pas convenable. Mes chaussures, pleines de boue, je ne suis pas convenable ; et mes bas déchirés, mon sac, tout est trempé, tout est devenu sale…
Mais mes pieds. Non. Vraiment. Je ne peux quand même pas mettre mes pieds ici. Pas encore sur le banc. Puisqu’il ne fait pas nuit, dit Suzanne. Et puisqu’il ne pleut plus, attendre que ça sèche. Déjà ça. Attendre ça. Et mes cheveux aussi. Mouillés comme ils le sont ils ne sont pas convenables, je n’ai plus de coiffure. Et mon manteau mouillé, il ne ressemble à rien, je ne suis pas convenable. Trente-cinq ans de travail pour en arriver là. Assise sur un banc. (p. 16-17)Mais qu’on ne me voie plus dans la nuit qui avance, c’est ça qui me soulage, dit Suzanne. Puisque je ne rentre pas. Puisqu’on ne me voit plus. Puisque je suis une ombre. Puisque je suis partie et ne fais plus partie de ce monde, des femmes, qui rentrent à l’heure le soir, dans leur maison, le soir, à six ou sept heures, tous les soirs, après le travail et les courses ; qui retrouvent leur mari, leurs enfants, leur maison, la table et la cuisine ; qui dorment dans leur maison, à côté de leur mari, dans la chaleur du lit et les bras de leur mari ; qui parlent de leur travail, si ça s’est bien passé, et qui parlent de l’école, et comment s’en sortir, et quel avenir ensuite, à table, dans la cuisine, et encore dans le lit, à côté de leur mari, quand tous les enfants sont couchés. Et tout ça tous les jours, semaine après semaine, année après année, et la vie n’est que ça, et il peut bien y avoir toutes les difficultés, toutes les peines du monde, ça ne compte jamais, puisque tout recommence. (p. 22-23)
Parce que ça s’est passé, dit Suzanne.
Ce qui semblait immense, impossible à réaliser, s’est accompli tout seul du seul fait que le temps passe.
Et comme les choses sont simples quand elles ne bougent plus ! dit Suzanne. Les voilà bétonnées dans un ensemble clos qu’on ne peut renverser. Comme il est bon alors de ne plus rien vouloir et d’être comme de l’eau qui coule, tout simplement, sur la pente d’un chemin… Et comme les choses soudain qui semblaient solennelles nous apparaissent naïves, plus du tout mystérieuses mais limpides comme l’eau claire. Plus rien n’est à attendre d’agréable ou de déplaisant et rien n’arrivera plus, puisque c’est fait, maintenant, que peut-il se passer ?
Je pense à ma jeunesse comme à une demoiselle qui me rendrait visite, mais elle est pressée et me quitte, et sur le banc désert je ne suis plus qu’une dame entourée de grands arbres et qu’on ne salue plus. Ma peau tiède et mouillée m’apparaît en rêve fripée : je suis une vieille femme assise sur un banc, tout à fait libérée de la tâche d’être jeune, qualifiée et jolie. (p. 36-37)Et je devrai alors dans le bois de ce banc m’enfoncer pour de bon, être de sa matière et de sa couleur verte, ou simplement rester, laisser faire les années (au bout d’un moment on sait bien que les choses de ce monde deviennent transparentes), et alors je ferai partie du paysage, partie de la ville, de ces rues, des places et des jardins, comme la rue Montalbert, comme la place du même nom, comme les platanes, les bancs, les pierres des monuments, comme les colonies de pigeons ou n’importe quel pauvre. (p. 42-43)
Christina Mirjol, Suzanne ou le récit de la honte (Mercure de France, 2007)
ce « récit » aux accents beckettiens est le monologue terrible et obsessionnel d’une femme, qui, le soir de son licenciement, refuse de continuer et s’assoit sur un banc pour ne plus en bouger.
Christina Mirjol est née à Casablanca en 1949.
Elle est aussi l’auteur de textes pour le théâtre :
Les Cris (Éditions du Laquet, 1999)
La fin des paysages. Polyphonies : récit (Éditions du Laquet, 2001)
même des contrées à venir
Posted on | septembre 5, 2007 | Commentaires fermés
Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir.
Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit. (…)
La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une médiation. (…)
Une carte a des entrées multiples, contrairement au calque qui revient toujours « au même ». Une carte est affaire de performance, tandis que le calque renvoie toujours à une « compétence » prétendue.
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Mille Plateaux (Capitalisme et schizophrénie 2) (Minuit, 1980, p. 11 et p. 20)
::: d’autres cartes (pleines de récits) dans deux blogs : serial mapper et strange maps
::: quant au « Cadastre de Belinda » (ci-dessus) je l’ai trouvé là.
dans toutes les directions
Posted on | septembre 4, 2007 | Commentaires fermés
J’ai commencé à m’intéresser aux cartes quand j’ai compris qu’elles n’entretenaient que des rapports très lointains avec le réel. Séchés, découpés, compressés, coloriés, annotés, les lieux y sont comme des ailes de papillons dans un album : des trophées à manipuler avec précaution. (p. 9)
Pendant un an, j’ai donc entrepris d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l’Institut géographique national, qui couvre Paris et sa banlieue. Au cours de cette quête, j’espérais, comme les héros de mes livres d’enfant, mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde. (p. 10)
À errer sur ces périmètres vacants où rien n’accrochait le regard, j’éprouvais le même sentiment de flottement qu’à la lecture des Corps conducteurs de Claude Simon ou de L’lnquisitoire de Robert Pinget, textes qui ne comportent pas de perspective clairement ménagée mais déploient, telles des cartes, leurs minutieuses descriptions dans toutes les directions et où chaque détail, même le plus trivial, est riche d’un mystère jamais épuisé. Pareils livres manifestent l’étendue, contrairement aux récits de voyage, qui se contentent de réduire l’espace à un itinéraire et d’aligner dates et noms comme on collectionne les cartes postales. (p. 99-100)
Les lieux vides et flous que j’explorais m’offraient le surplus d’inconnu que me refusait désormais la fiction, musique d’ambiance moulinée par la télévision et les magasines, pâte grise égalisant les surfaces, arrondissant les angles et bouchant les fissures. J’étais revenu au réel pour trouver du merveilleux, alors que c’est précisément cette quête qui m’en avait, à l’origine, éloigné. Mais le monde s’était, depuis, considérablement agrandi, et dès qu’on quittait les itinéraires balisés où il présentait sa face usuelle, acceptable, tout s’obscurcissait. C’était dans ces endroits où la réalité excéderait le texte que je voulais me tenir le plus longtemps possible, regardant les phrases gigoter en tous sens comme des poissons fraîchement capturés. (p. 103-104)
Philippe Vasset, Un livre blanc. Récit avec cartes (Fayard, 2007)
Un livre court mais dense, très personnel et très abstrait, qui parle de l’écriture et de la société, de la conscience et de la réalité, de l’aventure et de la contemplation, du passage du temps.
Visiter aussi zones blanches ? Atelier de géographie parallèle : « ce site n’est pas une carte » mais on peut passer des heures à explorer les photographies, sons, vidéos et textes qu’il propose, pour prolonger cette parenthèse du texte :
(ce livre connaîtra un sort similaire : avant même sa publication, certains des lieux qu’il décrit auront été effacés par le reflux urbain, et d’autres seront apparus. Pour éviter qu’elle n’aboutisse, comme la carte qui lui a servi de support, à une représentation figée, l’expérience commencée ici sera poursuivie sur un site Internet, http://www.unsiteblanc.com, avec l’aide des membres de l’Atelier de géographie alternative, un groupe mis en place pour figurer graphiquement ce qui échappe aux représentations usuelles de l’espace). (p. 62)
Philippe Vasset est né le 7 juin 1972.
Sur Un livre blanc, on peut lire :
- François Bon, « Zones vides de la ville » (tiers livre)
- Dominiq Jenvrey, « Fiction documentaire (1) » (remue.net)
- Fabrice Gabriel, « Carte blanche », (Les Inrockuptibles, 612, 21 août 2007, pas en ligne)
- et, sur le site des éditions Fayard, on trouve un entretien video et une bio amusante :
« N’ayant pu faire aventurier international faute des fonds nécessaires à une indispensable greffe de pectoraux, Philippe Vasset s’est rabattu sur le journalisme et l’écriture. Il a publié chez Fayard deux romans peuplés d’aventuriers tous plus internationaux les uns que les autres, Exemplaire de Démonstration (2003 – traduit en anglais, italien et russe) et Carte muette (2004), et un récit totalement dépourvu d’aventures ou d’aventuriers, Bandes alternées (2005). Fatigué de tours du monde en jet privé, d’atterrissages forcés sur des pistes cahoteuses et de rations périmées avalées à l’arrière d’un pick-up, il a consacré son dernier ouvrage, Un livre blanc, à l’exploration des marges de Paris (où il a tout de même réussi à se faire voler son sac).
Philippe Vasset est également rédacteur en chef d’Intelligence Online, une publication spécialisée sur le renseignement, activité qui est à l’aventure internationale ce que le bain moussant est à la starlette.
Lorsqu’il n’est pas absorbé corps et âmes dans une enquête internationale à haut risque, Philippe Vasset regarde les Simpsons à la télé. »
un réel prismatique
Posted on | septembre 3, 2007 | Commentaires fermés
Igor devait photographier certaines choses séance tenante.
La photographie répondait au fonctionnement de son système nerveux. (p. 67)Igor était d’une humeur très étrange. Depuis l’orage, tout se passait comme s’il ne percevait plus le monde qu’au travers des paillettes de verre qui irisaient la surface des meubles et des objets de chez lui. Il découvrait un réel prismatique, composé de souvenirs minces, miroitants, fugitifs, aussi peu visibles que des écailles de poisson sur le bord d’un évier.
Troublé par le mode de fonctionnement inédit qu’adoptaient sa mémoire et sa pensée, il entreprit d’écrire sur un petit carnet noir à élastique des impressions et des images comme l’on note des rêves de peur qu’ils ne s’enfuient au réveil.
Le visage d’un homme dans les rues de Mexico.
Un banc chaud.
Les traces d’un pied humide sur le carrelage.
Un visage penché sur une carte dépliée.
La lumière à travers l’eau d’une fontaine.
*
Il dîna d’une omelette aux fines herbes. Il fit tourner avec le pouce dans la paume de sa main un coquillage fin et luisant comme de la porcelaine. Il appela Monica à Madrid. Il la remercia d’un autoportrait qu’elle lui avait envoyé la veille par internet. Un autoportrait pris avec son téléphone portable tenu à bout de bras. Bougé. Elle faisant le singe. Puis Igor proposa à Monica de passer quelques jours chez lui le dernier week-end de septembre à l’occasion du vernissage d’une exposition collective au musée de l’Élysée à Lausanne. Elle lui dit qu’elle espérait vraiment venir.
Comme toujours ils étaient l’un et l’autre émus de se parler. Et ils étaient frappés par la quantité de choses qu’ils arrivaient à se dire en si peu de temps et en parlant si peu d’eux-mêmes.
*
Le soleil se couchait. C’était l’heure préférée d’Igor. Nuages cyclamen. Montagnes bleu sombre s’obscurcissant. Le chant d’un oiseau. Puis la nuit. Dernier soir d’été. Les gens qui marchent tard dans les rues.
Igor prit dans sa bibliothèque un volume Taschen consacré à Edward Weston. Il ouvrit le catalogue à la page Nude. Oceano.
*
Le lendemain matin Igor nagea près du pont de la Veveyse. Il avançait, la tête orientée vers les vignes. Le ciel était limpide, l’eau calme.
Personne ne s’aperçut de sa disparition. (p. 97-99)
Célia Houdart, Les merveilles du monde (POL, 2007)
Le beau premier roman de Célia Houdart raconte, dans une prose délicate, prismatique elle-aussi et pleine de surprises, l’histoire d’un photographe en cours de dilution – de fenêtres brisées en yeux aveuglés – dans la nature, omniprésente.
Célia Houdart est née le 17 mars 1970 à Boulogne Billancourt.
Elle est depuis 1997 metteur et scène et plasticienne.
Voir en ligne son site et son blog.
Un bel article de Fabrice Gabriel, « L’éveil au monde » (Les Inrockuptibles, 612, 21 août 2007) est repris sur le site des éditions POL, qui proposent aussi les premières pages du livre.
une belle et noble chimère
Posted on | août 31, 2007 | Commentaires fermés
Me voici enfin parvenu au terme jusqu’auquel je m’étais proposé de conduire ces Mémoires. Il n’y en peut avoir de bons que de parfaitement vrais, ni de vrais qu’écrits par qui a vu et manié lui-même les choses qu’il écrit, ou qui les tient de gens dignes de la plus grande foi, qui les ont vues et maniées ; et de plus, il faut que celui qui écrit aime la vérité jusqu’à lui sacrifier toutes choses. De ce dernier point, j’ose m’en rendre témoignage à moi-même, et me persuader qu’aucun de tout ce qui m’a connu n’en disconviendrait. C’est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune; je l’ai senti souvent, mais j’ai préféré la vérité à tout, et je n’ai pu me ployer à aucun déguisement ; je puis dire encore que je l’ai chérie jusque contre moi-même. (…)
Reste à toucher l’impartialité, ce point si essentiel et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu’il a vu et manié. On est charmé des gens droits et vrais ; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent ; on l’est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d’impartialité, je le ferais vainement. On trouvera trop, dans ces Mémoires, que la louange et le blâme coulent de source à l’égard de ceux dont je suis affecté, et que l’un et l’autre est plus froid sur ceux qui me sont plus indifférents; mais néanmoins vif toujours pour la vertu, et contre les malhonnêtes gens, selon leur degré de vices ou de vertu. Toutefois, je me rendrai encore ce témoignage, et je me flatte que le tissu de ces Mémoires ne me le rendra pas moins, que j’ai été infiniment en garde contre mes affections et mes aversions, et encore plus contre celles-ci, pour ne parler des uns et des autres que la balance à la main, non seulement ne rien outrer, mais ne rien grossir, m’oublier, me défier de moi comme d’un ennemi, rendre une exacte justice, et faire surnager à tout la vérité la plus pure. C’est en cette manière que je puis assurer que j’ai été entièrement impartial, et je crois qu’il n’y a point d’autre manière de l’être. (…)
Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l’obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions ? J’ai senti ces défauts ; je n’ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique, je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement. De rendre mon style plus correct et plus agréable en le corrigeant, ce serait refondre tout l’ouvrage, et ce travail passerait mes forces, il courrait risque d’être ingrat. Pour bien corriger ce qu’on a écrit il faut savoir bien écrire ; on verra aisément ici que je n’ai pas dû m’en piquer. Je n’ai songé qu’à l’exactitude et à la vérité. J’ose dire que l’une et l’autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu’ils en sont la loi et l’âme, et que le style mérite en leur faveur une bénigne indulgence. Il en a d’autant plus besoin, que je ne puis le promettre meilleur pour la suite que je me propose.
Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, 1723, tome 20, conclusion
l’œuvre est amère et non triomphale
Posted on | août 30, 2007 | Commentaires fermés
G. qui a inspiré ce livre, et qui nourrit la même ambition, m’a dit, il faut bien occuper sa vie. (p. 14)
À Lausanne, dans une rue descendante et par grand soleil, une femme d’une soixantaine d’années attend gentiment, assise à un arrêt de bus. La rue est un peu déserte en ce jour d’été, peut-être l’est-elle toujours, c’est une rue calme avec des immeubles bas. La femme est bien habillée, elle est droite, propre et fraîche. Elle attend le bus sagement pour aller visiter une amie (dont j’imagine aussi l’appartement suisse, rangé et un peu obscur) ou déjeuner chez un parent, sa fille, son fils… Elle aussi occupe sa vie.
Occuper sa vie, dans la bouche de G., signifie se tenir hors de soi. Peut-on l’imaginer assis, seul, en attente là où rien ne bouge ?
Celui que j’observe, et que j’ai encore du mal à nommer, non plus. Bien qu’on soit saisi par l’isolement que révèlent certaines images, certaines photos. (Une impression assez marquante pour être également à la source de ces lignes.) (p. 16)« Je cherche le silence et la nuit pour pleurer », les mots de Chimène dans Le Cid. Les hommes que je contemple veulent le contraire. Surtout pas la nuit, surtout pas le silence. Encore moins les pleurs. Rien qui puisse ressembler au temps. (p. 23)
C’est véritablement un de vos personnages, dit un ami à qui je viens de lire certains passages de ce texte. (p. 85)
Mon cahier des jours derniers. Que de répétitions. Dans mon cahier, les jours s’égrènent et se confondent, frénésie monotone où cependant l’histoire s’écrit.
Il n’y a pas de lieux dans la tragédie. Et il n’y a pas d’heures non plus. C’est l’aube, le soir ou la nuit. (p. 126)Samuel me dit, toi tu as forcément gagné. Quoi qu’il arrive. Et si on n’est pas au deuxième tour, tu auras gagné sur toute la ligne. Tu auras une vraie tragédie.
J’éprouve le saugrenu du mot gagné.
Par essence, l’œuvre est amère et non triomphale.
Celle-ci en particulier. (p. 147)(…) et c’est exactement cela, me dis-je, que fuient les hommes don je parle, l’endroit où il n’y a rien à attendre, les lambeaux d’hier, le train monotone, l’existence qui passe inaperçue. (p. 181)
Yasmina Reza, L’aube le soir ou la nuit (Flammarion, 2007)
Sentant venir le commentaire assassin, je précise que j’ai acheté et lu ce livre, en dépit d’une couverture médiatique assez dissuasive :
1. pour me faire mon avis moi-même
2. par esprit de contradiction
3. parce que comme personnage romanesque, N. m’intéresse (comme président, moins, mais mon avis n’a pas été suivi par la majorité)
4. parce que j’aime beaucoup la causticité de Yasmina Reza et la manière très singulière dont ses livres en prose notamment (Une désolation, Dans la luge d’Arthur Schopenhauer) décrivent la complexité des comportements humains.
5. parce que je me demande avec insistance pourquoi elle a fait ce livre
6. pour faire comme tout le monde
7. pour faire parler les commentateurs !?
… et j’ai bien fait, car j’y lis autre chose que ce qu’on veut nous vendre : une sorte de tentative d’épuisement d’un homme politique, tentative impressionniste, voire pointilliste (un peu comparable, finalement, au projet de Philippe Vasset scrutant les blancs des cartes) et qui débouche sur un sentiment de vide absolu, malgré l’agitation affolée des jambes terminées par les « pompons » remuants des chaussures (l’un des leitmotiv).
Yasmina Reza est née le 1er mai 1959 à Paris.
La pièce qui l’a rendue célèbre, Art (1994), est disponible en vidéo.
Si vous souhaitez des extraits plus « politiques », voyez le NouvelObs ou Rue89 ; et pour lire des articles plus complets, le NouvelObs, Libé, le Monde, Livres Hebdo, L’Express ou Pierre Assouline (rien que trois billets !)
le choix des adhérents et des libraires
Posted on | août 29, 2007 | Commentaires fermés
Le Prix du roman FNAC a été attribué aujourd’hui (mardi) à Nathacha Appanah pour Le dernier frère, paru aux Éditions de l’Olivier.
Ce titre a été sélectionné parmi les quelque 300 romans français et étrangers lus durant l’été par 300 libraires et 400 adhérents de l’enseigne. Le prix existe depuis 2002 et ses précédents lauréats étaient Dominique Mainard (Leur histoire), Pierre Charras (Dix-neuf secondes), Jean-Paul Dubois (Une vie française), Pierre Péju (Le rire de l’ogre) et Laurent Mauvignier (Dans la foule).
Nathacha Appanah est née en 1973 à Mahébourg, sur l’île Maurice.
Elle vit en France depuis 1998, travaille pour une ONG à Paris, et a déjà publié trois romans chez Gallimard :
Les Rochers de Poudre d’or (Gallimard, 2003) Prix RFO du livre
Blue Bay Palace (Gallimard, 2004)
et La Noce d’Anna (Gallimard, 2005)
On peut lire une présentation plus complète de l’auteur et de son livre, ainsi que les premières pages du roman, dans le catalogue rentrée des Éditions de l’Olivier.
Les pages « Rentrée littéraire 2007 » de la Fnac sont un peu fatigantes à force d’animations, mais on y trouve un blog, des entretiens et des vidéos.
Sur la rentrée, voir aussi la sélection très pratique de Bibliosurf et le « Cabinet de lecture » de Rue89.