choses légères qui consolent de la mélancolie
Posted on | août 26, 2007 | Commentaires fermés
Ils m’amusent, les grands voyageurs, quand je les entends déblatérer sur les enchantements des pérégrinations autour du monde. Ils donnent l’impression de s’en aller jouer à saute frontières en sifflotant, la tête légère, la semelle aérienne, l’humeur badine. Tu parles Charles. Comme s’ils n’éprouvaient ni regret ni déchirement à quitter leur maison, leur chambre, leur lit, leurs pantoufles, la tiédeur des draps qui portent encore l’empreinte de leurs rêves et de leurs doux aveuglements nocturnes.
Bien sûr, je n’ignore pas que le voyage procure quelque félicité. Le dépaysement, la nouveauté, les pagnes de raphia, les paréos, les sampans, les jonques, les baobabs, le Popocatépetl, le pétrel à bec rouge : j’admets les ravissements et les étonnements que procure une fréquentation de l’étranger vu de près. Mais ce sont là des gourmandises qu’on ne déguste qu’une fois sur place. Le départ est une autre paire de manches.
C’est là qu’on éprouve la pesanteur de notre condition. On n’y échappe pas. Personne ne s’en va le cœur léger. Quoi qu’on en ait, s’extirper du douillet des jours n’est jamais une partie de plaisir. Le vague à l’âme monte, la mélancolie gagne, on craint de se noyer dans une tristesse. C’est comme si le cœur se mettait à bégayer. Les plus jobards trompent leur angoisse en plastronnant devant des quidams de rencontre de manière à reculer l’instant de la solitude, les plus minutieux piègent leur inquiétude en s’y reprenant à dix fois pour boucler des bagages qu’ils vont redéfaire dès qu’ils auront cru en être venus à bout, et les plus honnêtes ne trompent ni ne piègent rien, tout occupés qu’ils sont à se ronger les ongles et les sangs. (p. 134)Dans les bons bistrots comme le Barnabé, la lumière commande le temps. À proximité de la vitrine et de la porte, la clarté se montre propice à la hâte, aux petits verres sur le pouce et aux propos vigoureux. Plus on s’enfonce dans la salle, en suivant un éclairage qui hésite et se met à chuchoter, plus on pénètre dans une sorte d’épaisseur du silence, au sein d’une atmosphère brune qu’éclairent à peine quelques appliques placées au-dessus de la vieille banquette grenat. Les minutes s’allongent, une vague torpeur s’installe, les mots pèsent plus lourd.
Le Barnabé est un bistrot qui sait la vertu des ombres et le respect qu’on leur doit.
Je m’asseyais à une table du fond. Je commandais un chocolat chaud. Je laissais mes pensées dériver.
On songe très bien en écoutant des âneries de comptoir. Je prêtais l’oreille à quelques déclarations, je grappillais des mots, je prenais mon temps, je savourais des brins d’existence. (p. 212-213)Il m’a dit vous connaissez l’histoire du type qui voulait apporter un peu d’animation dans la vie de son poisson rouge ? Parce que, entre nous, c’est plutôt mélancolique, une existence de poisson rouge. Les fausses algues, les bulles d’air, même les faux galions engloutis en plastique, ça va bien un moment, mais on en a vite fait le tour. Alors le type, pour lui changer les idées, à son poisson, il lui a installé une piscine miniature au fond de son bocal. C’est con, non ?
Je n’étais pas d’accord. Il y avait une idée, dans cette histoire. On en a débattu pendant un moment et puis voilà, j’ai fini mon verre, j’ai salué tout le monde bien poliment, j’ai poussé la porte du Barnabé, je suis sorti dans la rue. Le soleil était installé dans le ciel comme chez lui. J’ai levé la tête pour qu’il me caresse un peu la peau et je suis rentré chez moi afin de commencer à préparer mon départ.
J’étais bien décidé à m’en construire une, de piscine, au fond de mon aquarium. Et de belles dimensions, encore, pour y jouir enfin de mes aises, au moins un peu. Et si possible beaucoup. (fin, p. 243-244)
Jean-Noël Blanc, La petite piscine au fond de l’aquarium (Joëlle Losfeld, 2007)
C’est le premier livre de Jean-Noël Blanc que je lis (pourtant sa bibliographie est déjà longue) : j’en ai beaucoup aimé l’humour qui oscille entre le léger et le terrible, le caustique et le jeu de mot facile, dans une veine très oulipienne, les variations narratives et le montage serré de courts fragments aux titres facétieux, doublement structurés grâce à des sous-titres génériques très poétiques, par exemple : « (mots qui réjouissent le cœur – n°1) », « (moments qu’on ne parvient pas à oublier – n°7) », « (choses légères qui consolent de la mélancolie – n°13) » ou juste « (ça va ? – n°3).
On trouve en ligne des notices sur Jean-Noël Blanc, né en 1945 à Saint-Etienne, ici, là ou là, et un bel article de Jean-Claude Lebrun, « Jean-Noël Blanc La langue au travail » (L’Humanité, 12 avril 2007).
perceptible par toute intelligence
Posted on | août 25, 2007 | Commentaires fermés
Très peu de passerelles désormais établissent une jonction entre le post-exotisme et la littérature officielle, ce qui n’empêche pas le murmure des hétéronymes d’être audible par toute oreille : perceptible par toute intelligence.
Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998, p. 71)
Antoine Volodine, qui publie une nouvelle leçon de post-exotisme : Songes de Mevlido (Seuil, Fictions, 2007) et s’y entend dès lors qu’il s’agit de brouiller les pistes, déclare dans Le Monde :
« Personnaliser ce narrateur serait en complète contradiction avec mon projet littéraire. J’écris par délégation, je mets en scène des gens emprisonnés qui me sont proches, en essayant de m’effacer en tant qu’auteur. (…) Le post-exotisme ? Une boutade. À un journaliste qui me demandait où je me situais, j’ai répondu que j’écrivais du fantastique post-exotique, ce qui ne veut à peu près rien dire. Puis j’ai vu que l’on prenait le post-exotisme très au sérieux, que le piège se compliquait à l’infini. Je me suis servi de cette notion pour éviter de parler de « mes livres », de « mon œuvre », gommer les frontières du « je » de l’auteur, subvertir ce qui est trop évident au niveau narratif. Aujourd’hui, toutes les ficelles sont connues. On peut y couper. »
et affirme dans L’Humanité :
« J’assume cette proximité inconsciente auteur-personnage, que j’avais déjà théorisée dans le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, en disant qu’entre auteur et personnage il n’y avait pas l’espace d’une feuille de papier à cigarette. »
- La « rencontre » avec Michel Braudeau (Le Monde, 24 août 2007) est accompagnée d’un article, « Mevlido, greffier d’un monde agonisant »
- « Des attentats contre la lune », entretien réalisé par Alain Nicolas (L’Humanité, 23 août 2007), est repris dans remue.net
Quelques autres entretiens en ligne :
- « Écrire en français une littérature étrangère », Chaoïd, 6, automne hiver 2002
- « L’humour du désastre », entretien réalisé le 27 août 2002, La Femelle du requin, 19
- Propos recueillis par Jean-Christophe Millois, Prétexte, 21/22
- « Antoine Volodine à Prague ou Un interrogateur interrogé », Radio Prague, 12 mai 2007
- « L’écriture, une posture militante », propos recueillis par Philippe Savary, Le Matricule des Anges, 20, juillet-août 1997
les objets ne sont pas tristes
Posted on | août 24, 2007 | Commentaires fermés
Ou alors, un autre jour, je marcherais dans la rue avec maman qui me tiendrait par la main, et la police française arracherait ma main et emmènerait maman qui n’aurait pas le temps de m’embrasser avant d’aller mourir dans des chambres à gaz… comme les parents d’Anna pendant la Guerre mondiale… Plus de maman… Je marcherais toute seule en haillons dans la rue comme une pauvre orpheline… Plus de maman … Je pourrais jouer avec ses chaussures et ses bijoux sans qu’elle m’emmerde… Je serais membre d’honneur du Club des amies de Barbie, j’aurais les cheveux blonds et longs jusqu’aux fesses, j’aurais toujours l’air triste et on me dirait que je suis une belle orpheline… Elle rejoindrait mamie au ciel, elle me laisserait seule, et elle serait bien contente de retrouver sa maman là-haut… Maman serait au cimetière… Plus jamais au téléphone dans son lit. À ce moment-là, maman s’est mise à cogner sans arrêt à ma porte. (p. 37-38)
J’ai remarqué que quand on est triste ou qu’il y a une mauvaise nouvelle, la vie autour ne change pas. Comme le jour où mamie est morte, j’étais dehors, et il y avait du vent, et quand on m’a dit que mamie était morte, il a quand même continué à y avoir du vent dans mes mollets. Quand on est triste, les objets ne sont pas tristes, ils font comme si de rien n’était, et ça, ça me rend encore plus triste. (p. 98)
Raphaële Moussafir, Du vent dans mes mollets (Intervista, Les Mues, 2006)
Ces deux jolis petits livres aux couvertures et aux titres amusants de Raphaële Moussafir, Du vent dans mes mollets (2006) et sa suite, Et pendant ce temps-là, les araignées tricotent des pulls autour de nos bilboquets (Intervista, Les Mues, 2007) sont des textes à dire sur scène, qui empruntent sans caricature ni mièvrerie la voix d’une petite fille.
le miroir ment
Posted on | août 21, 2007 | Commentaires fermés
Réfléchir, se réfléchir tel qu’on se voit dans son miroir intérieur, être au plus près possible d’une réalité ressentie, voilà ce qui me semble être la quête de tous ceux qui ne se ressemblent pas, de tous ceux qui pensent qu’il est une évidence : le miroir ment. (p. 19)
Elle vivait de ses habitudes, pas exactement avec des rites, non. Elle s’arrangeait. À cette époque, elle fumait à la fenêtre, à cause de l’odeur. Tout était organisé en fonction de la fenêtre, un bras dehors s’il faisait froid. Le matin, le café se trouvait sur le réfrigérateur à main gauche, une cigarette, le bras coincé au-dehors par la fenêtre, à main droite. Le shampoing, puis la fenêtre avec la serviette sur la tête. Se coiffer, mettre la crème, puis la fenêtre. La douche et vite un bras dehors. À cette époque, elle vivait un bras dedans, un bras dehors. (p. 33)
Elisa ne savait plus comment faire avec cette histoire de dégât des eaux. Si seulement il était possible de déménager encore. De foutre le camp. La présence du second feuillet agissait comme une menace. Elle avait eu tort pour Madame Yo, surtout pour la lettre, de l’écrire. La logique était respectée. Comme dans les films de Rohmer, A entraîne B qui entraîne C. Pas de retour en arrière possible. La machine était lancée. Oublions C. Oublions B. Elle ne portait pas sur elle une odeur de tabac. Elle ne fumait pas. Elle fumait ? C’était faux. (p. 38)
Elisa Pratte était très occupée avec cette nouvelle donnée qui consistait à faire coïncider l’apparence et la réalité. Sa perception du réel différait de celle des autres, elle était seule dans ce cas. Il fallait corriger ce sens défaillant. (p. 103)
Elisa n’aimait pas qu’on la dérange. Le temps consacré aux autres était dans le tronçon du travail, elle était disponible et compétente dans ce cadre. Dans ce qui lui restait d’espace, elle n’aimait pas qu’on la dérange. Elle préférait décider du moment et de la fréquence de ses repas avec ses amis, tous les appels étaient synonymes de contraintes. Elle ne savait pas dire non. (p. 107)
Emmanuelle Peslerbe, Un bras dedans, un bras dehors (Éditions du Rouergue, 2007)
Un bras dedans, un bras dehors est le premier roman, énigmatique et ambigu, écrit dans une langue sobre et elliptique, d’Emmanuelle Peslerbe, née le 23 mai 1962 à Nantes et qui exerce par ailleurs la profession de kinésithérapeute.
Deux articles à lire en ligne :
- Le Littéraire
- Chez Clarabel
mes espaces sont fragiles
Posted on | août 20, 2007 | Commentaires fermés
l’espace (suite et fin)
J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.
Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».
L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
Paris, 1973-1974
Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 122-123)
l'écriture me protège
Posted on | août 19, 2007 | Commentaires fermés
De l’autre côté de la rue, trois pigeons sont longtemps restés, immobiles, sur le rebord du toit. Au-dessus d’eux, vers la droite, une cheminée fume ; des moineaux frileux se perchent sur le sommet des conduits. Il y a du bruit en bas, dans la rue.
Lundi. Neuf heures du matin. Il y a déjà deux heures que j’écris ce texte promis depuis trop longtemps.
La première question est sans doute celle-ci : pourquoi avoir attendu le dernier moment ? La seconde : pourquoi ce titre, pourquoi ce début ? La troisième : pourquoi commencer par poser ces questions ?
Qu’y a-t-il de si difficile ? Pourquoi commencer par un jeu de mots juste assez hermétique pour ne faire sourire qu’un petit nombre de mes amis ? Pourquoi continuer par une description juste assez faussement neutre pour que l’on comprenne bien que si je me suis levé tôt, c’est parce que j’étais très en retard, et que je suis gêné d’être en retard, alors qu’il est évident que je ne suis en retard que parce que précisément le propos même de ces quelques pages qui vont suivre me gêne. Je suis gêné. La bonne question est-elle : pourquoi suis-je gêné ? Pourquoi suis-je gêné d’être gêné ? Vais-je devoir me justifier d’être gêné ? Ou est-ce d’avoir à me justifier qui me gêne ?
Ça peut durer longtemps. C’est le propre de l’homme de lettres de disserter sur son être, de s’engluer dans sa bouillie de contradictions : lucide et désespéré, solitaire et solidaire, beau phraseur de sa mauvaise conscience, etc. Cela fait pas mal d’années que ça dure et ça commence à bien faire. En fin de compte, je n’ai jamais trouvé cela très intéressant. Ce n’est pas à moi d’instruire le procès des intellectuels, je ne vais pas retomber dans le méli-mélo de l’art pour l’art ou de l’engagement…
Mon problème serait plutôt d’arriver, je ne dis pas à la vérité (pourquoi la connaîtrais-je mieux que quiconque et, par conséquent, de quel droit prendrais-je la parole ?), je ne dis pas non plus à la validité (cela, c’est un problème entre les mots et moi), mais plutôt à la sincérité. Ce n’est pas une question de morale, mais une question de pratique. Ce n’est sans doute pas la seule question que je me pose, mais c’est, me semble-t-il, la seule qui, d’une façon quasi permanente, s’avère pour moi cruciale. Mais comment répondre (sincèrement) alors que c’est justement la sincérité que je mets en question ? Comment faire, une fois de plus, pour échapper à ces jeux de miroir à l’intérieur desquels un « autoportrait » ne sera plus que le nième reflet d’une conscience bien élaguée, d’un savoir bien poli, d’une écriture soigneusement docile ? Portrait de l’artiste en singe savant : puis-je dire « sincèrement » que je suis un clown ? Puis-je arriver à la sincérité en dépit d’un attirail rhétorique au sein duquel la succession de points d’interrogation qui jalonne les paragraphes qui précèdent est une figure (dubitation) depuis longtemps répertoriée ? Puis-je vraiment espérer m’en sortir avec quelques phrases plus ou moins subtilement balancées ?
« Le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le… résultat… » Il y a longtemps que je traîne cette phrase derrière moi. Mais il m’est devenu de plus en plus difficile de croire que je m’en sortirai à coups de devises, de citations, de slogans ou d’aphorismes : j’en ai consommé tout un stock : « Larvatus prodeo », « J’écris pour me parcourir » , « Open the door and see all the people », etc., etc. Certaines arrivent encore parfois à m’enchanter, à m’émouvoir, elles ont toujours l’air d’être riches d’enseignements, mais on en fait ce que l’on veut, on les abandonne, on les reprend, elles ont toute la docilité que l’on exige d’elles.
Il n’empêche… Quelle est la bonne question, celle qui me permettra de vraiment répondre, de vraiment me répondre ? Qui suis-je ? Que suis-je ? Où en suis-je ?
Puis-je mesurer quelque chemin parcouru ? Ai-je rempli quelques-uns des buts que je m’étais fixés, si vraiment je me suis un jour fixé des buts ? Puis-je dire aujourd’hui que je suis ce que jadis j’ai voulu être ? Je ne me demande pas si le monde dans lequel je vis répond à mes aspirations, car une fois que j’aurai répondu non, je n’aurai pas l’impression d’avoir davantage avancé. Mais la vie que j’y mène correspond-elle à ce que je voulais, à ce que j’attendais ?
Au départ, tout semble simple : je voulais écrire, et j’ai écrit. À force d’écrire, je suis devenu écrivain, pour moi seul, d’abord, longtemps, pour les autres, aujourd’hui. En principe, je n’ai plus besoin de me justifier (ni à mes yeux, ni aux yeux des autres) : je suis écrivain, c’est un fait acquis, une donnée, une évidence, une définition ; je peux écrire ou ne pas écrire, je peux rester plusieurs semaines ou plusieurs mois sans écrire, ou écrire « bien » ou écrire « mal », cela ne change rien, cela ne fait pas de mon activité d’écrivain une activité parallèle ou complémentaire ; je ne fais rien d’autre qu’écrire (sinon gagner le temps d’écrire), je ne sais rien faire d’autre, je n’ai pas voulu apprendre autre chose… J’écris pour vivre et je vis pour écrire, et je n’ai pas été loin d’imaginer que l’écriture et la vie pourraient entièrement se confondre : j’aurais vécu dans la compagnie de dictionnaires, au fin fond d’une retraite provinciale, le matin je me serais promené dans les bois, l’après-midi j’aurais noirci quelques feuillets, le soir je me serais peut-être parfois délassé en écoutant un peu de musique…
Il va de soi que lorsque l’on commence à avoir des idées pareilles (même si ce ne sont que des caricatures), il devient urgent de se poser quelques questions…
Je sais, en gros, comment je suis devenu écrivain. Je ne sais pas précisément pourquoi. Avais-je vraiment besoin, pour exister, d’aligner des mots et des phrases ? Me suffisait-il, pour être, d’être l’auteur de quelques livres ?
J’attendais, pour être, que les autres me désignent, m’identifient, me reconnaissent. Mais pourquoi par l’écriture ? J’ai longtemps voulu être peintre, pour les mêmes raisons je suppose, mais je suis devenu écrivain. Pourquoi précisément l’écriture ?
Avais-je donc quelque chose de tellement particulier à dire ? Mais qu’ai-je dit ? Que s’agit-il de dire ? Dire que l’on est ? Dire que l’on écrit ? Dire que l’on est écrivain ? Besoin de communiquer quoi ? Besoin de communiquer que l’on a besoin de communiquer ? Que l’on est en train de communiquer ? L’écriture dit qu’elle est là, et rien d’autre, et nous revoilà dans ce palais de glaces où les mots se renvoient les uns les autres, se répercutent à l’infini sans jamais rencontrer autre chose que leur ombre.
Je ne sais pas ce que, il y a quinze ans, en commençant à écrire, j’attendais de l’écriture. Mais il me semble que je commence à comprendre, en même temps, la fascination que l’écriture exerçait – et continue d’exercer – sur moi, et la faille que cette fascination dévoile et recèle.
L’écriture me protège. J’avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d’ingéniosité.
Ai-je encore besoin d’être protégé ? Et si le bouclier devient un carcan ?
Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité.
C’est sans doute, aujourd’hui, ainsi que je peux dire ce qu’est mon projet. Mais je sais qu’il ne pourra aboutir tout à fait que le jour où, une fois pour toutes, nous aurons chassé le Poète de la cité : le jour où nous pourrons, sans rire, sans avoir, une fois de plus, l’impression d’une dérision, d’un simulacre ou d’une action d’éclat, prendre une pioc
he ou une pelle, un marteau-piqueur ou une truelle, ce n’est pas tellement que nous aurons fait quelques progrès (car ce n’est certainement plus à ce niveau que les choses se mesureront), c’est que notre monde aura enfin commencé à se libérer.
Georges Perec, « Les gnocchis de l’automne ou Réponse à quelques questions me concernant » publié dans Cause commune, 1, 1972, p. 19-20
Repris dans Je suis né (Seuil, Librairie du XXe siècle, 1990, p. 67-74)
si mon ventre était plat
Posted on | août 18, 2007 | Commentaires fermés
Récemment, au cours d’une étude menée auprès d’un groupe de femmes issues de milieux défavorisés et de groupes ethniques variés, les enquêteurs ont demandé aux participantes ce qu’elles changeraient prioritairement dans leurs existences si elles en avaient la possibilité ; elles ont en majorité répondu qu’elles souhaiteraient perdre du poids. Je crois que je peux m’identifier à ces femmes parce que j’ai moi-même intégré l’idée que si mon ventre était plat, alors je deviendrais quelqu’un de bien, et je serais en sécurité. Protégée. Je serais acceptée, admirée, importante, aimée. C’est peut-être parce que pendant presque toute ma vie je me suis sentie imparfaite, sale, coupable, méchante, et que mon ventre a été en quelque sorte le sac, la petite valise où toute cette haine de soi s’est réfugiée que j’en suis arrivée à penser ça. À moins que ce ne soit parce que mon ventre est devenu le sanctuaire de mon chagrin, de mes blessures d’enfance, de mes ambitions déçues, de ma rage contenue. Comme un petit tas de dynamite, mon ventre est le centre vers lequel convergent toutes les mèches explosives – l’impératif judéo-chrétien d’être bon ; le postulat patriarcal sur la discrétion des femmes et leur infériorité ; le diktat consumériste qui veut qu’on soit toujours meilleur, ce qui sous-entend que nous sommes nés imparfaits et méchants, et que devenir meilleur implique toujours de dépenser de l’argent, beaucoup d’argent. Peut-être aussi qu’un voyage au cœur de mon ventre et de la vie qui l’anime peut me permettre d’échapper à ces dangereuses contraintes : celles d’un monde qui se fragmente à toute allure en clans fondamentalistes, un monde où les petites phrases toutes faites et les platitudes manichéennes font loi.
Eve Ensler, Un corps parfait : théâtre (The Good Body, 2004). Traduit de l’américain par Béatrice Gartenberg. Adapté par Michèle Fitoussi. Denoël, 2007, p. 8-9
Eve Ensler est née en 1953
Comme sa première pièce, Les Monologues du vagin, créée en 1996, et devenue un véritable phénomène de société, celle-ci manque un peu de nuance dans la dénonciation féministe des travers de nos sociétés, mais cela fait du bien parfois de lire ou d’entendre sur scène certaines choses …
pêcheuse de ligne
Posted on | août 17, 2007 | Commentaires fermés
J’ai l’impression de commencer ce que je n’finirai pas. Entreprendrai-je ? Il faut choisir. Je fais un pas. Personne ne finit la nature, elle se prolonge elle-même. Puisque rien ne se fait. Tout me trouble. Comment font ces adultes pour savoir ce qu’ils font ? Je poursuis ma perte. Sans autant de doutes, et seule, je m’oblige à composer avec ce que je suis devenue et avec ce que les autres arriveront à recevoir sans peine. Certains me diraient qu’ils m’aiment bien. On m’a trouvée bien préparée. Quelqu’un s’avança : « Si je devais être une fille, je voudrais être comme toi, habillée, sourire, avoir peur et regarder pareil. » je n’comprends pas c’qui n’est pas clair. Que veulent me faire entendre mes dires ? Ce que les autres voient.
J’ai le sentiment d’être un peu mieux qu’avant. J’ai des nouveaux défauts depuis ceux de mon adolescence. J’ai été vilaine si longtemps. En pleine déformation, mon trop gros nez avait une bosse qui le penchait à droite. C’était seulement du profil gauche qu’il tenait. Mes sourcils encore trop épais se coiffaient et se recoiff’ront. J’évite la chute qui renforcerait la nullité de mon regard. Mes yeux s’apitoieront sur des paupières aplaties par des cernes géants. Des impuretés hyper présentes me donneront l’air fatigante. Ma tête depuis, je l’ai reconnue. Mon corps change tout l’temps. Mes jambes sont toujours trop courtes pour leurs épaisseurs. Elles impliquent que quand je porte des pantalons, je nettoie tous les sols, en marchant. C’est du ventre que je n’sais pas. Le plus souvent, assez large et plutôt plat, une sorte de protubérance s’y pointe et au centre un nombril. Je suis tout sauf maigrichonne. Ma couleur au naturel change aussi, entre l’olive et le blanc dirty. En général, j’n'les aime pas trop. Sous tous ces défauts, je cache les pires de mes horreurs, qui, si je me plaisais à les recenser, m’auraient éloignée du sujet que j’offre au tout, mon désir.
Peut-être que depuis mon portrait, le monde se racont’ra. Alors, je projette l’avenir, en décollant du moi. Sans faute d’orthographe, je, partira. Avec l’outil du clair esprit, la force activa autrement le fou en moi. J’ai menti, triché, j’ai utilisé des lois. Je me suis améliorée. En me croyant sauvée, j’ai rebu la tasse des fois. Je préviens qui m’intéresse. Dans le futur, ce qui vient de s’commencer, s’organise. Plus loin, quelqu’un est mort. C’est mon égocentrisme. Désormais, la voie est ouverte à des articulations diverses. Ma destinée laissera le tout-faire s’exprimer, et avec attention, des surprises vont en surgir.
Produit d’une génération et produit du temps, sans regret, assumer l’ensemble, le détail est charmant. Tous les espaces corrigent le départ pour une origine anatomique. J’aimerais m’évader… jusqu’ici, après le computer, s’ouvrent les frontières. je déménage sans cesse. (p. 10-11)Je n’ai pas fait d’introduction. Ce récit n’a pas d’portée. Il me manque des transitions. Je n’ai aucun langage. Je n’sais toujours pas comment me présenter. Il y a bien quelque chose. Je m’explique sur le tard. Les raisons de l’histoire sont la colère face à moi. Paresseuse utile. Face aux intellectualisations contemporaines, je n’suis ni costaude ni très forte pour donner des conseils. Je crois en haut et en bas. Le discours m’assassine. En pêcheuse de ligne, je guette l’inspiration. Le poisson croque mon fil. D’autres fois, il va donner sa peau. La rage me pousse à l’élan. Je sursaute pour le public. Crédulité captive. Tous les jours, je veille, et une fois pour de belle. Je maintiens, je n’ai pas de vérité à dire.
Prête pour les journalistes, mes lacunes et mes prouesses, sans problème, je signerais ce qu’il en reste. J’accepterais critiques et publicités. Je n’ai que le but de devenir moi-même.
Je vais me bio-dégrader. Sans aucune actualité, je continue mes suites comme une élève modèle et rebellée. Pas besoin d’choisir une voix pour du style ou du nougat, je suis tout à la fois : menteuse et naturelle. Littéraire imbibée. C’est ma naissance qui a trahi ma vérité. Comme les autres grands esprits, je ne peux pas oublier. Après ce premier cri, sur mes eaux claires et propres, le mensonge m’a portée. Les anges connaissent mes secrets. À figure morbide, je fus façonnée en morte. Je serai bien normale. Sans être hypocrite, je n’veux pas être un modèle. Mon masque est pt’être poétique, j’incarne la violence même. (p. 44-45)
Eva Steinitz, Le livre de l’immaturité (Allia, 2007)
Ces « Carnets » spamés à Lisbonne – en osant (hardiment) revendiquer l’héritage de Pessoa – sont une bonne surprise de lecture, comme beaucoup des jolis livres des éditions Allia.
Le Livre de l’immaturité est le premier livre d’Eva Steinitz, née en 1982 à Paris.
Une critique à lire en ligne : Alain Nicolas, « Oser la littérature », L’Humanité, 3 mai 2007
transvertébration
Posted on | août 15, 2007 | Commentaires fermés
En contrepoint à la lanterne magique de Bergman (qui avait aussi des problèmes avec sa maman), celle de Marcel Proust :
À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n’était autre que la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, tome 1 (Gallimard, Pléiade, 1987, p. 9-10)
J’en profite pour dire que m’énervent tout particulièrement les sites commerciaux, comme celui titré « À la recherche de Marcel Proust … et du temps perdu » (!) dont les liens fleurissent dans les annonces google ou autres (par exemple dans la marge du blog de Pierre Assouline où j’ai trouvé celui-ci) et qui réduisent les écrivains à l’état de produits ou de logos !
il est triste de ne pouvoir avoir à la fois affection et santé
Posted on | août 14, 2007 | Commentaires fermés
La correspondance de Marcel Proust montre également à quel point les rapports entre Proust et sa mère sont passionnels et conflictuels, notamment durant les années 1902-1903. Dans cette lettre par exemple :
Le samedi soir 6 décembre 1902
Ma petite Maman,
Puisque je ne peux pas te parler je t’écris pour te dire que je te trouve bien incompréhensible. Tu sais ou devines que je passe toutes mes nuits dès que je suis rentré à pleurer, et non sans cause ; et tu me dis toute la journée des choses comme : « je n’ai pas pu dormir la nuit dernière parce que les domestiques se sont couchés à onze heures. » Je voudrais bien que cela soit ça qui m’empêche de dormir ! Aujourd’hui j’ai eu le tort, étouffant de sonner (pour avoir à fumer) Marie qui venait me dire qu’elle avait fini de déjeuner et tu m’en as instantanément puni en faisant, dès que j’ai eu pris mon trional, clouer et crier toute la journée.. J’étais par ta faute dans un tel étal d’énervement que quand le pauvre Fénelon est venir avec Lauris, à un mot, fort désagréable je dois le dire qu’il m’a dit, je suis tombé sur lui à coups de poing (sur Fénelon, pas sur Lauris) et ne sachant plus ce que je faisais j’ai pris le chapeau neuf qu’il venait d’acheter, je l’ai piétiné, mis en pièces et j’ai ensuite arraché l’intérieur. Comme tu pourrais croire que j’exagère je joins à cette lettre un morceau de la coiffe pour que tu vois (sic) que c’est vrai. Mais tu ne le jetteras pas parce que je te demanderai de me le rendre pour si cela peut encore lui servir. Bien entendu si tu le voyais pas un mot de ceci. Je suis du reste bien content que cela soit tombé sur un ami. Car si sans doute à ce moment là Papa ou toi m’aviez dit quelque chose de désagréable, certainement je n’aurais rien fait, mais je ne sais pas ce que j’aurais dit. C’est à la suite de ça que j’ai eu si chaud que je n’ai plus pu m’habiller et que je t’ai fait demander si je devais dîner ou non ici. À ce propos tu crois faire plaisir aux domestiques et me punir à la fois en me faisant mettre en interdit et en disant qu’on ne vienne pas quand je sonne, qu’on ne me serve pas à table etc. Tu te trompes beaucoup. Tu ne sais pas comme ton valet de chambre était gêné ce soir de ne pouvoir me servir. Il a tout mis près de moi et s’est excusé en me disant : « Madame me commande de faire ainsi. Je ne peux pas faire autrement. ». – Quant au « meuble » que tu m’as retiré comme du dessert, je ne peux m’en passer. Si tu en as besoin, donne m’en un autre ou alors j’en achèterai un. J’aimerais mieux me passer de chaises. – Pour ce qui est des domestiques, tu sais que je suis psychologue et que j’ai du flair et je t’assure que tu te trompes du tout au tout. Mais cela ne me regarde pas et je serai toujours content de seconder tes vues à cet égard quand tu m’en auras prévenu car je ne peux deviner que quand Marie a fini de déjeuner je m’expose à la faire renvoyer en lui demandant du feu dans une chambre où Fénelon et Lauris n’ont pu rester malgré leur paletot, et à fumer. Mais je suis affligé – si dans la détresse où je suis, toutes ces petites querelles me laissent bien indifférent – de ne pas trouver dans ces heures vraiment désespérées le réconfort moral sur lequel j’aurais cru pouvoir compter de ta part. La vérité c’est que dès que je vais bien, la vie qui me fait aller bien t’exaspérant, tu démolis tout jusqu’à ce que j’aille de nouveau mal. Ce n’est pas la première fois. J’ai pris froid ce soir ; si cela se tourne en asthme qui ne saurait tarder à revenir, dans l’état actuel des choses, je ne doute pas que tu ne seras de nouveau gentille pour moi, quand je serai dans l’état où j’étais l’année dernière à pareille époque. Mais il est triste de ne pouvoir avoir à la fois affection et santé. Si j’avais les deux en ce moment ce ne serait pas de trop pour m’aider à lutter contre un chagrin qui surtout depuis hier soir (mais je ne t’ai pas vue depuis) devient trop fort pour que je puisse continuer à lutter contre lui. Ainsi j’ai voulu mais trop lard ravoir ma lettre pour M. Valette. D’ailleurs je pourrai lui écrire en sens contraire. Nous en reparlerons.
Mille tendres baisers.
Marcel.
Marcel Proust, 102. Lettre à Jeanne Proust, Correspondance. Édition Kolb (Plon). Tome III, p. 190-191
à voir en ligne : le site du Centre de Recherche Kolb-Proust