mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

une fois coupé que le fil

Posted on | juin 26, 2007 | Commentaires fermés

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Pour ceux qui n’y étaient pas (et que donc je n’ai pas ratés!) ou pour prolonger encore un peu la Nuit remue 2, deux items de Continuez dont Jérôme Gontier a lu d’autres passages :

11. – Le fait têtu étant que ma parole avait du mal à être continue vu que le temps durant lequel celle-ci se dévidait ou se nouait ou se dépliait ou s’enroulait en des circonvolutions pas possibles, inimaginables même, m’était compté et qu’en son terme un au revoir allait signer la fin de tout craignais-je, alors qu’en vérité c’était seulement une fois coupé que le fil se mettait à trembler faisant chanter l’air donc et moi dedans, alors seulement que le temps travaillait la parole et qui le travaillait, le remplissant à la manière d’une parenthèse à moins que ce ne fût l’inverse mais je n’étais pas sûr – et je n’aimais pas ça.
(…)
82. Vous avez égaré votre Point de vue ? au moins ce silence médité, têtu et su tel des deux côtés de nous participant en somme d’un jeu eût-il donné crédit même si muet à l’effort par moi consenti pour revêtir les signaux d’une certaine gravité tandis que sinon, dans cet autre cas qui est le plus probable : à savoir qu’il n’a rien remarqué des efforts que j’avais consentis, tout simplement, il me fallait admettre alors que je l’indifférais d’une certaine façon, ce qui était quand même une perspective dure à avaler si ça peut se dire mais aujourd’hui tout cela m’indiffère moi aussi assez voire complètement et aurait même tendance, je dois dire à m’amuser ce qui est un autre signe indubitable je trouve que des choses quelque part bougent et pas seulement le temps et je suis satisfait aussi de ça, depuis le temps et c’est normal je trouve : peut-être est-ce que je m’éloigne de moi ou que je m’en approche ?

Jérôme Gontier est né en 1970.
Continuez paraîtra chez Léo Scheer, dans la collection Laureli, en septembre prochain
C’est son deuxième livre, après (ergo sum) (Al Dante, 2002)
Et, en attendant septembre, on peut lire quatre extraits de Continuez dans remue.net : 1, 2, 3 et 4.

rencontre du troisième type

Posted on | juin 25, 2007 | Commentaires fermés

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Une rencontre, cela ne se fait pas sur des bases égales. C’est une espèce qui en rencontre une autre. Pas l’inverse. L’espèce Dumonde ici n’en rencontre pas une en cette action. Une espèce qui se met là, entièrement en dehors de la volonté collective de celle ci. Un événement donc, en dehors des événements Dumonde. Il n’y a plus Demonde il y a une espèce, et des histoires des chronologies différentes. Une espèce qui se propose une rencontre, avec l’espèce dauphin. Pas avec l’espèce homme. Ce serait amusant. Parce que la communication serait possible. Humilier une espèce qui se croit l’espèce. Une rencontre se fait, ce n’est pas l’espèce Dumonde ici qui la fait c’est une autre espèce, une espèce qui décide qui se rencontre. Une rencontre ce n’est pas égal. Une espèce qui n’est pas égale, se dit une espèce, y mettre un terme, une espèce plusieurs peut-être c’est possible une espèce technologique cela peut être nombreux, jusqu’à ne plus être une unique espèce mais une pluralité, la technique cela peut faire beaucoup de choses. Une pluralité d’espèces et pas de personnes avec cette pluralité d’espèces, peut-être pas Demonde. L’hypothèse que cette pluralité d’espèces ne transporte pas Demonde avec.
(…)
Avec une rencontre extraterrestre c’est de l’inédit tout de suite.
Avec une rencontre extraterrestre c’est L’EXP. TOT. qu’arrive vitesse grand V.
Le plus sûr moyen de créer conscience et psychologie.
Pan dans ta gueule.

Dominiq Jenvrey, L’Exp. tot. Fiction théorique (è®e, 2006, p. 73 et p. 76)

Hier soir c’était la nuit remue : beaucoup de beaux textes, des découvertes, des rencontres, et la soirée se termine par une performance en forme de cours de Dominiq Jenvrey : « L’EXP. TOT. Plan d’attaque » qui évoque la rencontre extraterrestre pouvant advenir.
Et en sortant (juste après car je suis en retard) de la charmante cité Véron où se trouve le Théâtre ouvert, juste derrière le Moulin rouge dont on voit de la terrasse l’arrière des célèbres ailes, le choc quasi extraterrestre du boulevard de Clichy où je mets rarement les pieds, surtout le samedi soir : la vie des terriens bat son plein, les bus déversent des flots de touristes endimanchés directement devant les queues des cabarets, un gros allemand photographie sa femme devant un étalage où trônent des tour eiffels de toutes tailles et matières … au secours les dauphins ! à moi les intelligences extraterrestres !

Dominiq Jenvrey est né en 1975
On peut télécharger L’EXPÉRIENCE TOTALE sur le site de son éditeur
et lire « ExTension de L’EXP.TOT. » sur remue.net.

gardiens de phares

Posted on | juin 24, 2007 | Commentaires fermés

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Encore trois extraits, et une photo de Mauna Kea pour le plaisir.

Dans le domaine des idées, affirme-t-il, on ose moins en groupe. Grothendieck, toujours dans Récoltes et semailles, parlait de l’importance d’être seul pour celui qui cherche. Il l’a mis en pratique en vivant reclus. J’aurais également tendance à contredire Einstein, pour affirmer qu’il faut et qu’il faudra toujours des gardiens de phares. Bien sûr, il existe de moins en moins de phares, d’endroits physiques ou mentaux d’où l’on puisse se poster face à l’horizon infini. Le progrès implique que le regard bute vite sur un terrain connu ou construit . Et pourtant, que ce soit aujourd’hui ou même dans mille ans, les avancées majeures, les ruptures qualitatives ne viendront ni d’une foule ni d’un consensus, ni même d’un travail en réseau. Alors je dois être à l’aise avec cette solitude, je dois l’embrasser comme jamais. (p. 100-101)

Itzhak, de passage à Paris, et déçu de ne pas m’y trouver, s’est étonné par mail que je sois parti aussi longtemps, plus en tout cas que les quelques jours usuels de séminaire. Il ne comprenait pas ce que j’étais venu chercher ici. Je ne suis pas le seul, un chercheur anglais, avec qui il a signé un papier, est récemment parti travailler sur l’île grec de Corfou, avec Internet pour seul cordon. Itzhak parle de manie. Ayant cherché lui-même la réponse (il n’a pas changé, toujours aussi analytique), il m’a envoyé en pdf un texte de Deleuze que je ne connaissais pas, une dizaine de pages sur l’idée d’île. J’ai aussitôt lu. Et quelque chose m’a touché dans ces lignes. Deleuze remarque que les îles sont de deux sortes : dérivées, c’est-à-dire séparées d’un continent, par érosion ou fracture ; ou originaires, essentielles, bouts de terre surgissant de sous les eaux. Hawaï, elle, est de la deuxième essence : une île originaire et éruptive. Rien ne la rattache au reste du monde, en fait, il n’y a pas plus séparée qu’elle. « Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après », elles sont faites pour être désertes. Et quand bien même un homme voudrait y vivre, Deleuze rappelle à l’ordre : « Ce n’est plus l’île qui est séparée du continent, c’est l’homme qui se trouve séparé du monde en étant sur l’île. Ce n’est plus l’île qui se crée du fond de la terre à travers les eaux, c’est l’homme qui recrée le monde à partir de l’île et sur les eaux ». Difficile de phraser plus justement ce que je ressens ici. Je me sens séparé, mais par là, je me sens également créateur, plus accessible à l’imaginaire et à l’idée. (p. 155-156)

Quand on a trouvé l’essentiel, difficile de s’accommoder du reste. Difficile de jouer le jeu du quotidien. Admettons que je me dise : regarder le ciel, y planter mes yeux comme s’il s’agissait d’un événement chaque seconde renouvelé, voilà la seule chose qui compte vraiment. Comment alors composer en société ? Bavarder, médire, flatter, ou même critiquer. C’est l’équation maudite, ceux qui ont saisi l’essentiel le paient tôt ou tard du prix de leur vie. Le centre de leur obsession s’épanouit, ou ronge, au détriment de tout le reste. Sans aller trop loin, le prix d’une vie, j’entends au moins par là vie sociale. Mon instinct de survie ne me protège plus guère. Je sais qu’observer le ciel, l’observer vraiment, s’accompagne d’un monde de renoncements. Renoncer n’est certes pas le mot juste – on ne renonce pas au normal pour l’absolu, on y cède corps et âme. Je me sens donc plutôt sur le point de céder. (p. 166-167)

Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007)

savoir n'est pas la partie la plus agréable de l'intelligence

Posted on | juin 23, 2007 | Commentaires fermés

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S’il ne devait y avoir qu’un sujet d’étude, un seul et unique, évidemment et sans discussion, ce devrait être le ciel. L’astronomie n’est peut-être pas la science de la vraie vie, mais ça ne la rend que plus noble à mes yeux. Elle ne promet rien, elle est même parfaitement inutile. Parce qu’elle ne présente pas de lien direct avec la vie au quotidien, et pour cette raison précise, l’espèce humaine n’arrêtera jamais de chercher. Nul besoin d’invoquer une quelconque rationalité avancée, c’est inscrit dans le programme. Lors d’expériences sur les rats, il a été montré que les animaux étaient prêts à subir de réelles souffrances, décharges électriques ou privation de nourriture, pour explorer leur environnement et découvrir de nouveaux stimuli, de nouvelles sources d’excitation. Aucune différence finalement. Chez l’homme, l’exploration et le besoin d’explication sont des besoins primaires. Voilà pourquoi.
S’allonger dans l’herbe d’un jardin ou sur un toit, et regarder la nuit. Devant le spectacle, peu de gens éludent la question de la profondeur. Jusqu’où ? C’est même ce qui arrête. À l’école primaire, déjà, j’avais demandé à la maîtresse : qu’y a-t-il après le bout de l’Univers ?je n’avais alors obtenu que des yeux ronds. Le soir même, en rentrant à la maison, j’étais revenu à la charge, sans rencontrer plus de succès. Devant l’absence de réponse, j’avais continué quelque temps à m’interroger – placé au bord de l’Univers, juste au bord, que se passe-t-il si l’on tend le bras ? Sous la couette, dans ma chambre d’enfant, dans le noir, j’opérais cette expérience de pensée : j’écartais les bras et tendais les doigts, m’imaginant toucher un air jusque là vierge de tout contact. Je cherchais, avant l’heure. Définir l’existant, c’est définir l’inexistant, et donc, se donner la possibilité de concevoir et d’explorer le rien, ne serait-ce que d’une main ou d’un œil. (p. 36-38)

Ce fut une période bénie. J’ai non seulement regardé, mais aussi beaucoup lu. Beaucoup d’ouvrages d’astronomie. Bestiaires improbables, je devais apprendre ce qu’est un quasar, une naine blanche, une géante rouge, une collision de galaxies, la vie et la mort d’un système stellaire. Sur Internet aussi, j’ai navigué des nuits durant. D’une beauté parfois époustouflante, vertigineuse, les images que j’y trouvais étaient aussi importantes que les livres pour me faire entrevoir l’ampleur de la tâche. Je me suis pris d’une affection toute particulière pour les nébuleuses. Leurs noms, tout d’abord, la trompe de Céphée, la Flambée du Sagittaire, l’Iris du Loup. Et pour ce qu’elles sont, à la fois nurseries et tombeaux de la création, linceuls gazeux d’astres à l’agonie, ou au contraire, utérus de soleils en gestation. Je les faisais défiler en diaporama, épaté par la variété des compositions. Mon terrain d’étude prenait d’un coup une consistance visuelle, je pouvais m’y projeter, réellement. Je me suis régalé. Pourtant, je ne maîtrisais rien de ce que je découvrais. Ça devait faire partie du plaisir, sentir qu’il y avait une infinité de choses que je ne savais pas, des sensations que je n’avais jamais éprouvées. Savoir n’est pas la partie la plus agréable de l’intelligence. Je préfère les terrains inconnus. Déblayer, défricher, se laisser prendre par l’enchantement. L’accélération qu’on ressent alors est d’autant plus forte que le domaine nous est vierge. Un spécialiste peut s’user et s’user encore pour ressentir le centième de ce qu’un ignare peut éprouver en une journée. (p. 51-52)

Les images et les idées se bousculent. Elles se télescopent. Dans tous les sens du terme, je ne sais plus où donner de la tête. La matière est riche, inépuisable même. Chaque ligne de l’article prête à une digression mentale. Je continue, notamment, de réfléchir à la conclusion de ce travail. Quelque chose me retient, une forme d’instinct de survie. De quoi, en effet, pourra être fait l’après ? Je vis avec ce que j’ai trouvé, mais une fois couché sur le papier, j’en serai dépossédé. Il ne me restera rien d’autre que cette forme en tête, universelle par excellence, que je retrouverai à chaque instant, dans le regard des autres, dans chaque équation. Cette forme dont j’aurai accouché, à laquelle je serai à jamais associé, et qui m’empêchera de voir toutes les autres. C’est tout l’effet pervers d’un achèvement. Tant que je n’avais pas trouvé, l’univers, le mien, se définissait en une infinité de solutions. Maintenant que cette recherche s’est précipitée, je me sens prisonnier. Plus que ma Benxédrine à haute dose, les mathématiques elles-mêmes sont une drogue dure. Elles en ont tous les caractères, euphorie addictive, sensation de supériorité, pertes de repères, vertiges, palpitations, culpabilité de se savoir dépendant. Tout y est. Il est difficile de le faire comprendre sans y avoir soi-même goûté. On y rentre peu à peu, la logique s’installe, ce n’est même que ça, une logique auto-suffisante et dévorante. Combien de mathématiciens ai-je vu nerveux à l’idée de perdre le fluide, de ne plus avancer. Ils se lèvent avec un seul objectif en tête, et le soir, se couchent avec le même, alimenté cette fois par l’espoir que le territoire nocturne de l’inconscient sera fertile. Les rêves eux-mêmes sont mobilisés. La réflexion s’infiltre dans chaque anfractuosité de l’esprit. Sans oublier ce vide, qui lui, s’installe tout autour. (p. 74-76)

Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007)

On peut lire en ligne :
- un intéressant entretien de Tarek Issaoui avec Olivia Michel (Zone littéraire)
- un article d’Akram Belkaïd (AgoraVox)
- et y contempler des photos et images des webcams de Mauna Kea, un lieu qui joue un grand rôle dans le roman

shape of Universe©

Posted on | juin 22, 2007 | Commentaires fermés

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Ce qu’ils en feront est une autre histoire. Connaître la forme de l’Univers, c’est pouvoir la tenir dans ses mains. Ils voudront donc du concret. Sur les plateaux de télévision, dans les talk-shows, les présentateurs, ahuris, me demanderont de dessiner, ou de mimer. Ça fera la une, schémas à l’appui. En marge des journaux, des images imprimées, ou des fonds d’écran, les vendeurs auront vite fait de concevoir leur merchandising : des tee-shirts, parfois humoristiques, des casquettes ou des autocollants. Mieux, ils se dépêcheront de fabriquer de petites sculptures de l’Univers, taillées dans le bois, moulées dans du plastique, de toutes les matières, tous les prix, en porte-clés ou presse-papier, à millions d’exemplaires. L’image m’échappera, et se banalisera. Ils auront l’impression d’avoir compris, seulement l’impression ; de même que les globes terrestres se sont massivement vendus au 19ème siècle sans que n’avance vraiment la conscience de vivre sur une petite planète. Ils auront chaque jour l’Univers devant leurs yeux, le verront pendre au rétroviseur d’un taxi, posé sur une étagère de bibelots, dans le salon ou la cuisine, ou qui sait, devenir le logo d’une grande marque. Shape of Universe© ! Ils n’hériteront que d’une image vidée de tout sens à force d’être photocopiée. Une forme démystifiée, tenue dans le creux d’une main, reléguée au rang d’objet. Pour n’en retenir qu’une, parmi l’infini des possibles, ils penseront même avoir fait un grand progrès. La forme de l’Univers rejoindra alors la masse des détails sous laquelle croule l’espèce. Parce qu’elle deviendra proche et disponible, on lui accordera un peu d’attention, au même titre qu’une nouvelle génération de téléphones portables. Elle intégrera les rayonnages. Nul besoin dans ces conditions de prendre du recul, ou de se méfier du trop de sens accordé à la profusion des détails insignifiants, puisque l’Univers lui-même deviendra un objet du quotidien. Cqfd. L’humanité triomphante pourra finir d’affirmer que, définitivement, il y a plus dans nos supermarchés et nos télévisions que dans votre ciel et vos étoiles réunies.

Le début aurait pu être différent, plus lyrique, et plus conforme aux clichés des découvertes scientifiques majeures. Quelque chose comme Eurêka ! Ce n’est pourtant pas aussi simple. Je ne suis pas Archimède, allongé dans sa baignoire, cogitant sur le volume d’eau déplacé. Comparé à mon sujet d’étude, je ne suis même qu’epsilon – du moins, je le pensais. Qu’est-ce qu’un corps, plongé ou non dans une baignoire, comparé aux dimensions de l’Univers ? Minuscule matière terrienne qui se confronte à la totalité, un bout de rien qui ose chercher ses réponses dans l’infiniment grand. La comparaison est indécente. Mais surtout, je ne suis pas Archimède cogitant sur l’eau, parce que je suis partie intégrante de ce sujet. L’eau ne me glisse pas dessus, je suis cette eau. Je fais partie de cet Univers qui s’observe et dont chacune des parois, physiques ou mentales, s’apparente à un miroir. En pensant le système, je me pense donc moi-même. Pour cette raison précise, j’ai longtemps cru impossible toute réponse autre que réflexive : mon cerveau ne pourra jamais s’abstraire physiquement de l’Univers pour mieux l’étudier du dehors.
Je ne suis pas dans une baignoire, mais dans un avion, long-courrier, entre Paris et Los Angeles. À vrai dire, ce n’est pas une mauvaise place pour un cosmologue. Du hublot (je m’arrange toujours pour être en hublot), surtout la nuit, j’ai tout le loisir de regarder l’éther. Le principe est le même que pour Archimède, s’approcher au mieux, se laisser envelopper par le fluide, et qui sait, retenir une idée de passage. Ce n’est pas à sa table de travail que l’on trouve les réponses, mais là-haut, le nez en l’air. D’un avion, on voit tout un monde, le nôtre. Les étoiles, les nuances du soleil couchant, les vortex de l’air au bout de l’aile, la courbure de la Terre déjà visible à dix mille mètres. En vol, il y a beaucoup d’occasions de réfléchir à ce qu’est une planète. Je ne perds d’ailleurs rien du spectacle. Je prends des photos numériques, de tous les angles, à toutes les heures, forçant au besoin les contrastes pour obtenir un résultat. Sur les vols les plus courts, je ne fais que ça. Plusieurs milliers de clichés du ciel, glanés au fil des vols, sont stockés sur le disque dur de mon ordinateur. Ils forment un atlas d’aplats colorés, roses vaporeux, noirs lumineux, dégradés subtils de bleu nuit, et les soirs de chance, mauve électrique d’une aurore boréale. Quand le ciel s’avère décevant, au contraire, je baisse les yeux. Ce sont alors les textures et les contours qui retiennent mon attention. Les côtes revêtent bien sûr un charme particulier, chacune dessinée avec minutie, selon des motifs qu’il faudrait pouvoir toucher jusqu’au moindre galet, la moindre vaguelette, pour pouvoir en mesurer la complexité. Ce n’est jamais répétitif. Un même rivage, pris depuis le même angle, peut par exemple changer du tout au tout (qu’une pierre bouge, c’est suffisant). Suivant l’altitude, le sol gagne ou perd en relief, et force l’œil à se concentrer tantôt sur le dessin d’ensemble – rectangles champêtres, cercles urbains concentriques, routes ou cours d’eau – tantôt sur la profondeur du terrain, avec ses crevasses, ses ridules et ses sommets. Quand les nuages ne m’en empêchent pas, je cherche ainsi à repérer l’instant peu après le décollage où, du hublot, je vois le paysage s’aplatir, et devenir carte. Je profite de chaque variante de ciel ou de terre pour imaginer de nouvelles pistes, de nouvelles formes. Ce sont des moments intenses. Intrigué, mon voisin de fauteuil se penche parfois vers le hublot, s’immisce, pensant que j’ai repéré quelque chose d’extraordinaire (un Ovni ?) ; avant de se rasseoir, déçu, convaincu d’avoir simplement affaire au baptême de l’air d’un grand gosse.
Je prends très souvent l’avion, au contraire. Archimède avait l’eau, j’ai le ciel. Je ne dis jamais non à un déplacement. Dans mon métier, les sollicitations sont fréquentes, ça me convient. Malgré les désagréments, l’air confiné des cabines, la nourriture répétitive, et mes longues jambes qui ont trop appris à se recroqueviller (même dans un large fauteuil, je me regroupe), j’adore ça : une vie d’allers-retours entre les différents points du globe, centres de recherche, laboratoires, et l’atmosphère pour seule transition. Une existence entre parenthèses, comme rêvée, très loin du bruit du monde et des pesanteurs du quotidien, affranchie de cette gravité propre à l’espèce humaine. Je sais, par mes rares incursions dans le monde réel, que je ne perds pas grand-chose en esquivant l’affairement des villes et de leurs habitants. Là-haut, entre deux aéroports, j’ai ma tranquillité. Une place dans un avion, même petite, près d’un hublot, est sans doute la meilleure des chambres que j’aurais pu me trouver.

Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007, p. 8-12)

Telles sont les premières pages de ce deuxième roman beau et original, dans lequel un mathématicien génial qui a découvert quelle est la forme de l’univers se demande s’il doit publier sa découverte ou choisir la fuite. Cette aventure très cérébrale sert de prétexte à une réflexion passionnante sur la solitude des hommes, l’obsession scientifique et l’universalité des formes – celles de l’art et celles du monde.

Tarek Issaoui a 33 ans. Il est l’auteur d’un premier roman, J’ai (Stock, 2003). De formation scientifique, il a aussi été trader et journaliste économique et financier, et vient de reprendre une activité dans une grande banque internationale.

courir est le meilleur choix

Posted on | juin 21, 2007 | Commentaires fermés

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En ces temps électoraux, les propositions très suggestives pour se tirer de situations conflictuelles de la réédition chez Rivages du répertoire chinois de proverbes tactiques inspirés par le Yi King, Les 36 stratagèmes, a été beaucoup utilisée par les journalistes : « 1. Traverser la mer à l’insu du ciel », « 7. Créer de l’être à partir du rien », « 10. Cacher un couteau derrière un sourire », « 14. Emprunter un cadavre pour y loger une âme », « 26. Montrer du doigt le mûrier pour sermonner le sophora », « 27. Jouer au simple mais non au fol », « 28. Retirer l’échelle après avoir fait grimper l’autre au toit », « 30. D’invité se transformer en maître de céans », etc.

Mon stratagème préféré est bien sûr le trente-sixième : « Mais la fuite est encore le mieux … ». Toutefois, à cette traduction des éditions Rivages, j’ai tendance à préférer celle, plus elliptique et très élégante, proposée en ligne par l’AFPC :

courir est le meilleur choix

Opte contre !
Choisis de ne pas participer,
de ne pas jouer le jeu que ton adversaire joue.

Cette base des principaux textes classiques chinois proposée en ligne par l’Association Française des Professeurs de Chinois est rendue très agréable à parcourir et à utiliser par une excellente utilisation des liens hypertextes.

n'ayant pas d'alternative

Posted on | juin 20, 2007 | Commentaires fermés

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L’exposition consacrée à Samuel Beckett par Nathalie Léger et Marianne Alphant à Beaubourg n’avait pas plu du tout à Philippe De Jonckheere ! J’y suis allée tout de même car, depuis que j’ai moi même participé à la conception d’une exposition sur un de mes écrivains préférés, je suis pleine d’indulgence envers tout ceux qui se trouvent face à cette impossible et si frustrante tâche. Et, en ce qui me concerne, j’ai trouvé mon miel (et l’envie de lire ou relire certains textes) dans cette exposition, dont j’ai toutefois regretté qu’elle fasse une trop grande part au seul côté obscur de Beckett. Mais j’y ai découvert par exemple les oeuvres de Jean-Michel Alberola, qui justement soulignent l’immense humour de l’écrivain.

Cet humour tragique est aussi mis en évidence avec beaucoup d’intelligence par les écrivains et philosophes qui s’interrogent, devant des nuages qui passent, sur l’obsession du temps qu’il fait, du ciel, de la météo et des parapluies chez Beckett dans « How far is the sky ? », un film réalisé par Pascale Bouhénic pour cette exposition : Pierre Zaoui parle à merveille du gris comme concept philosophique et des précautions inutiles que sont les omniprésents parapluies ; et Jean Echenoz rappelle que la première phrase du premier roman est une « réécriture drôle, intrigante et tragique » du célèbre verset de L’Ecclésiaste, « Rien de nouveau sous le soleil » :

Le soleil brillait, n’ayant pas d’alternative, sur le rien de neuf.
The sun shone, having no alternative, on the nothing new.
Murphy (1938) (Minuit, 1954, p. 7)

les gens sont un vrai souci

Posted on | juin 17, 2007 | Commentaires fermés

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Le problème majeur – l’un des problèmes majeurs, car ce n’est pas le seul – l’un des nombreux, donc, problèmes majeurs que soulève l’exercice du pouvoir est fonction de qui on trouve pour l’exercer ; ou plutôt, de qui s’arrange à amener les gens à le laisser l’exercer sur eux.
En résumé, il est un fait patent, que ceux-là mêmes qui ont le plus envie de gouverner les gens sont, ipso facto, les moins aptes à le faire. Pour résumer le résumé : quiconque est capable de parvenir à se faire élire président ne devrait à aucun prix être laissé libre d’exercer cette fonction. Pour résumer le résumé du résumé : les gens sont un vrai souci.

Douglas Adams, Le Dernier restaurant avant la Fin du Monde, Guide du Voyageur Galactique – H2G2, II (1979, Folio SF, p. 228)

et puis, quand même, quelques lectures pour se donner l’envie d’aller voter tout à l’heure :
::: Raphaël Anglade, « Abstentionnistes : on se lève, on se bouge, on vote ! » (Betapolitique)
::: Mona Chollet, « Faiblesse de l’imaginaire de gauche. Rêver contre soi-même » (Périphéries)
::: Corinne Maier, « Moi y en a rien comprendre »
::: Nico Shark (les autres jours aussi !)
::: enfin ne pas oublier de regarder Arrêt sur images (pour moi ce sera en différé sur internet car 12h30 le dimanche, c’est trop tôt!) en croisant les doigts pour que ce ne soit pas le dernier. Post scriptum : compléments d’informations.

le fardeau dont ils prétendaient me soulager

Posted on | juin 16, 2007 | Commentaires fermés

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Comme je suis léger tout à coup ! C’était donc toute cette chair qui pesait. Je m’en doutais : mes muscles constituaient le fardeau dont ils prétendaient me soulager. Je n’étais pas si gras, remarquez, mais tout s’accumulant faisait une lourde charge. Les poches des organes sont toujours pleines à craquer, déformées par les reliefs et les angles de leur très mystérieux contenu. C’est à se demander si les flux sanguins et lymphatiques ne charrient pas aussi des troncs ou des galets. Je me maintenais moi-même avec peine la surface de ces torrents, au prix d’une lutte de chaque instant, tenté souvent de renoncer à cette nage vaine et de me laisser couler. J’avais dans l’idée que mon corps abandonné à lui-même deviendrait plus pesant encore. Or il me parut plutôt que je m’envolais. Ai-je rêvé ? En tout cas, il n’y a plus d’oiseaux sur les perchoirs de ma cage thoracique.

Éric Chevillard, Commentaire autorisé sur l’état de squelette (Fata Morgana, 2007, p. 65-66)

le confort douillet de la virtualité

Posted on | juin 15, 2007 | Commentaires fermés

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Wu Li monte à la tribune d’un pas décidé. Il attend que le silence se fasse et débute son intervention en rappelant les terribles contraintes qui ont déclenché le basculement dans NSV. Il cite l’environnement défaillant, la rareté de l’eau, la pénurie de matières premières et le climat mortifère qui ont conduit à une réduction drastique de l’industrie, de l’agriculture intensive, des transports et du tourisme. Il rappelle que cette récession violente avait pu s’opérer sans trop de dégâts, parce que la finance et les places boursières avaient depuis longtemps avancé dans la virtualité des échanges. Il était clair que les flux financiers pouvaient aussi bien reposer sur des idées et des représentations que sur des produits tangibles et palpables. Les médias en accord avec les gouvernants avaient pris le parti d’encourager les univers virtuels alors en vogue, et notamment NSV qui, avec trois cents millions de recrues en deux ans, était apparu comme un moyen efficace d’apaiser les tensions sociales induites par les nouvelles conditions de vie. Des politiques volontaristes avaient été menées de concert dans tous les pays du monde pour offrir à tous un accès à la Toile et un Revenu minimum garanti (Rmg) dont le montant relativement faible était assorti de rations alimentaires équilibrées et d’objets de nécessité qu’il suffisait d’aller retirer dans les entrepôts de regroupement ouverts en grand nombre à cet effet. Le dépannage des écrans était gratuit, ainsi que les médicaments et les calmants fournis à la demande. C’était le service de survie dû aux citoyens du monde, les contenus variaient en fonction des régions, mais partout l’écran en était le fer de lance.
(…) Il entame le deuxième volet de son discours en évoquant la gestion des individus. La question est cruciale : à ce jour, ce sont 20 % d’actifs qui nourrissent et font vivre la planète, et l’objectif est de descendre à 15 %. Il rappelle la fameuse prédiction du forum de Davos qui, dès 1996, envisageait l’activité de 10 % de la population et se demandait comment distraire et occuper les 90 % de vivants inutiles. L’enjeu de NSV, rappelle Wu Li, est de laisser les ego librement s’exprimer, tout en apaisant le monde réel incapable de supporter leur démesure. Il commente rapidement l’échec des expériences marxistes qui toutes avaient négligé la tyrannie du besoin de reconnaissance et le goût fondamental pour la domination de l’autre. Il vante l’efficacité de NSV en la matière, mais concède qu’il y a de nombreux conflits locaux qui n’arrivent à aucune solution. Le fait de ramener les guerres à une question d’ego démesurés fait frémir une partie de l’auditoire, mais Wu Li continue à enfoncer cette idée. Pour les hauts fonctionnaires de la Société des Nations, les rencontres annuelles sont le moyen de faire passer les idées désagréables à entendre.
(…) Wu Li passe l’après-midi à vanter les mérites de NSV. C’est la forme idéale et aboutie, dit-il, du capitalisme ultra-libéral : on vend des produits virtuels qu’on n’a pas à fabriquer, qu’on n’a pas à maintenir, qu’on n’a pas à recycler ! Les services publics ont été réduits, le nombre des écoles et des universités a été divisé par mille, on se contente d’éduquer, la formation est l’apanage des 20 % de la population qui auront à faire vivre les autres, mais cela pose aussi des problèmes car la sélection marche mal. Ce point doit être examiné en atelier. Dans la longue liste des avantages, Wu Li évoque aussi le fait que la virtualité permet les combats pour le pouvoir et les luttes d’influences et d’images. Elle comble les besoins de possession, les quêtes de reconnaissance et de puissance, les désirs de paraître… Bref, tout ce qui nourrit les instincts et leurs déchaînements est canalisé avec finalement beaucoup de succès. Les individus peuvent s’affronter, les instincts se décharger, l’humaine condition se poursuivre, et rien n’empêche quelqu’un d’aller se confronter à la vraie vie. La liberté est totale, rien n’est interdit, mais tout est simplement impossible. La préservation du climat et la raréfaction des ressources, conclut Wu Li, ont amené les experts internationaux à évaluer à cinq cents millions le nombre d’humains pouvant vivre sur la planète suivant le modèle occidental du XXe siècle… La lutte pour être dans ces cinq cents millions de privilégiés, qui promettait d’être féroce, ne l’a pas été, et ce n’est pas le moindre succès de NSV ! Au contraire, au fil des années, on voit de plus en plus de personnes déserter la réalité pour rejoindre le confort douillet de la virtualité… C’est également sur le long terme une cause d’inquiétude.

Alain Monnier, Notre Seconde vie (Flammarion, 2007, p. 106-110)

Cela, c’est l’explication théorique, mais Notre seconde vie est surtout un roman drôle et troublant, où Alain Monnier délaisse Parpot pour faire s’entrecroiser dans le Second Life de demain les vies de toute une série de personnages, munis ou pas d’un avatar, mais tous attachants. À lire par exemple pour savoir ce qui se passe quand Œdipe couche avec Marylin Monroe, et ce que Jean-Patrick Capdevielle vient faire là.

Voir en ligne :
- le site d’Alain Monnier
- un entretien sur Notre seconde vie (Le Matin)
- et aussi le blog SLObserver : un billet où Alain Monnier raconte ses premiers pas dans SL

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