de grands livres de plomb
Posted on | juin 14, 2007 | Commentaires fermés
Pour moi, chaque livre recèle en lui comme une onde qui se soulève, qui forme une vague que je donne à voir lorsque j’en déploie les pages ou que je les mets en scène comme une suite infinie : le livre fait partie de la mer…
« Les bourreaux ont-ils gagné ? », entretien d’Anselm Kiefer avec Pascal Amel (Art Absolument, 2007, p. 10)
Parmi les œuvres d’Anselm Kiefer, me touchent particulièrement celles – nombreuses – qui contiennent des livres : de grands livres de plomb abandonnés parmi les gravats, ou serrés sur des étagères au milieu des éclats de verre, comme dans « Chute d’étoiles (Sternenfall) », celle des « maisons » qui donne son nom à la belle exposition qu’héberge actuellement la nef du Grand Palais dans le cadre de Monumenta. Ces livres trop grands, aux pages parfois réellement écrites mais scellées, ne peuvent être lus ; mais sont aussi présentes – sur les murs ou dans les tableaux – de nombreuses citations de livres lus : ici Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Céline, etc.
On peut voir ici des oeuvres d’Anselm Kiefer en ligne, et surtout (elle n’est pas en ligne) lire la belle monographie de Daniel Arasse, aux Éditions du Regard.
les pensées-étoiles-filantes
Posted on | juin 13, 2007 | Commentaires fermés
L’homme que je vois pour la dernière fois existe, à plusieurs reprises, il n’y a jamais eu que lui. Il s’agit pour l’écriture de le maintenir dans une espèce de réanimation où il oscille toujours entre la fatidique prochaine des dernières fois et plus jamais, de le faire imaginairement refluer jusqu’à l’estuaire de la Der des Der où, disparaissant, il livre le secret de ses apparitions. on le voit, visage au vent, passé au dehors de la vitre de la voiture, plonger dans la transparence de sa propre amnésie, comme dans une matière semi-liquide, car ce qu’il dissipe de lui à chaque tournant, il vous le lègue en pure mémoire quand c’est pour vous la dernière fois de vous en souvenir.
Le poème sur les pensées-étoiles-filantes, qui n’est pas un poème pour les fixer, mais seulement pour les laisser telles qu’elles somptueusement disparaissent, est inventé pendant que je te regarde, pendant que cette pensée (qu’il y a aurait des étoiles filantes de ce genre) se confond avec ton visage aussi infailliblement que leur évanouissement se résout bientôt dans le ciel. Cette pensée, que je m’attends toujours à perdre d’un moment à l’autre, je la fais tenir sur ton visage, comme une baguette en équilibre au bout de mon doigt, et crois même un court instant pouvoir la retrouver à seulement te revoir… Mais le poème sur les pensées-étoiles-filantes, qui ne retient rien que du somptueusement disparu, devient ce faisant un poème pour seulement te regarder. Je te regarde. Je ne sais plus de quel théorème je fais la mise au point sur ton visage. Ta blondeur est au centre physionomique de cela.
Les pensées-étoiles-filantes ont la plus belle qualité de vitesse qu’on puisse imaginer, tout simplement parce que ce n’est pas une vitesse qui se mesure dans le présent des heures ou des minutes, mais une vitesse qui se calcule à l’heure future. Ça ne veut pas dire que leur vitesse ne soit pas actuelle et leur passage réellement éprouvé dans le ciel du présent, ça veut dire qu’aussitôt passées, elles n’ont pas encore existé, voilà toute la différence, et d’ailleurs à l’œil nu, on ne s’en rend pas compte forcément.
Les pensées-étoiles-filantes ont pour les mêmes sortes de raison la plus belle façon de disparaître. En fait il est difficile de savoir quand elles disparaissent exactement, et puis d’ailleurs disparaître pour elles veut dire comme n’avoir pas encore existé, elles disparaissent en même temps que cesse leur vitesse. Je me dis que j’aimerais faire un livre de toutes ces pensées-là.
Cécile Mainardi, La blondeur (Les Petits matins, 2007, II)
Publié aux éditions Les petits matins, dans la collection « Les Grands soirs » , dirigée par Jérôme Mauche, La blondeur est un bel hommage – en forme de poème en prose envoûtant – à la blondeur d’un homme qu’on devine parti, comme les « pensées-étoiles-filantes ».
Cécile Mainardi est actuellement en résidence au cipM.
En ligne aussi notamment cet article d’Hortense Gauthier dans libr-critique
toujours la même histoire
Posted on | juin 10, 2007 | Commentaires fermés
dans Ouestern, Claire Guezengar met en scène – sans fausse pudeur mais avec beaucoup d’humour – des règlements de compte primaires : sur la page de gauche l’explosion des rancoeurs, rivalités et querelles familiales autour d’un héritage, et, en miroir sur la page de droite, le tournage d’un duel de western. Jusqu’au moment où tout se mélange et où Jo le Cow-boy s’écrie :
En fait, il s’en doutait depuis le début.
Chaque fois qu’il parlait du scénario à ses amis, systématiquement, à la fin, ils disaient c’est marrant, dans ma famille c’est pareil, il y a exactement la même histoire. Il répondait alors c’est vrai, c’est partout pareil, c’est triste, mais c’est toujours la même histoire dans toutes les familles. (p. 93)
Claire Guezengar, Ouestern (Leo Scheer, 2007, p. 93)
Claire Guezengar est née en 1972 à Lesneven.
Elle vit à Paris et enseigne à l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles.
ce qui est, est ; le reste, faut voir.
Posted on | juin 9, 2007 | Commentaires fermés
Un nouvel opus de Jean Baptiste Botul, La Métaphysique du mou, est disponible depuis peu aux éditions des Mille et une nuits qui avaient déjà publié ses trois autres indispensables essais. Quelques extraits, en commençant par l’exergue :
Le drame de la philosophie moderne, c’est l’allégeance à l’écrit, la tyrannie du livre, le culte de l’œuvre, la toute-puissance des greffiers de la pensée. L’œuvre d’un auteur est sa pyramide, son catafalque. Le philosophe moderne ressemble à un pharaon qui oublierait de régner à force de contempler son futur tombeau, le tombeau des livres.
Lettre à Lou Andreas-Salomé, 6 octobre 1930. (p. 17)Une représentation assez adéquate de la conscience pourrait, éventuellement, être : une sorte de balle vide, confectionnée en vannerie. Autrement dit, une sphère creuse, tissée en joncs flexibles mais résistants. Ou en osier. Me documenter sur l’art de la vannerie. En tout cas, l’idée, c’est que l’intérieur, lieu de la conscience, est séparé de l’extérieur (le monde) par un tissage assez fort pour que les phénomènes rebondissent sur cette enveloppe, mais d’une imparfaite étanchéité. Il n’y a que Kant pour rêver d’être étanche. Ou les stoïciens. Les autres prennent leur parti (et c’est bien) d’être, dans un sens, perméables, et dans l’autre, d’avoir des fuites. (p. 19)
Je ressens une urgence d’inventaire : recenser les objets mous, et les classer. Mais ce serait évidemment une perte de temps. Mieux vaut relire Kant et travailler au corps le concept. Et d’abord, dissocier flexible et mou. Flexibilité s’oppose à rigidité, il n’y a pas d’antonyme strict à dureté : mollesse est sémantiquement déporté. Donc, aujourd’hui, et après réflexion, je forge le concept de mouité. Une bonne chose de faite. (p. 25)
De toute façon, l’ontologie est une impasse. On la résumerait en une assertion : ce qui est, est ; le reste, faut voir. (p. 74)
Jean-Baptiste Botul, La Métaphysique du mou (Mille et une nuits, 2007)
Puisque c’est dans Wikipedia, je pense qu’on peut l’écrire : Jean-Baptiste Botul (1896-1947) est un magnifique canular de Frédéric Pagès. Outre ses concepts certes fantaisistes mais néanmoins pertinents, Botul a été l’amant de Marthe Richard, Marie Bonaparte, Lou Andreas-Salomé, Marguerite Duras et Simone de Beauvoir, il a inventé le concept de valise à roulettes et Jean-Paul Sartre lui a piqué ses idées. Il a sa notice dans le catalogue de la BnF et son Association des Amis, créée par le NoDuBo (Noyau dur botulien).
et le regard alors
Posted on | juin 8, 2007 | Commentaires fermés
En réalité, dans cette vie floue, elle était quand même bizarrement amarrée, et c’était par son métier. travailler, oui, c’était ça qui la retenait à quai, même si certains trouvaient ça vulgaire. Ils disaient il n’y a pas que le travail dans la vie, tu devrais chercher un autre homme, gai et disponible, tu verrais que le travail c’est un détail, un arrière-plan, que ça fond dès que l’important surgit. D’autres, souvent plus âgés, lui disaient le contraire, finalement, tu as raison, la seule chose tangible, c’est ce qu’on fait, tous les jours, peu à peu, le reste, les projets, les fantasmes, le désir, la foi, ce qu’on croit être vraiment au fond, tout ça s’évanouit à la fin, ce qui reste c’est ce qu’on fait. Ce qu’elle faisait : elle enseignait. Personne n’y croyait plus mais elle savait que ça n’avait pas d’importance. Bien sûr, elle n’était là que pour quelques-uns, peut-être même un seul étudiant, de temps en temps, mais étrangement, c’était assez. Évidemment, il y avait les visages paisibles de ceux qui croient l’avenir en route vers eux et ne doutent jamais que la douceur leur est acquise – et la tentation parfois de leur faire goûter l’amertume, juste une seconde -, mais ce qui comptait, c’était les regards inquiets, soucieux, de ceux qui savent au contraire que tout ce qui leur adviendra ne manquera pas de faire connaître le goût âcre et trop court qu’ils connaissent déjà si bien. Les yeux des étudiants fiévreux, beaucoup trop grands pour ce qu’il y avait à voir, et dans lesquels elle lisait les murs devant, c’était ce qui la tuait mais la tenait aussi. Droit dedans, ils y allaient et le savaient. Rien à espérer donc, mais quand même chez certains cette rage de simplement vouloir croire que dans cet en deçà finirait par surgir un présent, un instant glacé ou bouillant, un être tendre ou affamé, des horizons, qu’importe du moment que la peau le sent. En fait, rien ne venait, probablement rien ne viendrait, et vaille que vaille, mercenaires, ils continuaient. Alors elle aussi, mine de rien, faisant comme si c’était possible, comme si on pouvait devenir avocat, ou juge, ou n’importe quoi, sans les livres, sans écrire, sans rien, juste en le voulant, elle parlait, écoutait, s’agitait, en tentant de toujours se montrer dupe pour qu’eux-mêmes puissent le rester encore un peu, juste avant la gifle qui ne manquerait pas de tomber, sans l’ombre d’un témoin. Elle savait que c’était idiot, un mirage, mais le piège venait parfois d’un seul. Un seul suffisait pour que le mensonge devienne plausible. Ce gamin-là, c’était celui qui disait d’un coup j’ai vraiment envie d’y arriver, je vais tout faire pour, vous pouvez m’expliquer, j’ai pas compris, je vais faire des fiches. Et il disait aussi mais chez moi c’est petit, je vais aller à la bibliothèque municipale, surtout avec mes frères, c’est pas facile, et les parents qui croient que ça y est, j’y suis déjà un peu, quand même l’université. Vous pouvez m’aider ou pas. Vous serez là ou pas. Ou c’est déjà raté de toute façon. Vous croyez que je peux y arriver ou pas. Alors voilà, il disait ça, et à la fin, parfois, à force, le plus souvent sans elle en fait, il y arrivait, la moyenne qu’il faut, le passage, ouf, parfois sur le fil, comme ça, en jury, vous le remontez ou pas lui, oui, bien sûr, allez, mais il a eu des absences, oui, mais il travaille, il est sérieux, allez, on le monte à dix, c’est bon, et il passait, et elle espérait que ça irait, malgré les frères, et les parents, et l’appartement serré comme ça, et parfois le boulot absurde le soir et les samedis, pour clore le tout et sceller le paquet. Là, pour un temps, elle se disait, comme tant d’autres avant et avec elle, ça vaut le coup quand même, parfois il y en a un que tu aides un peu, ou deux, et juste ça, ça vaut le coup. La vérité livide, elle la voyait seulement quand il y en avait un qui y croyait vraiment parce qu’il venait de plus loin encore et qui n’y arrivait pas, la tête à l’envers, les fautes comme ça, énormes, et qui y croit, qui pense que non, les pentes habituelles, c’est pas pour lui, il est à l’université, ça va aller, et celui-là, comme ça ne va pas, on n’a pas le choix, on est obligé de lui dire, écoute, non, ça ne va pas aller, tu sais pour être avocat, il faut écrire bien, en tout cas un peu, le minimum, et toi là, avec ton écriture comme ça, tes fautes complètement folles, ça ne va pas pouvoir aller. Réfléchis, il n’y a pas un métier que tu aimes, même un peu, même pas beaucoup ? Et le regard alors, c’est à ça que chaque fois elle pense longtemps après, le regard quand d’un seul coup il comprend tout, qu’en fait si, les pentes, justement, c’est aussi pour lui et qu’il va devoir rejoindre ses frères après la traîtrise, dire bon, j’y ai cru et c’était idiot parce qu’évidemment ça ne pouvait pas marcher mais maintenant je sais qu’il y en a pour qui c’est possible et ceux-là il va falloir les haïr bien et longtemps pour que ça passe un peu, pour digérer et penser que ça va quand même.
Sophie Maurer, Asthmes (Seuil, 2007, p. 47-49)
en croisant le regard de quelqu'un
Posted on | juin 7, 2007 | Commentaires fermés
Asthmes (Seuil, 2007) de Sophie Maurer est un beau roman très visuel – pas visuel comme un film mais plutôt comme une série de clichés ou de tableaux : s’y succèdent dix personnages à bout de souffle, dont les solitudes se dévoilent en quelques pages, avec, en guise de transition, les brefs instants où leurs regards se croisent, par exemple :
Il fallait ne pas regarder cette enfant brune arrêtée en plein milieu du trottoir et se retenir de voir qu’elle avait l’air terrassée par sa propre fureur. Il fallait juste continuer de marcher.
Des temps après, pourtant, quand plus rien ne demeurerait de la ville honnie, ni de la fille quittée, ni des adieux époumonés, hormis le sentiment flou d’une perte sourde, il se souviendrait de cette seconde où ses yeux avaient croisé ceux de la petite fille. Sur l’instant, bien sûr, il ne comprit pas que ce regard lui fermait un monde et qu’à jamais il serait pour quelque chose dans ce qui enrageait l’enfant. Il sentit juste comme un coup. Plus tard, sur un banc en bas des tours, pour le raconter et se faire comprendre, il finirait par dire un peu tristement : un jour en Europe, je suis devenu adulte.
***
La petite fille le vit de loin et ne bougea plus. Il avait l’air de courir sans le vouloir, comme elle avait l’impression de le faire depuis toujours. Et puis il était trop grand, si grand qu’il pourrait l’emmener, au moins lui, il aurait la farce. Mais évidemment, il ne ralentir même pas. Pour le punir au moins un peu, avant qu’il ne la dépasse, elle le regarda juste en y mettant toute la colère dont elle avait encore le courage. Depuis onze ans qu’elle attendait, elle savait qu’il n’allait pas revenir vers elle et que ça ne viendrait peut-être jamais. La seule chose certaine, c’était le prochain coup. (p. 25-26)
ou :
Elle s’en rendait compte en découvrant son visage au détour d’une vitrine, dans un miroir rapidement croisé, une portière de voiture, elle voyait alors les traits froncés, tendus autour des veux, de la bouche, le visage tout entier concentré sur une question sourde mais sans rapport avec le monde autour ni avec aucun autre. Parfois, en passant comme ça devant un café, en croisant le regard de quelqu’un derrière la vitre, comme celui de la vieille qui l’observait maintenant, peut-être depuis un moment, peut-être même depuis qu’elle était apparue au bout de la rue, elle se rendait compte qu’elle devait simplement avoir l’air de ce qu’elle était, une naufragée véritable.
***
La jeune femme lui semblait aussi âgée qu’elle, et ce n’était pas peu dire. Elle les repérait au loin, les vieux d’avance. Ça lui donnait toujours envie de les secouer par les pieds, attends au moins, tu te traîneras bien assez tôt, crois-moi, mais elle savait qu’il fallait toujours se méfier avec les gens en ruine, parfois une simple pichenette pouvait faire s’effondrer des pans entiers, et elle ne voulait rien de tel. Elle détourna les yeux de la rue derrière la vitre et regarda ses mains sur la table, c’était sa manière à elle de se rapprocher encore un peu des affaiblis, quand elle fixait les veinules soulevant la peau en mille bourrelets bleuis, elle pensait chaque fois d’accord, je suis avec vous, nous fermentons, rien de plus. Quatre-vingt-un ans la veille, elle se le répétait depuis l’aube, abasourdie.
Devant un baby, que seuls certains serveurs savent encore apporter avant onze heures sans hausser les sourcils, elle pensait c’est suffisant, j’imagine, à dire désormais qui je suis.
A l’intérieur, elle constatait le règne de la charogne déjà, et de moments rongés n’ayant plus rien à dire à ceux qui pourraient écouter. Elle pouvait raconter bien sûr, mais les mots eux-mêmes semblaient jaunis et cornés. Tout ce quelle recueillait, c’est ce dont personne ne veut : de l’indulgence. Son impatience devant la mort, même ça, ils ne le prenaient pas au sérieux, allons maman. Leur Monde n’était plus le sien, tout simplement, mais ils ne voulaient pas le comprendre. Quand elle était beaucoup plus jeune, elle aussi avait pensé : mais enfin, la vie, même comme ça, c’est toujours ça de pris, non ? Non. (p. 84-86)
Sophie Maurer est née en 1976, elle vit à Paris et enseigne à Langues O’ et Science-po.
Trois autres billets pour compléter :
Second Flore – Strictement confidentiel – Chez Michel
je suis illisible
Posted on | juin 6, 2007 | Commentaires fermés
Drôle de compagnie
Je suis de ces écrivains qu’on dit difficiles, voire illisibles.
Ce n’est pas être en mauvaise compagnie.
Compagnie disparate, d’ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque (il préférait « être incompris plutôt que d’être approuvé ») que Tristan Tzara (qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »). Les uns ont cultivé un hermétisme savant (Scève, Mallarmé). D’autres ont chiffré narquoisement l’obscène (Rabelais, Rimbaud). D’autres encore ont fait de la surprise scandaleuse du « nouveau » une valeur en soi : punching-ball ducassien sur les Grandes-Têtes-Molles, plumes de plomb des futuristes, poétique au marteau des dadaïstes, imprécations à la Péret ou mirlitonades coprolaliques à la Cravan.
Je suis de ceux qui aiment ces auteurs que le monde culturel de leur temps (le nôtre, par exemple) considère comme gentiment délirants, drôlement macaroniques voire carrément incompréhensibles.
J’aime en somme ceux qui n’ont pas vraiment « réussi » – ou plutôt ceux dont la réussite se mesure d’une certaine manière à leur ratage anthume : ceux, bien sûr, qu’a ignorés la masse des lecteurs de leur temps ; mais aussi (ce sont souvent les mêmes) ceux qui n’ont pas réussi leur « œuvre », si l’on entend par œuvre cette sorte de totalité progressivement accomplie, homogénéisée et clôturée, dans laquelle l’histoire littéraire et l’hagiographie patrimoniale peuvent reconnaître la trace d’un destin comme toujours-déjà verni d’exemplarité.
J’aime par-dessus tout des œuvres qui ont fait œuvre de l’impossibilité de faire œuvre : la trace suspendue laissée par Lautréamont et par Rimbaud, la graphomanie inachevable d’Aimable Jayet, de Jules Doudin ou de Jeanne Tripier, l’espace lacunaire où semble finir par s’évaporer la poésie de Hölderlin et ce chantier désordonné, perpétuellement replâtré et définitivement non clos que sont des entreprises comme celles de Jarry, Cingria ou de Khlebnikov.
Je suis même de ceux qui inclinent à penser que c’est en ces auteurs-là que la littérature vit sa vie puisque c’est par eux qu’en elle-même éternellement elle se change. Je crois que la littérature, au plus essentiel, si essence d’elle il y a, c’est le trobar clus d’Arnaut Daniel ou de Raimbaut d’Orange, la virtuosité pince-sans-rire des Grands Rhétoriqueurs, les mondes renversés de Saint-Amant ou de Théophile, les scansions démantibulées de Corbière, les inscapes condensés d’Hopkins, la langue inouïe de Wolfson, les spéculations étymologiques de Biély ou de Brisset, les mécaniques ironiquement désaffectées de Roussel, les créations verbales de Villon, de Lewis Carroll, de Clément Pansaers ou de Michaux (aujourd’hui celles d’Oskar Pastior, de Patrick Beurard ou de Pierre Le Pillouër), les pictogrammes grinçants de Maurice Roche, le journal labyrinthique d’Arno Schmidt, l’énergie abstraite qu’impose la matière phonique redistribuée et traitée vocalement par Kurt Schwitters, Gherasim Luca ou Bernard Heidsieck.
C’est une bibliothèque.
Il en est de pire.
Je suis de ceux qui l’aiment plus qu’aucune autre.
Salut, les faciles !
(…) En fait, si je n’arrive pas à cesser d’aimer les difficiles c’est parce que les faciles, les accueillants, les consommables sur place, les collé au possible, les bien-humains, les clairs-sachants, les vites-poignants et les petits charmants, je les trouve généralement, au bout du compte, trop lisibles, trop évidemment lisibles : insipides et insignifiants. Je n’y entends pas résonner grand-chose du chaos d’angoisses, de désirs, d’expériences contradictoires, misérables et intenses à la fois, où va, tant bien que mal, comme toute vie, ma vie.
Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996, premier chapitre : « Je suis illisible »)
Le prix Louis Guilloux a été décerné à Christian Prigent pour Demain je meurs (POL, 2007). C’est l’occasion de le (re)lire et de le découvrir à partir les pages que lui consacrent :
- son éditeur POL
- Remue.net
- Sitaudis
- Libr-critique
- Le Terrier
et de lire, aussi, les archives de l’aventure de la revue TXT (1969-1993), avec de nombreux textes de Prigent.
ce que tu trouvas alors
Posted on | juin 4, 2007 | Commentaires fermés
Tu as pitié d’un hérisson dehors dans le froid et le mets dans un vieux carton à chapeaux avec une provision de vers. Tu places ensuite le carton avec le vermivore dedans dans une cage à lapins désaffectée dont tu cales la porte ouverte afin que la pauvre bête puisse aller et venir à son gré. Aller en quête de sa pâture et ayant mangé regagner la chaleur et la sécurité de son carton dans la cage. Voilà donc le hérisson dans le carton avec suffisamment de vers pour pouvoir voir venir. Un dernier coup d’œil pour t’assurer que tout est comme il faut avant de t’en aller chercher autre chose pour tuer le temps d’une lenteur mortelle déjà à cet âge tendre. La petite flamme allumée par cette bonne action est plus longue que d’habitude à faiblir et à pâlir. Tu t’enflammais volontiers à cette époque mais jamais longtemps. À peine la flamme allumée par quelque bonne action de ta part ou par quelque petit triomphe sur tes rivaux ou par un mot d’éloge de la bouche de tes parents ou de tes maîtres qu’elle se mettait à faiblir et à pâlir en te laissant en très peu de temps aussi frileux et sombre que devant. Même à cette époque. Mais pas ce jour-là. Ce fut pour conclure au passé par un après-midi d’automne que tu rencontras le hérisson et eus pitié de lui de la sorte et tu en ressentais encore les bienfaits venue l’heure de te coucher. Et à genoux sur la descente de lit tu ajoutas le hérisson à la liste des êtres chers que tous les soirs il fallait recommander à Dieu. Et te tournant et te retournant dans la chaleur des draps en attendant le sommeil tu éprouvais encore un petit chaud au cœur en pensant à la chance qu’avait eue ce hérisson-là de croiser ton chemin comme il l’avait fait. En l’occurrence un sentier de terre bordé de buis flétri. Comme tu te tenais là en t’interrogeant sur la meilleure façon de tuer le temps jusqu’à l’heure du coucher il fendit l’une des bordures et filait tout droit vers l’autre lorsque tu entras dans sa vie. Or le lendemain matin non seulement la petite flamme s’était éteinte mais un grand malaise avait pris sa place. L’obscur sentiment que tout n’était peut-être pas comme il fallait. Et que plutôt que d’avoir fait ce que tu avais fait tu aurais peut-être mieux fait de laisser faire la nature et le hérisson aller son chemin. Il s’écoula des journées entières sinon des semaines avant que tu eusses le courage de retourner à la cage. Tu n’as jamais oublié ce que tu trouvas alors. Tu es sur le dos dans le noir et n’as jamais oublié ce que tu trouvas alors. Cette bouillie. Cette infection.
Samuel Beckett, Compagnie (Minuit, 1985, p. 38-41)
aussi beaux qu'ils sont
Posted on | juin 3, 2007 | Commentaires fermés
« Je voudrais bien ne pas peindre de monstres et pourtant, de l’avis général, c’est à cela que mes tableaux aboutissent. Si je rends les gens laids, ce n’est pas exprès : j’aimerais les montrer aussi beaux qu’ils le sont. », c’est l’exergue, signée Francis Bacon, de La collecte des monstres. Dans ces courtes nouvelles très noires, Emmanuelle Urien évoque avec tendresse et horreur des personnages qui souvent tuent ou se tuent et qui pourtant nous ressemblent : ils sont simplement enfermés dans une trajectoire obligée, une ligne de fuite tracée d’avance ; comme le rappelle la sinistre « Ligne de fuite » (p. 133-142) d’une femme qui a assassiné mari et enfants lorsque ses yeux se sont ouverts sur le monde, les lignes de fuites doivent être plurielles !
Quand j’ai quitté Sophie, nous avions tous les deux vingt ans, et nous étions faits l’un pour l’autre. Une alliance neuve au doigt, nous projetions d’être heureux ensemble. Cet idéal ordinaire ne laissait pas plus de place au doute qu’à l’imagination. C’était le temps de la douceur et de l’inconscience. Nos voix étaient posées, jamais je ne haussais le ton, et Sophie murmurait du vent dans mes oreilles. De là où je suis maintenant, je n’entends plus rien de ce que nous nous disions, comme si c’était sans importance, ou que rien ne s’était dit. Il me semble désormais que nous étions aussi muets qu’au cinéma, et moins réels encore. Quand je repense à nous, je vois deux grosses poupées molles et souriantes qui se tiennent par la main, se fixant avec la même expression imbécile, ignorantes du monde alors que c’est lui qui les tient, qui à son gré les lie ou les sépare, les déchire et les éventre. J’imagine soudain Sophie grande ouverte, un sourire peint sur le visage et la laine en bouchon qui s’échappe de ses entrailles inertes.
Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 27-28)
Personne n’a cru à mon innocence. Même ma mère, qui jusque-là n’avait jamais rien eu à me reprocher, s’est crue obligée d’adhérer à cet amalgame : dans les cités, les jeunes sont tous des délinquants. Il n’y avait pas de raison, après tout, que son grand fils, si brillant par ailleurs, échappe à cette règle poisseuse. Mon frère avait douze ans, il trouvait trop cool l’idée que son frangin fasse de la taule, ça manquait dans la famille, pour un peu on nous aurait regardés de travers, c’est pas beau de faire mentir les statistiques. Avoir un frère à l’ombre, ça le faisait rêver, ce con, alors il n’a pas cherché à me défendre. Mon avocat lui-même, au lieu de m’écouter, mitonnait dans son coin une plaidoirie à base d’excuses, arguant qu’une contrition affichée était le meilleur moyen de diminuer ma peine. Sur ce point, il n’avait pas tort, en effet. Sauf que j’étais innocent, et que dans mon dossier ils ont écrit coupable.
(…) La bombe a explosé à vingt-trois heures précises ce dimanche-là. Adieu racaille, cette fois je méritais ce mot inscrit sur mon dossier et dans l’esprit de tous. L’engin dissimulé sous le toboggan a tué sur le coup les dealers, leurs clients, mon petit frère, qui n’aurait jamais dû être là, et moi aussi, bien sûr ; parce que maintenant, je suis comme eux : coupable.
Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 58-59 et 61)
Emmanuelle Urien est née en 1970 à Angers.
Elle a publié en 2006 deux autres recueils de nouvelles :
Court, noir, sans sucre (L’être minuscule, 2005)
Toute humanité mise à part (Quadrature, 2006)
Son site nous raconte avec humour sa vie et nous présente son œuvre (quelques nouvelles à lire en ligne).
On peut aussi lire en ligne cet entretien (avril 2006) et celui-là (2007).
parler n'est pas anodin
Posted on | juin 2, 2007 | Commentaires fermés
Dans sa belle « Posface » (excellente initiative que d’en doter chacun des livres de la collection Déplacements !), Béatrice Rilos fait des phrases, pour expliquer, par exemple, qu’elle « n’est pas exotique », en dépit de ses origines martiniquaises, et surtout que « parler n’est pas anodin » :
Les mots ne me viennent pas à la bouche dans une joyeuse file indienne, n’attendent pas gentiment leur tour d’être servis sur un plateau à autrui. Souvent je me tais. II m’arrive de ne faire que cela. Ce n’est ni de la lassitude, ni de la timidité : je n’ai rien à dire, j’écoute. Ce que j’entends alors : respiration traînante, battements irréguliers, articulations grinçantes, passages d’air, tintements, pépiements. J’entends ce que me dit autrui. Son silence s’écoute aussi. Parfois, je parle trop pour dissimuler ou jouer mon intéressante. La parole me manipule. Il me faut lui rendre la pareille. (…)
Un jour, j’ai décidé de mettre par écrit ces voix que j’entendais brailler par cette autre bouche que j’ai dans la tête. Aucune parlotte ; des choses qui nécessitaient d’être dites. Depuis, je suis tant bien que mal leur flot. Au fur et à mesure j’ai appris à nager entre les courants, contre le courant. Je me laisse aussi charmer, bercer par le doux chant de mes voix cela devient alors trop facile. Allonger mon texte jusqu’à ne plus avoir pied, perdre pied. La littérature n’est d’aucun repos.
Puisque cela parle en moi par saccades, en cascades, ce sont les points et les points de suspension qui se sont imposés. Ce qui se dit vraiment, ce qui meurt de I’être mais uniquement se pense, toutes leurs phases intermédiaires se bousculent dans une cohue monstrueuse. Des marionnettes agressives, passives s’agitent, se muent en une horde de pronoms personnels. Je n’ai pas la mémoire des noms.
Chaque texte est Iu à haute voix autant de fois que nécessaire : un mauvais moment à passer mais obligatoire. Mettre ces mots dans ma bouche, les expulser au-dehors, cela m’écorche les lèvres. Une épreuve. Ma voix s’éraille, s’efface. Le Diable à mes trousses, je lis vite, incapable de faire autrement. Mon souffle est court. C’est sur lui que je régie mes phrases, leur débit. Il me fallait trouver quelqu’un pour les parler et ce correctement : un lecteur, une lectrice ?
Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, Postface, p. 152-155)