que notre invisible s'accroche
Posted on | juillet 9, 2007 | Commentaires fermés
On laisse derrière soi l’événement muet. On laisse derrière soi l’événement, on le pose, on tourne, travaille, sombre, voyage. On laisse derrière soi tout ce qui eut lieu de l’homme ou de l’histoire qui révéla l’énigme précédant tout et soi. On n’a pas d’émoi. L’indifférence bâille, au début, dès le début, et finit, après le désastre, n’importe lequel, après, par nous donner raison. Il reste une question, une maille détricotée, un invisible comme les petites bêtes que l’on possède dans les nuits et cela a forme d’enfant entre deux arbres au jardin, dans le cadre net d’une fenêtre. Il est important et insensé que notre invisible s’accroche dans le jardin, soit nu, vu, pour un instant.
Les nuages sont épais et coupés des fils noirs du téléphone et des toits. Les roses trémières font une frise au balcon juste sous le premier toit. Une tourterelle au collier noir se perche sur l’antenne de télévision, se perd un instant et recommence.
La forme d’enfant a beau nager, ombre et saisie de ce qui est secret, au-dessus de deux qui ont une histoire, elle réclame pourtant réponse, n’étant bien sûr ombre qu’ici. La forme n’est pas forme simplement. Elle croît bien sans moi et sans ce que nous fîmes d’elle, de nous, de deux, des idées, des effrois. Aller chercher mon fils à l’école. Je punaise sur le mur ses dessins au fusain. Un rouge-gorge ploie le col par mouvements saccadés. Cela fait exactement dix minutes qu’il est posé sur la cheminée bien au-dessus du balcon aux roses trémières. Il y reste. À l’aurore, les couleurs ou reliefs se superposent, une lumière, lustre blanc, gonfle ou tend le nuage. Je regarde par le rectangle gris de la fenêtre. Des postillons noirs se précipitent, traversent. Par groupes de deux. Et cela est surprenant quand le groupe est grossi. Ce sont les martinets qui courent en volant, trois secondes de martinets par la fenêtre, groupés et surprenants.
Marie Cosnay, Déplacements (Laurence Teper, 2007, p. 77-78)
Marie Cosnay est née à Bayonne en 1965
Professeur de lettres classiques et traductrice de textes antiques, elle a déjà publié :
Que s’est-il passé (Cheyne, 2003)
Adèle, la scène perdue (Cheyne, 2005)
Villa Chagrin (Verdier, 2006)
On peut aussi lire dans remue.net « La langue maternelle » et « En outre ».
né libre-penseur
Posted on | juillet 7, 2007 | Commentaires fermés
Lorsqu’il fut descendu sur le quai du métro, Petit Plug perdu au milieu d’une forêt de jambes d’hommes et de femmes qu’il ne pouvait ne point identifier à M. Hébrant (car ils devaient tout comme lui croire que la Terre tourne), sa décision était arrêtée. Il ne pouvait demeurer parmi les conformistes. Il était façonné tout autrement, lui, Petit Plug. Il était né libre-penseur. Il croyait en Dieu, mais à sa façon. Et sans les condamner il ne prenait point les vérités données pour argent comptant. Il possédait un esprit critique par trop développé pour se contenter de vivre comme tout le monde. Et c’était contre lui qu’il exerçait ce don reçu des fées ; contre lui et ses maîtres, contre l’enseignement qu’il recevait d’eux. Cela était tout un. Il était bien plus aventureux de rétorquer ses dons contre soi-même à travers les personnes qui nous nourrissent que contre les gens dont on ne dépend point. Il y fallait quelque courage. Le monde était peuplé de gens comme M. Hébrant, d’honnêtes gens qui croyaient fort à ce qu’on leur avait inculqué. Il savait d’instinct qu’il ne rencontrerait que des M. Hébrant où qu’il aille et de pires que lui peut-être bien. Il se trouvait dans la situation d’un homme qui adore le mouvement et ne rencontre que des gens satisfaits d’eux-mêmes exprimant leur suffisance, tout vulgairement, tout bruyamment, en demeurant sur place. C’était le lot des gens de la tribu. Il n’était point, Plug, un homme de la tribu. Mais il n’y avait point d’autres endroits au monde où il pût se poser. Les gens de sa sorte y sont toujours tenus pour des sauvages, des exceptions. Petit Plug ne voulait point être une exception. On commence par être une exception et l’on finit par devenir une bête curieuse aux yeux des bas-de-plafond. Cela n’était point vivre dans la dignité. Aussi, quand il entendit que l’on annonçait l’arrivée de la rame de métro, Petit Plug qui s’était déplacé vers le bout du quai respira profondément et sauta du quai au milieu des rails. (p. 67-68)
Marcel Detiège, Le petit Plug est mort (La Table ronde, 2007, p. 67-68)
L’histoire drôle, édifiante et tragique de Plug, surdoué de dix ans qui s’exprime comme un auteur classique et n’entend pas accepter que son professeur lui dénie le droit d’exercer son esprit critique et sa liberté de pensée.
Marcel Detiège est né le 11 mars 1941 à Beauraing en Belgique.
il est Greffier honoraire des tribunaux belges, et a déjà publié de nombreux essais et des poèmes.
une si douce apocalypse
Posted on | juillet 5, 2007 | Commentaires fermés
Le projet Cassandre doit beaucoup à plusieurs penseurs de la fin du siècle dernier oubliés de tous. Ceux-ci formulèrent, avec un sens prophétique remarquable, mais de manière fragmentaire, des hypothèses qui rejoignent nos propositions actuelles.
Qu’il s’agisse de Guy Debord, de Jean Baudrillard, de Baudoin de Bodinat, ou de Philippe Muray, tous décrivent la disparition de la réalité, sa falsification systématique dont notre système a besoin pour soumettre l’humanité aux nouvelles conditions de vie après le monde ancien.
Leur description valait dénonciation, ce qui implique que leur littérature n’est aujourd’hui plus lisible.Traçons rapidement les principaux axes selon lesquels doit être menée la transformation de l’homme.
Celle-ci étant définie non comme une surhumanité, comme l’ont cru certains songe-creux néo-positivistes, mais bien comme une infra-humanité, seule à même de consentir au régime d’horreur…Jérôme Leroy, Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruines (Mille et une nuits, 2007, p. 131)
Sous ce beau titre, Jérôme Leroy propose de courtes nouvelles d’anticipation très noires qui évoquent un monde déglingué d’une inquiétante familiarité, notamment chaque fois que revient le leitmotiv « depuis les élections de 2007 » (par exemple « depuis les élections de 2007, il fallait être glamour, gagneur, optimiste », p. 32), et qui sont introduites par une exergue au diapason :
Je sais seulement que si vous avez quelque chose qui vous tient tant soit peu à cœur, autant en faire votre deuil dès maintenant parce que tout ce que vous avez connu se disloque, s’effondre et finira en gadoue dans le crépitement ininterrompu des mitrailleuses.
George Orwell, Un peu d’air frais
Né en 1964, Jérôme Leroy est notamment l’auteur de :
Le Déclenchement muet des opérations cannibales (Équateurs, 2006)
Rêves de cristal (Mille et une nuits, 2006).
Le cadavre du jeune homme dans les fleurs rouges (Le Rocher, 2005)
Big Sister (Mille et une nuits, 2004)
Bref Rapport sur une très fugitive beauté (Les Belles lettres, 2002)
Une si douce apocalypse (Les Belles Lettres, 1999)
(on s'est perdus.)
Posted on | juillet 4, 2007 | Commentaires fermés
Des lignes chevauchées par des mots.
Des signes simples. Des codes. Des
figurines. Des simulacres de corps. Des
cercles. Des boussoles. Des points
cardinaux. Des flèches. Des couleurs.
Des doigts tendus. des épaisseurs. Des
flaques.La carte est vide. Pastilles rondes et
légende : un endroit où vous n’irez pas.Au zoo, illisible.
Le lieu et la langue, illisibles.
(…)
Les mots-dessins.
La langue dans les cartes cachée.
Sereine Berlottier, Chao Praya (Apogée, 2007, p. 37-38)
Ce journal d’un voyage dans la langue davantage que sur les cartes (pleines de vide) où dans le réel (incertain) se termine par une (belle) parenthèse qui contient les mots : « (On s’est perdus.) » (p. 59).
Sereine Berlottier est née en 1971.
Elle a publié également Nu précipité dans le vide (Fayard, 2006)
Elle est membre du comité de rédaction de remue.net.
On peut lire en ligne :
- un autre extrait dans Poezibao
et, dans remue.net :
- un article de Jean-Marie Barnaud
- une page sur Nu précipité dans le vide
- et d’autres textes : « en marchant », « On dort », « Revoir » et « Mezza voce ».
le bonheur de ce monde
Posted on | juillet 2, 2007 | Commentaires fermés
Découvert par ricochet dans une des œuvres de Daniel Spoerri, une composition intitulée également « Le bonheur de ce monde » (1960-1971), en forme d’horrible maison de poupée remplie de pièges à rats, parmi lesquels est affiché ce poème, un sonnet de Christophe Plantin (1514-1589), surtout connu comme imprimeur et typographe :
Le bonheur de ce monde
Avoir une maison commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d’espaliers odorans,
Des fruits, d’excellent vin, peu de train, peu d’enfans,
Posséder seul sans bruit une femme fidèle,
N’avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle,
Ni de partage à faire avecque ses parens,
Se contenter de peu, n’espérer rien des Grands,
Régler tous ses desseins sur un juste modèle,
Vivre avecque franchise et sans ambition,
S’adonner sans scrupule à la dévotion,
Dompter ses passions, les rendre obéissantes,
Conserver l’esprit libre, et le jugement fort,
Dire son chapelet en cultivant ses entes,
C’est attendre chez soi bien doucement la mort.
… conclusion dont je me dis que la signification au XVIe siècle était probablement (mais peut-être me trompé-je ?) positive, alors qu’elle est aujourd’hui (en nos temps de réalisation de soi) désespérante.
illustré par « ça crève les yeux que ça crève les yeux » (1966) de Daniel Spoerri
comme un pompéi mental
Posted on | juillet 1, 2007 | Commentaires fermés
Rien de plus significatif (…) que les tableaux-pièges de Spoerri : ces objets collés, tels qu’il les trouve un matin sur une étagère – ce Petit Déjeuner pétrifié, comme d’un Pompéi mental – une fois dressés verticalement sur le mur, donnent le vertige.
Il suffit d’un changement de point de vue pour transformer les objets de la vie quotidienne en symboles de mort et de fixité.Alain Jouffroy, « Pour une révolution du regard », mai-décembre 1960 (Repris dans Une révolution du regard. À propos de quelques peintres et sculpteurs contemporains. Recueil de textes de 1953 à 1964, Gallimard, 1964)
De même, je ne connaissais Daniel Spoerri que très vaguement avant ma visite de l’exposition sur Le Nouveau réalisme, et ses « tableaux-pièges » m’ont fait une très forte impression, qu’Alain Jouffroy décrit fort bien dans ces quelques lignes, auxquelles je ne vois rien à ajouter.
un désir de tout détruire
Posted on | juin 30, 2007 | Commentaires fermés
J’ai aussi dans cette exposition découvert les premières œuvres de Niki de Saint Phalle, dont je connaissais essentiellement, comme beaucoup de monde je pense, les « Nanas » colorées ludiques et un peu galvaudées.
Les « Tirs », où des poches de peinture rouge sont éclatées au fusil pour ensanglanter des collages de plâtre et objets divers, sont un moyen pour la jeune artiste d’extérioriser et d’exorciser une violence subie : sont présentés ici « Old Master (petit tir) » (1961), « Hommage to Bob Rauschenberg (Shot by Rauschenberg) » (1961) et surtout « La Mort du patriarche » (1962-72) accompagné du film « Daddy » (1972) – très clair sur ce(lui) qu’il s’agit ici d’exécuter à la peinture rouge.
Il existe dans le cœur humain un désir de tout détruire. Détruire c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout.
Niki de Saint Phalle (Mon Secret, La Différence, 1994)
::: le site du Jardin des tarots
::: un dossier pédagogique sur le Nouveau réalisme
::: une visite plus complète que la mienne (et avec des photos) de l’exposition.
l'art est insensé
Posted on | juin 29, 2007 | Commentaires fermés
L’art est total, car il peut être « fait » aussi bien de pierre et d’huile, de bois et de fer, d’air et d’énergie, de gouache, de toiles et de situations, d’imaginaire et d’obstination, d’ennui, de bouffonnerie, de colère, d’intelligence, de colle et de fil de fer ou d’opposition.
Jean Tinguely (cité dans l‘Art Vivant, n°7, janvier 1970)
J’ai toujours éprouvé beaucoup d’intérêt et de tendresse mêlée pour les machines de Jean Tinguely, dont plusieurs sont présentées dans l’exposition consacrée au Grand Palais au Nouveau réalisme (si elle vous tente, ne traînez pas, elle se termine lundi 2 juillet) : de la conceptuelle « Machine à dessiner (Métamatic 1) » (1959) à l’énorme et bruyante machine suicidaire qui s’autodétruit tragiquement pendant trente minutes dans « Hommage à New York : Études pour une fin du monde I et II » (Jardins du MoMA, New York, 1960), en passant par mes préférées, les frêles et délicates « Baloubas » (1962) à plumes et à fleurs.
Autre citation de Tinguely, citée dans Le Nouveau réalisme (Beaux Arts, hors série, avril 2007) :
« L’art est insensé et – comme tout – non dépourvu de sens »
Le site du Musée Tinguely à Bâle
ce dont tremble un enfant
Posted on | juin 28, 2007 | Commentaires fermés
Si par hasard vous croisez, n’importe où dans le monde – à l’aéroport de Chicago par exemple, les flics y sont très gentils avec les enfants, ils leur donnent toujours des badges amusants -, une petite fille vêtue de noir coiffée d’un béret, un attaché-case à ses pieds, et qui lit avec intensité, en suçant son pouce ou en buvant du jus de tomate avec une paille, le Traité du désespoir de Kierkegaard, il y a pas mal de chances pour que ce soit Unica.
Et si elle vous regarde droit dans les yeux, en murmurant : Ce dont tremble un enfant, pour l’adulte n’est rien. L’enfant ne sait ce qu’est l’horrible, l’homme le sait, et il en tremble. Le défaut de l’enfance, c’est d’abord de ne pas connaître l’horrible, et en second lieu, suite à son ignorance, de trembler de ce qui n’est pas à craindre.
Éloignez-vous au plus vite…Elise Fontenaille, Unica (Stock, 2007, p. 11)
Ce court roman, qui est à la fois (et donc n’est pas vraiment) un thriller d’anticipation, une fable sur les tabous de notre époque et une histoire d’amour impossible entre Herb, ancien hacker qui traque les pédophiles sur internet, et Unica, la petite fille aux cheveux blancs qui ne peut pas vieillir, exerce une étrange séduction.
Née à Nancy, en 1960, Élise Fontenaille est l’auteur de cinq autres romans :
La gommeuse (Grasset, 1997)
Le Palais de la femme (Grasset, 1999)
Demain les filles on va tuer papa (Grasset, 2001)
L’enfant rouge (Grasset, 2002)
Brûlements (Grasset, 2005)
je n’aime pas ce qui m’enserre
Posted on | juin 27, 2007 | Commentaires fermés
Je voudrais trouver quelque chose d’original qui ne soit pas le contraire d’une banalité.
2 août 1920, p. 67Avoir un système borne son horizon ; n’en avoir pas est impossible. Le mieux est d’en posséder plusieurs.
10 septembre 1920, p. 68On ne se fait (presque) jamais entièrement comprendre et l’on ne comprend (presque) jamais entièrement un autre esprit. La discussion est donc (presque) toujours inutile.
On n’a jamais raison sur une question d’ordre philosophique ; une discussion n’aboutit jamais. À tout raisonnement on peut opposer un raisonnement contraire de valeur égale. (Ceci n’entraîne pas forcément, je crois, une conclusion sceptique.)
vers le 6 décembre 1922, p. 111Je n’aime pas ce qui m’enserre.
16 août 1939, p. 367Raymond Queneau, Journaux, 1914-1965 (Gallimard, 1996)
Ces quelques notes de Raymond Queneau pour saluer la création d’un beau site consacré au Fonds Queneau de la Bibliothèque universitaire de Dijon. Il s’agit de l’ancien fonds du CIDRE (Centre International de Documentation de Recherche et d’Édition Raymond Queneau) : manuscrits, dactylographies, articles et notes préparatoires ; beaucoup, malheureusement, ne sont pas (encore) consultables, pour des raisons juridiques ou parce qu’ils sont en cours de numérisation.
Rappelons qu’existait depuis longtemps déjà un site sur Raymond Queneau, complémentaire, créé par Suzanne Bagoly, responsable du CDRQ (Centre de Documentation Raymond Queneau) de Verviers, en Belgique.
« go back — keep looking »